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Chapitre I : La perception de la réalité du bruit

I.2. Le silence et ses propriétés ontologiques

S’il est d’une évidence irréfutable que, grâce à son signifiant audible, la parole est physiquement plus bruyante que le silence, cela ne doit pas tout de même inciter à se figurer que ce dernier ne représenterait qu’un immense vide. À vrai dire, dans son haeccéité (propre) le silence ne peut exister qu’à l’état silencieux, il ne brille que par sa taciturnité, et ce malgré l’existence de deux verbes latins, silere qui définit un état, celui d’un être silencieux, et tacere qui traduit l’acte, celui de se taire. Lors même qu’il serait présent dans bien des réalités empiriques et métaphysiques, le silence ne s’identifie que par son caractère silencieux. Le signifiant du silence n’est pas audible. Pour que l’intelligence puisse faire entendre ses voix et s’énoncer clairement, elle doit être précédée d’un silence éveillé, serein et lucide. La vraie parole qui émane du silence n’a rien de commun avec le bavardage qui provient

plutôt du bruit solitaire du cœur76, d’une mémoire inquisitrice, d’une âme désolée ou

d’une absence de pensées. Et, comme en-deçà des mots, il existe des réalités bona fide et significatives dites indicibles ou imprononcées, il est tout à fait rationnel de reconnaître au silence sa valeur, son sens qui est de les aider à se maintenir : il

constitue, pour ainsi dire leur dernière demeure. Ayant donc échappé au pouvoir

expressif du langage, ces réalités (affectives, inconscientes, spirituelles, etc.) dont les mots cherchent toujours à se rapprocher élisent domicile dans le silence. Le silence est la seule rhétorique qui ait le pouvoir de les manifester ; enceint de nouvelles matières, il les transforme en silence connoté. Ainsi, dans A Slight Ache, le marchand d’allumettes nous impressionne par sa présence silencieuse. Lors même qu’aucun mot ne sortirait de sa bouche du début à la fin, il faut noter qu’il est au centre de tout ce qui se joue. C’est un silence qui, sans cesse, réorganise les schémas relationnels entre Edward et Flora. Nonobstant sa discrétion, le silence est donc loin d’être un néant comme on serait tenté de le croire. Au théâtre, ce que le silence met en abyme, c’est notre incapacité à tout rendre compte avec les mots du langage articulé. La

75 The Caretaker, Plays 2, p. 5.

parole théâtrale se distingue par le silence, c’est-à-dire par ce qui ne sera pas, voire jamais entendu malgré une abondante production verbale. Le silence indique la voie, c'est-à-dire la possibilité de recourir à d’autres modes de communication. De même, Pinter relève que la poursuite du calme et de la tranquillité amène certaines gens à voyager ou à se déplacer par des moyens de transports privés. Prendre un taxi, pour certains ce n’est pas toujours pour aller plus vite, mais plutôt pour évoluer dans un univers de silence et de sérénité. À entendre Sam, le talentueux chauffeur de taxi dans The Homecoming de Pinter, les passagers qu’il a le plaisir de conduire à des destinations diverses et variées le choisissent, non pas seulement grâce à cette qualité, mais surtout, parce qu’il se distingue des autres par son respect pour l’intimité du client : « I don’t press myself on people, you. These big businessmen, men of affairs, they don’t want the driver jawing all the time, they like to sit in the

back, have a bit of peace and quiet […]77. » Le bavardage est vu par certaines gens

comme un tapage verbal, et par conséquent ils cherchent tous les moyens pour le fuir afin de ne pas entendre des choses qui ne les concernent ou qui pourraient les révolter. Dès lors, par sa pièce, Moonlight, nous constatons qu’être bavard n’est pas toujours un comportement bien apprécié sur l’espace social. Celui qui ne sait pas se contrôler verbalement est un danger pour son entourage et son milieu. La volubilité est perçue, dans ce cas, comme une menace pour tous, si l’on s’accorde sur ce que Bel en dit à Andy : « You’re not a bad man. You’re just what we used to call a loudmouth. You can’t help it. It’s your nature. If you only kept your mouth shut more of the time life with your might just be tolerable78. » Un locuteur devient

insupportable, à partir du moment où ce qu’il dit ne tarit pas dans le temps et dans l’espace. Cela nous amène à poser que savoir parler, c’est être en mesure d’identifier les endroits et les instants où on doit prendre ou demander la parole.

En même temps, il est à remarquer que le silence peut faire peur à l’individu qui, à des moments, le réclame. Aussi curieux que cela puisse paraître aux yeux de ceux qui qualifient souvent à tort le silence de passif, il arrive que des individus se retrouvent dans une situation inconfortable puisque quelqu'un en face refuse de parler ou souhaite vivre un certain silence. Pour le dire autrement : plus un silence s’épaissit, plus il jette l’effroi dans les cœurs de certains. Le prolongement plus ou

77The Homecoming, Plays 3, p. 21. 78Moonlight, Plays 4, p. 347-348.

moins durable du silence dans le temps crée des angoisses et des inquiétudes. Ce n’est pas anodin si le silence peut effrayer autant, voire plus que le cri ou la violence verbale. Si on en arrive là, c’est parce que celui qui observe le silence y garde des secrets et des données d’une portée non négligeable. La valeur performative du silence se fait sentir à chaque fois qu’un locuteur important cesse d’opérer dans les mots. Aussi faut-il ajouter que là où un néant ne peut se distinguer d’un autre néant, un silence peut se distinguer d’un autre silence, grâce à leurs propriétés différentielles. La seule catégorie de sensations qui soit exclue par le silence se révèle être celle de l’ouïe. Avec le silence, les autres qualités sensibles peuvent fonctionner à merveille. Le silence est ce qui permet à l’individu de s’imprégner du monde des sensations, des sentiments et des pensées. Dans sa tentative de définition du silence, même s’il est loin de la liste complète et détaillée de ce qu’est cette réalité, de ce qu’elle englobe et de ce qu’elle traduit dans ses différentes formes, Peter Haidu a esquissé les contours du champ silencieux et entrouvert ce qui pourrait y mûrir. En effet, dans son approche, le silence est perçu comme le recto du langage ; il est indissociable du discours humain. Il peut advenir pour diverses raisons : il n’est jamais anodin. Il peut relever de calculs crypto-personnels, de stratégies discursives, de la rhétorique discursive, de la logique manipulatoire, de la contrainte. Cependant, à l’instar du verbe, le silence n’a de signification que selon son contexte, dans les circonstances qui justifient sa présence. Dans son entendement du silence, la réalité se décline comme suit :

Le silence est l’autre versant du langage des mots, et à l’instar de celui-ci, il se peut révéler, entre autres, signifiant, polysémique et fragile. Les penseurs et les religieux aussi bien que les hommes politiques et autres professionnels s’en servent souvent. En réalité, le silence peut être un signe de bravoure ou de lâcheté. Parfois, il peut traduire toute impossibilité, toute absence de marge de manœuvre. Et, en ce sens qu’il obéit aux lois de contexte d’énonciation et de production, il se rapproche du discours. Le silence peut être tantôt une simple absence de parole, tantôt toute impossibilité de communication. Dans certains cas, on doit le dépasser pour se rapprocher du domaine qui est au-delà du langage et qui montre les limites de celui-ci. En cela, le silence est un moyen par lesquels nous donnons sens au monde, c’est-à-dire nous nous représentons, d’où toutes les questions à son sujet79.

79Peter Haidu, « The Dialectics of Unspeakability: Language, Silence, and the Narratives of

Desubjectivation » in Saul Friedlander, Probing the Limits of Representation: Nazism and the Final

Le silence existe donc dans l’ombre du langage que l’on entend. Il ne pourrait y avoir de bruit verbal audible sans des voix qui sourdent du silence qui se trouve être l’entéléchie du langage. Dans une approche ontologique, le silence apparaît comme l’instance où tout se forme avant d’être transmis à l’extérieur. Une précision s’impose : il n’arriverait à l’oreille qu’une partie de ce qui est produit dans les profondeurs souterraines de la réalité silencieuse. Les réalités qui échappent au silence ne seront jamais perçues par l’oreille, soit par défaillances physiologiques, soit par d’autres facteurs qui empêchent toute parfaite transmission. Le silence ne saurait se voir refuser le statut d’une réalité effective et dynamique. Il ne signifie pas nécessairement absence de paroles, car pendant que des voix se taisent, d’autres continuent de bruire dans le silence. En s’appuyant sur l’assertion de Derrida, il est clair que la différence entre qui est taciturne et ce qui est mutique est énorme. Pendant que la taciturnité renvoie à un locuteur potentiel, le mutisme définit un être privé de la faculté à user de la parole ; c’est-à-dire que « la taciturnité est le silence d’une chose qui peut parler, alors que nous appelons « mutisme », le silence d’une

chose qui ne peut pas parler80 ». L’homme, le seul être qui soit capable de parler ou

de se taire, a beau rester aussi longtemps silencieux, cela est loin de vouloir traduire la fin de la parole. Car, comme le précise Gustave Guillaume : « Les mots qui

habitent en moi sont des êtres permanents de ma pensée, qui ne s'en sépare point81. »

world of speech, and at least as polyvalent, constitutive, and fragile. The necessary refuge of the poet, the theologian, and the intellectual, it is equally the instrument of the bureaucrat, the demagogue, and the dictator. Silence can be the marker of courage and heroism or the cover of cowardice and self- interest; sometimes, it is the road sign of an impossible turning. Silence resembles words also in that each production of silence must be judged in its contexts, in its own situations of enunciation. Silence can be a mere absence of speech; at other times, it is both the negation of speech and a production of meaning. At times, it has to be overcome, and for the same reasons the effort is made to index a ‘beyond’ of language in full recognition of the fact that language is not to be transcended: silence is one of the ways in which we make sense of the world, and as such, it is one of the 'différends' over which we struggle. »

80 J. Derrida, Penser à ne pas voir, p. 23.

81Katarzyna, Wolowska, Le sens absent : Approche microstructurale et interprétative du virtuel

Même dans le silence, des mots du langage ne cessent de circuler en continu. Dans les conditions normales, c’est-à-dire dans la situation où un être humain doué de langage ne fait face à aucun problème (comme la perte de conscience), s’il parle ou non, cela n’empêche pas la circulation des mots dans ce silence. Les mots sont toujours présents, qu’on les prononce ou non. Le silence signifie à travers les mots. En revanche, l’autre difficulté à laquelle un sujet parlant peut être appelé à faire face pourrait être celle de trouver le mot juste. Ce mot tant recherché est dans le silence, mais il s’échappe à chaque fois qu’on en a besoin. Loin de se livrer une bataille sans merci, le langage et le silence s’en vont à l’amble : ils sont comme les deux côtés d’une même feuille dont le recto ne peut être séparé du verso, et inversement. Le silence n’est pas nécessairement une absence de paroles. Beaucoup de mots peuvent être prononcés sans jamais exprimer ce qu’il fallait réellement. C’est en ce sens que la pièce de Pinter, The Homecoming, indique qu’il n’est pas acquis que le langage verbal puisse traduire tout ce qui doit exactement se faire entendre dans un discours :

Lenny: I bet the other drivers tend to get jealous, don’t they, uncle? Sam. They do get jealous. They get very jealous82.

Admettons ceci : si Sam rebondit sur les propos de son neveu, c’est parce qu’il juge qu'ils n'expriment tout ce qui se doit d’être dit sur la jalousie dont il est victime dans son métier de chauffeur de taxi. Ainsi donc, l’auxiliaire d’emphase « do » et l’adverbe d’intensité « very » viennent pour donner plus de poids à ce qui manque dans le discours de Lenny. En les insérant dans les propositions produites par Lenny, Sam entend leur montrer à quel point ses collègues sont jaloux de son succès et de ses talents de meilleur conducteur. Il apparaît donc que le silence et le langage des mots n’affichent aucun antagonisme, aucune opposition. Ce qui nous permet de soutenir que quand ils font un bon bout de chemin ensemble, ils se montrent solidaires et se complètent: par exemple, là où la parole bute sur des difficultés, le silence vole à son secours ; pendant que ce dernier a quelque chose à dire, il se rabat la plupart du temps sur sa compagne. À ce niveau, il serait erroné de penser que le silence a le statut d’auxiliaire. Au contraire, il porte secours à la défaillance du langage qui ne peut rien faire sans son existence. Et même si l’homme est réputé être un être de langage, sa capacité de se servir du langage et d’occuper

son espace de mots ne doit pas amener à négliger l’importance que revêt le silence dans l’existence de l’être humain. Il serait aberrant de percevoir, nous l’avons vu, le silence comme une absence totale de toute réalité sonore. Car du bruit se rencontre même dans les espaces dits silencieux. La présence du silence n'est en aucun moment l'éradication complète des éléments sonores. L’existence d’un tel phénomène témoigne d'une impossibilité du « degré zéro » de silence. C’est là une preuve de l'inexistence d'un monde étale, sans rumeur où toute trace sonore serait disparue. L’expérience humaine nous aide à remarquer que même dans le sommeil où les mots du langage conscient sont tus, des bruits s’entendent, tel que nous le fait parvenir Teddy, dans The Homecoming, à son retour nocturne du voyage des États-Unis avec sa compagne : « I could hear snores. Really. They’re all still here, I think. They’re all

snoring up there83. » En dépit du sommeil profond qui a retenu leurs langues, le père

de Teddy et ses quelques frères continuent encore à faire du bruit, involontairement et sans le savoir, par leurs ronflements. Nous évoluons dans un monde où des émissions sonores existent de manière ininterrompue. Le silence pourrait être compris comme un espace contenant aussi quelques éléments sonores, mais qui ne participent pas de nos stimulations auditives. Car, dès l’instant où ils arrivent à nous, ils cessent d’appartenir au silence, mais plutôt au bruit. Le silence n'est jamais absolu en l'homme. Dans la nature et dans nos cadres de vie, il y aura toujours du bruit résiduel, et ce en dépit des efforts visant à le supprimer totalement. Nous vivons dans le bruit et entourés de bruit, il y a du bruit en nous, du bruit fait par nous ou par les autres. Que nous les entendions ou pas, des éléments sonores accompagnent nos mouvements et l'activité de notre organisme. Ils sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de nous. Le silence n'est compréhensible qu'à partir du moment où des réalités sonores sont ou deviennent imperceptibles à l'ouïe. La fin du règne du silence est marquée par la présence du son le plus marginal qui est perçue par nos organes détecteurs d'éléments sonores. Il est à remarquer que les bruits sont de nature et d'intensité différente. Il y a des bruits qui sont proches du silence, d'autres qui ne sont perceptibles qu'à l'aide des détecteurs de sons, des bruits doux et des bruits assourdissants.