• Aucun résultat trouvé

L’agathologie du silence: pensées et réflexions

Chapitre I : La perception de la réalité du bruit

I.3. L’agathologie du silence: pensées et réflexions

Il est clair que ce n’est pas dans la clameur et le brouhaha que l’on peut espérer réfléchir ou se pencher sérieusement sur des questions essentielles. C’est à bon droit que nous abordons ce point dans Night School. Affirmons que le refus de se mélanger avec les autres peut conduire à l’introspection ou à la réflexion :

Walter: What do you like? Sally: Lying here… by myself. Walter: Doing what?

Sally: Thinking84.

Quoique Sally ait d’autres priorités derrière la tête, nous ne pouvons nous empêcher de saluer son initiative qui nous rappelle que nous devons nous décider, de temps en temps, de nous retirer pour considérer certains sujets. Tout comme Sally, Casey décide également de mettre en application ce projet dans Betrayal. Par rapport au besoin du silence et du calme, dans cette pièce, arrêtons-nous sur l’histoire de l'écrivain qui a provisoirement quitté femme et enfants pour se consacrer exclusivement à biographie d’un autre homme solitaire. Ainsi, pour bien comprendre la vie du protagoniste de son prochain roman, Casey trouve normal et objectif de se mettre dans les mêmes conditions que le personnage pour pouvoir écrire quelque chose de fiable et proche de la réalité. Son choix ne convainc pas son entourage qui ne peut s’empêcher d’en pérorer :

Jerry: He’s left Susannah. He’s living alone round the corner. Emma: Oh.

Robert: Writing a novel about a man who leaves his wife and three children [...]85.

Encore verra-t-on qu’un grand intérêt pour l’acquisition du savoir et de la science nous fait penser que pour nous en imprégner, il est nécessaire de fuir tout ce qui pourrait être rédhibitoire à ces initiatives. Voilà pourquoi dans Moonlight, Bridget entreprend ce projet tant cher au dramaturge : « I do want to be all on my own. I want to read this book86. » En affichant clairement ses intentions et ses

ambitions, Bridget entend trouver les voies et moyens pour réaliser son ambition qui

84 Night School, Plays 2, p. 210-211. 85 Betrayal, Plays 4, p. 53.

est de devenir physiothérapeute. Ainsi donc, sur la question du silence, elle n’est pas prête à faire des concessions. Dans son inflexibilité, elle exige de son entourage soit de garder le calme, soit de la laisser toute seule pour pouvoir bien se concentrer sur ses cours et exercices : « Oh For God’s sake take him with you to Amersham or

don’t take him with you to Amersham or shut up. Both of you87 ! » Ce qui explique

l’attitude de Bridget, et ce qui pousse Casey, dans Betrayal, à fuir le bruit pour meilleure inspiration afin de produire un prochain roman de qualité, comme il a eu à en écrire jusque-là. En décidant de se mettre en retrait de sa famille et de ses amis, ce romancier entend faire publier des textes qui se vendent avec succès, comme le révèle le dialogue entre Robert et Jerry :

Robert: Oh his books. His art. Yes, his art does seem to be falling away, doesn’t it? Jerry: Still sells.

Robert: Oh sells very well. Sells very well indeed. Very good for us. For you and me. Jerry: Yes88.

De nouveau, tel que le laisse entendre également Andy dans Moonlight, le silence n’est jamais une absence de paroles. Se taire, comme il le note souvent chez son ami, Ralph, pourrait s’expliquer par la tendance à réfléchir : « He said little but

he was always thinking89. » Prenant appui sur les moments de réflexions profondes,

l’on peut dire que l’introspection est une modalité du silence, d’autant plus le sujet se coupe de tout contact intersubjectif pour un retour sur soi. Au fait, « se taire signifie aussi s’écouter soi-même, s’auto-communiquer. Le silence favorise donc le repli sur soi, la réflexion et l’intériorisation du dit à haute voix90 ». Le silence permet

à l’être de faire un retour sur lui-même, de s’interroger, de descendre au plus profond de lui, d’interroger les profondeurs de ce qui fonde sa dimension ontologique et spirituelle. Le silence en soi n’est jamais un néant, il n’est jamais total aussi longtemps que durera une vie. Le silence spirituel ou celui de l'esprit : c'est le silence intérieur et profond de l'être. Il ne peut être vécu que quand lui sont épargnées toutes les interrogations pouvant secouer le cœur et l'esprit et qui se traduisent par des lamentations. C’est dire que cette paix, ce calme intérieur ne s'acquièrent que quand

87 Ibid., p. 347.

88 Betrayal, Plays 4, p. 35-36. 89 Moonlight, Plays 4, p. 350.

l'inquiétude disparaît ; ce qui, au demeurant, affecte le corps. L'on peut soupçonner qu'un esprit est apaisé quand on ne voit aucun signe de trouble à travers le corps. Ce silence serait ainsi loin de toute pensée incessante et inquisitrice. Le silence peut être observé, parce que l'individu n'est pas autorisé à user des mots du langage.

De plus, il est intéressant de noter que le silence peut être dicté par une stratégie discursive, mais aussi par l'échec de parvenir à une mise en mots de certaines réalités. Pendant que le croyant décide de se taire pour ne pas profaner, blasphémer, l'iconoclaste, lui, se tait pour créer des effets littéraires. Le silence de celui-ci est alors ce qui se refuse volontairement d’être nommé ou dit avec les mots.

Encore faut-il préciser qu’au cas où les organes auditifs ne seraient pas aptes à nous permettre de percevoir le bruit ou autre élément sonore, nous pouvons nous tourner vers les organes visuels. Ce que l’ouïe ne peut nous donner comme informations peut être perçu par la vue : « Le silence est le néant d’une seule catégorie de sensations dans la plénitude de toutes les autres, mais encore ce silence

lui-même n’est jamais complet91. » Là aussi, ce qui se note, c’est que même dans le

silence, il y a une circulation permanente de mots ; il n’est jamais un vide. Le silence est cet instant pendant lequel un locuteur potentiel élabore des discours dont certains verront le jour et d’autres seront tus à jamais. Aucun discours ne pourrait être prononcé si, au préalable, il n’y a pas eu un silence, et aucune parole ne peut être comprise si elle n’est pas accompagnée d’un double silence : à savoir les pauses pendant son énonciation et l’écoute du destinataire. (« Se taire, c’est encore parler.

Le silence est impossible. C’est pourquoi nous le désirons92 . ») Tant qu’il y aura un

langage, il sera impossible de parler d’un silence total. Nous l’avons vu, même au moment où on n’entend aucun mot de la part d’un locuteur potentiel, des discours se conçoivent et s’accumulent en lui. Or, le silence ne devient total que quand l’arrêt définitif du langage coïncide avec la fin de l’existence dudit locuteur. Il est clair que seule la mort signe l’effacement total du langage et l’avènement d’un silence complet. Cependant, la réalité silencieuse dont parle Blanchot ne pourrait jamais être interchangeable avec le mutisme qui, lui, montre qu’il n’y a aucun lien entre le verbal et le silence. Il s’agit plutôt d’un silence précédant les mots ou qui se trouve dans les mots, par les mots, entre les mots ou à la suite de ces mots : ce silence est

91 Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, Paris, Seuil, 1983, p. 171. 92 Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 23.

toujours là. Autrement dit, « le vrai silence n’est un vrai silence que s’il garde ses liens avec la parole. Pour qu’il y ait du silence et non pas du mutisme, il faut que la

parole le dise, il faut qu’il soit enclos dans les mots93 ». Encore conviendrait-il de

souligner qu’à partir du moment où l’écoute est plurielle dans n’importe quelle assemblée de personnes, il y aura autant de silences que d’individus qui tendent l’oreille au même orateur. Le discours de celui-ci ne peut en aucun cas bénéficier

d’une écoute collective, car « personne ne peut entendre pour moi ni par moi94 ».

Très clairement ce fragment montre que les individus présents sur les lieux n’ont pas tous le même degré de compréhension de ce qui se dit. Chaque individu entend ce qui se dit individuellement, c’est la présence des entendants indépendants et entre eux, il y aura autant de silences que de compréhensions différentes. Ajoutons, par ailleurs, qu’éviter tout contact verbal par le refus ou le rejet de ce qui se dit signifie le retour des mots dans le silence d’où ils sourdent toujours. Se crée ainsi un silence dès lors qu’un interlocuteur potentiel refuse de prêter une oreille attentive au discours en cours. Nous sommes donc fondés à admettre que malgré leur énonciation, les mots ne survivront que par et pour leur énonciateur, puisque leur « destinataire » n’en prend pas bonne réception ou en fait peu de cas.