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Chapitre II : Arts, culture et silence

II.2. Le silence et l’expression du corps dansant

II.2.1. La rhétorique du corps dansant

Ce qui constitue la quintessence de la danse ne se trouve pas dans les cavalcades déchaînées (ces bruits orchestiques à travers des agitations), mais dans ce qui se déploie en silence et de façon millimétrée et réfléchie, mais aussi dans ce qui semble insaisissable. L’activité orchésale s’inscrit dans une dynamique chronotopique (rapport espace / temps) significative ; ce que ce corps dansant entend traduire ne peut se faire visuellement que dans un rapport espace / temps bien conçu. La deixis du danseur (je-ici-maintenant) constitue une donnée fondamentale, une situation de base, plus réelle que fictive et donnant des indices (matière) sur lesquels toute étude doit se fonder pour une meilleure appréhension de cette praxis orchésale. Force est de constater que, contrairement aux mots du langage, les gestes et les mouvements orchestiques ne constituent pas un masque de la réalité : ils sont produits de manière spontanée. Par exemple, les tabous auxquels les mots peuvent faire face sont traduits visuellement par l’orchésal. Ce que les mots ne peuvent dire qu’en usant des détours ou des tours, le langage chorégraphique le fait voir sans ambiguïté. Il est plus près de la réalité dans son expression que ne le sont les mots. Les vocables que nous utilisons seraient vagues, imprécis, inadéquats, impropres, etc.

206Alice Godfroy, « Le silence et la danse au XXe siècle : d’un désaccord avec la musique à la

pour expliquer ou s’expliquer dans nos rapports intersubjectifs. Quand l’outil linguistique est en panne de mots fertiles ou se montre en déphasage avec la réalité, ceux qui ont l’habitude de se servir de leur corps, à l’image des chorégraphes le font hic et nunc. En effet, une rupture lexicale rencontrée lors d’une conférence n’a pas empêché la chorégraphe américaine, Doris Humphrey de résoudre ce problème par le recours au corporel. Ainsi, le public remarquera que quelque chose de décisif et important est en train de se passer dans le corps dansant de ce conférencier-artiste :

La vigueur des rythmes bouscule la rigueur des mots. Ses pieds nus pétrissent le sol avec une nervosité féline et les auditeurs guettent la métamorphose de la conférencière en danseuse… Ses mouvements illustrent ce qu’elle vient d’expliquer mais en disent bien davantage. Lisse, son corps glisse sur l’espace comme le long d’un mur et, soudain, se retourne contre lui avec véhémence sauvage, le perce et le pénètre, joue à déchirer l’air puis à le rassembler doucement en un cocon protecteur, le quitte pour se laisser couler, liquide, vers le sol avant de se redresser d’un élan aigu. Doris achève sa démonstration, rétablissant dans son corps la calme ordonnance du verbe207.

Étant donné que la chorégraphie de Pina Bausch mêle la parole et le jeu d'acteur à la danse et que son spectacle montre des éléments tels qu'un langage fait de cris, des pauses, une expression corporelle énigmatique, de bribes et des mots déstructurés similaires à ceux que l'on retrouve sur la scène de Pinter, l’œuvre de Pina Bausch nous intéresse. Pour comprendre la richesse souterraine de la chorégraphe allemande, nous trouvons normal de citer entre autres Agnès Izrine et Brigitte Gauthier. En effet, dans son analyse de ce qui constitue la force de style de chorégraphie désigné sous le nom de Tanztheater (danse-théâtre), Izrine pense que la réussite de Bausch se trouve dans la représentation de « la danse dans son essentielle crudité208. » Pour Brigitte Gauthier, ce qui fait toute la difficulté d’arriver à

appréhender l’œuvre de Pina Bausch est autour de toute tentative de description « des gestes, des pas, des couleurs, des sons, leurs relations, leurs continuités209 » qui

forment le vaste ensemble de son esthétique. À l'image de ce qui se passe chez Pinter, la difficulté liée à la saisie du théâtre dansé de Pina Bausch vient du fait que « la complexité des matériaux qui s'expriment sur scène ne se réduit pas à une seule

signification210. » Les pièces de Pinter aussi bien que les scènes de Pina Bausch ne

207R. Claude-Pujade, La Danse océane, p. 155

208Agnès Izrine, La Danse dans tous ses états, Paris, L’Arche, 2002, p. 64. 209 Brigitte Gauthier, Le Langage chorégraphique de Pina Bausch, p. préliminaire.

peuvent livrer un sens que lorsque le spectateur est réellement conscient du rôle qu'il a à jouer : les spectacles exigent un travail de réflexion. En tournant le dos à l'abstraction esthétique, Pina Bausch inscrit la danse dans une kinésique et une gestuelle quotidienne. Sa scène est un espace où, outre la transposition des contradictions du réel, les acteurs-danseurs interagissent avec le public par cette visualisation du refoulé et du non-dit. Dans une pièce comme Vent d'Ouest (1975) inspirée de Cantata de Stravinski sont dansés des thèmes tels que le désir, le mal lié à l'existence et l'impossibilité de toute intimité. Dans Sacre du printemps (1975) de Pina, la sémantique de la danse porte sur le sexisme et l'aliénation de la femme par l'homme. Et ce que la chorégraphe traduit en mouvements et en gestes dans la mise en scène de Barbe-Bleue porte sur « la rivalité des sexes, le désir amoureux, la

détresse, l'incommunicabilité et le masque des conventions211 ». Il ne serait pas facile

de décrire, de lire ces réalités, ces mouvements qui partent de l’intérieur des danseurs, encore moins de parvenir à s’emparer de ce territoire entre la présente nature de l’homme et ce qu’il essaie de faire croire à son entourage. Cette hypocrisie humaine qui constitue un de ses thèmes majeurs semble insaisissable à l’image de l’homme même dont les comportements sont difficilement maîtrisables. Ce qui motive Pina Bausch le plus, c’est d'amener le spectateur au-delà de ce qu'on lui montre. Brigitte Gauthier résume cette expression corporelle de Pina en ses termes : « Elle se sert de son propre langage du corps pour explorer les passages, les

faiblesses et les failles qui ont pu laisser un terrain ouvert à l’idéologie nazie212. »

Chez Pina Bausch, tout part du corps qui est le principal artisan de ce qui est offert au public : il est ce qui fait l’événement. Dans son univers artistique, le corps ne s’inspire pas des schémas orchésaux appris, mais il bouge en fonction de l’énergie dont il dispose. Dans l’univers théâtral de Pinter, la dynamique de la réalité proxémique serait intimement liée aux interactions qui se créent entre les mouvements du danseur et l’espace. L’espace est un facteur déterminant dans ce que les personnages font ou dans ce qu’ils projettent de conduire. Et essayer de comprendre leur rapport, c’est vouloir pénétrer les secrets qui y sont tapis. C’est faire parler le physique qui se dérobe, mais qui est toujours là à côté. En ce point d’ailleurs, pour reprendre la belle formule de Jean Richepin, recourir au langage

211 Ibid., p. 55.

chorégraphique, c’est montrer sans ambages que « les mots sont du vent que l’on

profère213 » et qu’il faut impérativement se tourner vers des codes beaucoup plus

stables et crédibles. Des codes qui résistent à l’épreuve du temps. Dès lors que les mots ne font plus autorité chez le danseur, il ne faut négliger aucun moment, aucune situation, aucune action ou « non action », car même s’il n’y a pas de mouvement, il se passe toujours quelque chose. L’ascèse kinésique ne veut pas dire la fin de l’expression du soma. Tout se doit d’être scruté de fond en comble. L’espace où le chorégraphe se meut, s’immobilise, en un mot, où il vit artistiquement parlant est à prendre comme un texte où certaines choses sont dites et d’autres tues pour susciter la prise de position du spectateur ou du spécialiste. Dans cet espace, le chorégraphe écrit les pages de son texte à l’aide de ce qu’il a pu obtenir du corps. Mettre en scène le corps, c’est donner à lire des textes sui generis qui sont peu ou prou clairs. Cependant, il faut tout de suite souligner que le temps et l’espace sont toujours prompts à effacer ce qu’élabore ce corps en expression, d’où l’exigence de réaction rapide de la part de celui qui veut déchiffrer ce code qui est loin d’être indélébile. Pour pénétrer dans les secrets de ce langage tacite, il s’impose à toute personne les notions d’agilité, de concentration et de mémoire, à défaut d’une maîtrise du concept d’immédiateté. Une intention de signification semble se rattacher à tout mouvement dansé. La danse serait la transduction des pensées, des points de vue, des rêves, des états et des combats en mouvement. Le mouvement est une donnée essentielle dans ce genre de langage, car c’est à partir de son énergie que se crée ce qui pourrait capter l’attention du spectateur. Le geste chorégraphique ne saurait être réduit à moment d’épanchement des émotions. Il est plus une occasion pour le surgissement des mouvements sensés que d’une irruption émotionnelle. Si les quelques émotions présentes n’étaient pas bien contrôlées, rien ne distinguerait la danse des autres instants où l’homme se voit submergé par une forte expression sentimentale ou émotionnelle. La danse est un art qui peut permettre aux sentiments qui échappent aux mots de s’exprimer d’une manière ordonnée et calculée. Sur l’œuvre de Bausch, l’on dira que « ses chorégraphies explorent des sentiments inaccessibles et souvent

difficiles à verbaliser, une danse de l’en-deçà du langage214 ». Pour l’expression des

sentiments ou d’autres réalités du cœur, aucun crédit n’est accordé aux mots, car ils

213 Jean Richepin, Interludes, Paris, Flammarion, 1923, p. 201. 214 B. Gauthier, Le Langage chorégraphique de Pina Bausch, p. 51.

sont vus comme de pauvres et infidèles outils ; « mais les mots, défaillants et lâches et félons. Traîtres et messervant nos âmes profanées. Tu les exilas de nos émois

d’hyménées215 ».