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Auschwitz ou la naissance d’une nouvelle esthétique

Chapitre II : Arts, culture et silence

II.3. L’après-guerre et l’émergence d’une écriture de la

II.3.1. Auschwitz ou la naissance d’une nouvelle esthétique

Quoique les écrits de Mallarmé puissent être considérés comme la référence immédiate quant à l’écriture du silence, à cette nouvelle option graphique tacite, muette, allusive, suggestive, ce n’est qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, surtout avec l’expérience monstrueuse d’Auschwitz que nous avons assisté véritablement à l’avènement de textes qui cherchent à dire ce que les mots ne peuvent permettre, car dépassés, par le silence, le manque, le vide, l’absence, les blancs. Ce qui constitue la quintessence de ce style novateur se trouve dans cette absence, dans ces zones d’ombre, dans ces espaces d’omission, dans ces instants de suspension, etc. Sans doute Claudel a-t-il raison de dire que « c’est par le vide qu’un vase contient, qu’un luth résonne, qu’une roue tourne, qu’un animal respire. C’est

dans le silence qu’on s’entend le mieux239 ». Comme on peut le remarquer ce qui

constitue la force de ce nouveau discours se trouve dans ce qu’il tait, dans ses allusions et omissions volontaires pour faire advenir le sens. Il est vrai que cette écriture se démarque complètement de celle qui la précède. Elle rejette toute forme de réalisme, d’imitation et va en guerre contre un langage qu’elle voit essoufflé, impuissant et insuffisant pour rendre compte de quoi que ce soit. Dans ce qui constitue entre autres ses traits constitutifs, à savoir l’absence, l’incohérence, l’illogisme, le fragment, le dépouillement, le vide ne relève que des efforts de subtilité, des stratégies pour faire advenir le sens. Ce silence de l'écriture est fait à dessein. En d’autres termes, le sens y est voilé pour être mieux dévoilé. Pendant que cette écriture procède à la mise en silence du langage, elle fait parler ce qui est tapi dans l’ombre et met le lecteur à contribution. C’est une écriture qui, en « permettant de dire sans dire, de révéler sans nommer, en passant par le vide, débouche sur la

plénitude240 ». Face au défi réel à dire et l’incapacité à dire, elle met au point des

stratégies subtiles, elle emprunte donc des pistes broussailleuses pour mener le destinataire du texte non pas à un cul-de-sac, mais vers une meilleure saisie du sens.

239Paul Claudel cité par Pascal Dethurens in Claudel et l’avènement de la modernité,

http://books.google.fr, p. 300.

Par une écriture de la limite, nous entendons la profondeur et l’incommensurabilité de la réalité, mais aussi le but qui est de dépasser les limites du langage. Cette écriture glosée, tantôt celle du silence, du manque, parfois celle de l’absence ou du tacite, et qui prône le minimalisme, la concision, l’ascèse et la condensation verbales, a fleuri surtout après Auschwitz, après la « destruction » du monde et des hommes dont elle est la spécularisation. Il est envisageable que pour atteindre son point de chute qui est « une région du dire qui est en dehors du dire,

une région où s’arrête le dire et où commence le silence241 », ce projet d’écriture

mette à sa disposition des stratégies dites du vide, de silence, d’absence, qu’elle fasse de son public des acteurs et non des consommateurs passifs. Avec une telle écriture, on a tort de s’attendre à des tableaux explicites et complets, à des éthopées claires, à des narrations précises et exhaustives ou à une dénomination nette et précise. Le seul but, avons-nous dit, de la dramaturgie de Pinter, dont le but est de faire de son public des spectateurs interprétants et non des destinataires crédules. En clair, nous avons affaire à un langage qui demande à ce que les défis de défaillance, d’incomplétude et d’insuffisance soient relevés. À partir du moment où une réelle méfiance vis-à-vis des mots s’instaure, le rejet de la prolixité ne doit pas surprendre. Par un silence en tant que procédé littéraire, le texte se refuse et refuse de tout dire : il se plaît à suggérer, à évoquer et à se monter elliptique et vague. Ce silence littéraire est palingénésique, car il fait taire ce langage qui a perdu son être du langage, l’« efface » pour le faire renaître de ses cendres avec beaucoup plus de doses de sens et de significations. Il met fin à sa vie pour le ressusciter, le perfectionner, car « nullement vide, mais chargé de mots, ce silence est fait de langage, il est langage, il est catalyseur de sens dont la signification réside dans l’absence. En tant que silence expressif, il fait taire la parole afin de la parfaire. En tant que langage, il dit et il tait, il dit en taisant et il tait en disant, étant un langage qui dit pour taire et qui tait pour

s’accomplir, enfin, dans le silence242 ». Cette écriture textuelle laisse beaucoup de

marges et de zones à creuser pour en extraire ce qui en constitue le substrat, la richesse. Le sens ne cède pas facilement à partir d’une lecture superficielle ou paresseuse. Il exige un réel effort herméneutique de la part de ceux qui s’y intéressent ; avec le voilement du sens, tout travail qui vise à constituer une

241 Ibid., p. 1. 242 Ibid., p. 6.

signification doit s’armer de patience vu le nombre d’écueils auxquels il aura à faire face. Il conviendrait de mentionner que le silence n’est pas seulement ces instants où le texte se tait pour mieux dire. Il est également ce qui justifie l’opportunité de toute réflexion sur ces discours produits. Pour abonder dans le même sens que David Hare

(« Silence is always the most potent form of literary criticism243 »), on dira que le

silence de l’écriture fascine par ce qu’elle refuse de dire, c’est d’ailleurs ce qui attire les critiques littéraires. Évidemment, si tout était dit dans un texte, on ne parlerait ni de travail exégétique ni d’exercice herméneutique. La critique d’une œuvre ne se justifie que parce que cette dernière a laissé des zones d’ombres, des non-dits, des énoncés implicites, des thèmes abordés superficiellement, etc. Ce n’est qu’à partir de ce moment que le critique peut procéder au travail d’interpolation sémantique ; il se permettra d’ajouter de nouveaux éléments au texte, en un mot de le réécrire. Du reste, c’est ce refus de dogmatisme verbal qui fait des œuvres artistiques telles que le roman des écritures où loge une importante part d’interrogations. À l’inverse de ce qui se passe dans d’autres domaines discursifs, ici on peut, grâce aux ouvertures, aux silences, se prononcer. Un autre discours peut toujours être formulé à partir du texte- matrice : « En dehors du roman, on se trouve dans le domaine des affirmations : tout le monde est sûr de sa parole : un politicien, un philosophe, un concierge. Dans le territoire du roman, on n’affirme pas : c’est le territoire du jeu et des hypothèses244. »

De plus, soulignons que le silence a toujours occupé l’espace littéraire, cependant il n’a eu droit qu’à un traitement plus ou moins superficiel. Même s’il n’a pas été absent dans la réflexion de certains écrivains, le silence n’y a jamais occupé une place centrale. Il a été toujours périphérique, car ils n’en parlent que de manière imagée, métaphorique comme on peut le lire dans la déclaration suivante de Le Clézio : « Mais on va quelque part, n’est-ce pas ? On le sait. On va vers le silence245. » Il en ressort que sa prochaine destination est le désert, cette vaste étendue

de sable où il n’espère rencontrer aucune vie humaine du fait des conditions d’existence hostiles à toute survie. Cet espace désertique, d'isolement verbal évoque ce que Pinter nomme « a kind of Alaska ». Toujours dans le même esprit, des penseurs comme Albert Camus jugeant le langage absurde, trouvent qu’« un homme

243 David Hare, The Judas Kiss, New York, Grove Press, 1998, p. 96. 244 Milan Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1987, p. 101.

est plus un homme par les choses qu’il tait que par celles qu’il dit246 ». Les chantres

de l’écriture du silence, de l’absence, en nous présentant des personnages incomplets, des textes lacunaires et en vidant les mots de leurs vieilles significations, veulent que nous tous travaillions pour redonner sens à notre monde qui en manque. C’est, par excellence, une attitude rationnelle de refus de toute signification préétablie.