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Essence ontique et nature polythétique du silence

Chapitre I : La perception de la réalité du bruit

I.1. Essence ontique et nature polythétique du silence

Pour comprendre le rapport du silence au langage, nous trouvons normal d'essayer de cerner l'élément verbal et de demander : que signifie réellement parler? À la question qui vient d’être posée, nous répondons que la parole, qui en est le substantif et le produit, souffre d’un manque ontologique. À tous égards, l’essentiel n’est jamais dans l’être des mots du langage, tel que l’explique Pinter dans son célèbre discours lors du septième festival de théâtre à l’université de Bristol :

43Night School, Plays 2, p. 210. 44Accident, Screenplays 1, p. 356. 45 A Kind of Alaska, Plays 4, p. 189.

« J’éprouve à l’égard des mots des sentiments mitigés… Me mouvoir parmi eux, les choisir, les regarder apparaître sur la page, tout cela me procure un immense plaisir. Mais en même temps les mots m’inspirent aussi un autre sentiment très fort, qui n’est rien moins que celui de la nausée. Un tel poids des mots nous assaille chaque jour, mots prononcés, mots écrits par moi et par les autres, la masse de cette terminologie éculée, morte, de ces idées rabâchées et changées de sens, finit par n’être plus que

platitude, banalité, absurdité [...]46. » Ce qui frappe encore, c’est que cette méfiance

vis-à-vis du langage, pour ne pas dire qu’elle hante Pinter, apparaît dans son théâtre où des personnages le soulignent sans tergiverser. À ce sujet, dans The Moonlight, on perçoit que le langage fait souvent des dégâts, à chaque fois que des locuteurs volubiles s'en emparent. D’ailleurs, Bel le résume parfaitement en montrant ce qui distingue le langage d’Andy de celui des autres personnages : « Yes, it’s quite true that all your life in all your personal and social attachments the language you employed was mainly coarse, crude, vacuous, puerile, obscene and brutal to a degree. Most people were ready to vomit after no more than ten minutes in your company. But this is not to say that beneath this vicious some would say demented exterior there did not exist a delicate even poetic sensibility, the sensibility of a young horse

in the golden age, in the golden past of our forefathers47. » Les mots ne sont jamais

définitivement sous le contrôle de l’usager. Dans bien des cas, l’expérience révèle que les outils verbaux dont nous pensons disposer entièrement se montrent rebelles et que ce nous tenions pour acquis disparaît. Tout laisse entendre que ce que nous voulons que les mots expriment n’est presque jamais abordé. D’où le cri de désespoir de Philippe Jaccottet concernant les difficultés nominatives liées aux mots : « De nouveau je m’égare en eux, de nouveau ils font écran, je n’en ai plus le juste

usage48. » Les mots n’arrivent ou ne peuvent pas souvent dire ce que nous désirons

exprimer. Tel qu’il apparaît dans la pièce de Pinter, Night School, les mots du langage verbal diraient souvent autre chose que ce que nous souhaitons nommer, comme on peut le voir dans l’énoncé suivant : « I’m married to three women. I’m a

46Martin Esslin, Harold Pinter ou le double jeu du langage, trad. Françoise Vernan, Paris, Buchet-

Chastel, 1972, p. 49.

47Moonlight, Plays 4, p. 335.

48Philippe Jaccottet, À la lumière d’hiver, précédé de Leçons et chants d’en bas et suivi de Pensées

triple bigamist49 », produit par Walter au cours d’une discussion avec Sally. En toute

logique, en le suivant dans ce qu’il produit verbalement, il est clair que l’on doit aboutir au résultat de trois fois deux qui donne six femmes (3 x 2 = 6). En réalité, ce n’est pas ce qu’il veut dire, mais comme il fait face aux limites du langage qui ne peut plus lui donner le mot exact qui traduit un homme qui vit conjugalement avec trois femmes, il se résout aux seuls mots dont il dispose à cet instant précis de l’échange. Un vide sémantique lui a donc fait dire ce qui est loin de correspondre à la réalité qu’il souhaite nommer. Encore que les mots nous induisent en erreur ou ne nous permettent pas de nommer précisément les choses, cela ne nous rebute pas. Car, en tant que locuteurs potentiels, nous ne parlons que parce qu’il nous est impossible

de ne pas le faire : « Nous sommes des ombres bruyantes50. » Le langage ne fait

entendre que des aberrations qui témoignent d'un esprit qui rencontre des difficultés à s'approprier des réalités qui ne cessent de se dérober. La prise de parole n’est pas dictée par la loi de produire du sens, mais plutôt par le désir de se faire entendre et de s’entendre : « La voix est de l’ombre qui se meut dans un surcroît d’obscurité à

laquelle nous demandons inlassablement de nous éclairer51. » Ce qui motive une

parole ne peut alors se comprendre qu’une fois que les mots se sont tus. En partant du constat que le langage est un outil qui permet au locuteur de cacher, de dissimuler, entre autres, ses pensées, nous admettons, par la même occasion, que « le reste est

silence52 ». Car, de par sa nature même qui se révèle défaillante et limitée, le langage

ne peut pas répondre aux exigences de transparence, de clarté et d’exhaustivité au sujet des réalités extra mentem (empiriques) et des éjets, de ces réalités non traduisibles en phénomènes, d’autant plus que « tout phénomène de langage n’est pas

destiné à être communiqué53 ». Il est vrai que ce langage est un élément du bruit qui

est étroitement lié à l'homme et à son cadre existentiel. L'être humain produit sans cesse du bruit, à mesure qu’il mène ses activités ou qu’il agit. En plus des discours qui brisent le silence, les mouvements et les déplacements d’un sujet dans l'espace peuvent être pour autant à l'origine de productions sonores. Reste que cet être auteur de bruit est aussi capable de silence. Le silence est ce qui s’impose irrésistiblement,

49Night School, Plays 2, p. 209.

50 Richard Millet, La Voix et l’Ombre, Paris, Gallimard, 2012, p. 13. 51 Ibid., p. 16.

52 William Shakespeare, Hamlet, V:2.

vu les failles et les limites du verbal. On le voit, qu’il s’agisse dans la représentation ou dans la communication, le langage ne peut pas remplir entièrement la fonction qui lui est dévolue : celle d’aider à comprendre ou à se faire comprendre. Le silence s’invite alors dès l’instant où l’on se demande où est le vrai, où est le faux dans un énoncé, qu’est-ce que cela veut bien dire, etc. On est même tenté de déduire qu’il y a autant, voire plus de silences que de mots prononcés dans un discours. En d’autres termes, ce n’est qu’à la suite de cette parole vide et bruyante, ou plus précisément dans la réflexion dont elle est la cause que du sens se crée, ainsi que le souligne Maurice Blanchot : « Le langage ne commence qu’avec le vide ; nulle plénitude, nulle certitude ne parle ; à qui s’exprime, quelque chose d’essentiel fait défaut. Au point de départ, je ne parle pas pour dire quelque chose, mais c’est un rien qui demande à parler, rien ne parle, rien trouve son être dans la parole et l’être de la parole de la parole n’est rien54. » Il appert donc qu’une parole ne s’accomplit

véritablement qu’une fois qu’elle retourne dans le silence. Ce n’est que de cette façon que de la certitude, de la plénitude et du sens peuvent advenir, car même si elle ne dit rien cette parole aura suscité bien des réflexions. Nos propos, en raison de leur vacuité, font aussi bien réfléchir nos interlocuteurs que nous-mêmes.

Par nature, le langage est un outil d’expression paradoxal, car c’est par lui qu’un sujet peut faire entendre des choses, en même temps qu’il en dissimule ou qu’il en tait. Il peut même en omettre plus qu’il prétend en dire. Pour le dire en termes pintériens, là où une bonne gestion des mots du langage verbal peut être gage de sécurité, une parole bavarde et incontrôlée représente un danger aussi bien pour un locuteur que pour son entourage, ainsi qu'en témoigne Deborah dans A Kind of Alaska : « Where’s Jack? Tongue-tied as usual. He’s too shy for his own good. And

Pauline’s so sharp she’ll cut herself [...]55. » À s’en tenir aux portraits que Deborah

fait de sa sœur et de son frère et qui s’opposent dans le fond et dans la forme, on est fondé d’admettre que toutes les menaces que l’on impute au langage viennent d’une méconnaissance de la notion d’équilibre dans la rhétorique et la praxis verbale. Ce qui est encore fort remarquable, c’est que les individus ont beau désirer tout dire avec les mots, ils n’y arriveront jamais. Le langage ne peut en aucun cas tenir cette

54 Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort » dans La Part du feu, Paris, Gallimard,

1949, p. 38.

promesse. L’outil verbal ne fonctionne que sur la base de ces paradoxes qui autorisent d’aucuns comme Blanchot à poser que « parler, il le faut, c’est cela, cela seul qui convient. Et pourtant parler est impossible56 ». Généralement, rien n’est

évident par la parole, cependant quand il est surtout question du langage théâtral et de son univers, les choses deviennent plus compliquées et complexes. Sur ce, aux yeux de Daniel Mesguich, si cela se passe ainsi, c’est parce que « le théâtre ne va pas sans mystère : il faut savoir laisser entendre qu’on ne dit pas : savoir laisser les signes ne renvoyer qu’à eux-mêmes, les laisser signifier qu’il faut ici prêter attention non à ce que ça signifie, mais au fait que ça cherche à signifier; non pas : il y a quelque chose à comprendre, mais il y a à comprendre qu’il y a à comprendre.

Parfois il ne faut pas faire sens, mais énigme57 ». Ces propos traduisent la difficulté à

dire sans laisser une part de ce qui a motivé notre discours dans le silence. Tout discours (écrit ou oral) est un fragment d’un ensemble de paroles tapies dans le silence. Une parole se distingue toujours par ce qu’elle dit et par ses non-dits et ses énoncés implicites. L’impossibilité de dire serait même liée à la nature intrinsèque du langage, car une autre voix s’invite au débat : « Écrire, ce n’est donc pas échanger de l’ombre pour de la lumière ; c’est accroître l’ombre, même quand on pense mettre le

sens en lumière58. » En mettant en scène les difficultés chevillées au fonctionnement

du langage, notre propos est de justifier les raisons qui poussent à tourner vers le silence. À ce stade, de nombreuses questions nous pressent : Qu’est-ce que le silence ? Le silence parle-t-il véritablement ? Que dit-il en réalité ? Est-il accessible à tout le monde ? Comment le silence peut-il exprimer mieux que le langage ? D’entrée de jeu, pour nous convaincre de la place qu’occupe cette question du silence dans l’œuvre de Pinter, nous ne saurions passer à côté de la pièce intitulée, précisément, Silence. Dans ces dix-neuf pages, nous avons pu dénombrer trente

éléments désignés spécifiquement par le terme « silence59 », c’est-à-dire des instants

où aucun énoncé n’est produit par les trois locuteurs. À cela s’ajoutent dix-huit apparitions des trois points de suspension (18 x …) ou des endroits dans un discours où des mots sont absents ; quatorze pauses (« Pause »), qui marquent l’arrêt temporaire du discours ; et deux tirets (2 x – ) qui indiquent l’inachèvement des

56 M. Blanchot, La Part du feu, p. 38. 57 D. Mesguich, L’Éternel Éphémère, p. 91. 58 R. Millet, La Voix et l’Ombre, p. 182. 59 Silence, Plays 3, p.193.

répliques. Dans le même temps, à ce qui se rapporte à l’interrelation subjective, Pinter laisse entrevoir des facteurs qui interviennent indépendamment de toute volonté humaine et qui rendent les échanges inaboutis. Sans aucun doute, dans son théâtre, les personnages vivent-ils aussi parfois dans les silences des uns et des autres, dès que s’invite ce à quoi ils ne peuvent échapper : « Sometimes the wind is

so high he doesn’t hear me60. » L’emploi du mot vent (« the wind ») n’est ici qu’une

métaphore pour désigner tous les obstacles et écueils qui peuvent nous isoler ou éloigner les uns des autres, et ce nonobstant nos efforts ou recours à d’autres moyens. Et pour en venir ainsi au statut du silence et sa fonction, rappelons que, le plus souvent, des oppositions les plus fortes se font noter à l’affirmation que le silence est un langage. D’aucuns n’hésitent pas à rétorquer : Comment est-ce possible, si l’on sait que le silence est une absence de sons ? Néanmoins, qu’il nous soit permis avant tout de préciser qu’il y a un langage dit verbal, mais cet adjectif est presque toujours elliptique (omis), et d’autres langages parmi lesquels il faut inclure le silence. Bien qu’il ne fasse pas résonner sa voix comme son altérité verbale, le silence est un langage dans la mesure où il contient par-devers lui bien des réalités tues, et ce malgré l’absence de tout signifiant audible. De plus, en ce sens qu’il est un moyen par lequel des sentiments, des pensées, des messages sont véhiculés, lui refuser ce statut de langage relèverait d’une méconnaissance de la fonction qu’il assure dans les efforts de communication ou de représentation. Le silence est parlant, parce qu’il est généralement libre de toute mauvaise volonté ou d’une quelconque tentative de manipulation, contrairement à ce quoi l'on peut assister avec le langage des mots. Dès lors, si l'on y réfléchit un peu, il est impossible de nier que c’est dans le silence que se forment les discours verbaux et que c’est grâce à lui que des interlocuteurs s’écoutent, s’entendent, s’interrogent et réfléchissent sur des productions verbales. Naturellement, une fois que les mots cessent, c’est au silence qu’il revient de compléter, de combler les vides sémantiques. Dans certaines circonstances, l’homme aussi bien que ses semblables font de leur mieux pour ne pas s'entourer de bruit, y compris celui des mots, pour ne pas déranger leur entourage. De là viennent le calme et la tranquillité du cadre dans lequel vivent des individus. En conséquence, même les objets dont nous nous entourons ne produiraient de bruits que parce que nous les dérangeons. Leur pouvoir sonore semble dépendre largement de l’action humaine.

En termes explicites, il est à reconnaître qu’au moment où certains objets peuvent produire du bruit par eux-mêmes, d’autres n'en font entendre que lorsque soumis à l'action des forces extérieures telles que celle de l’homme.

Du point de vue intersubjectif, il faut préciser que l’inconfort viendrait de l’attitude de certaines personnes qui gênent le discours de leurs interlocuteurs. D’où le règne d’un certain bruit verbal dans les échanges interpersonnels. Disons que si, dans une discussion, les parties engagées ne consentent pas à s'écouter, c'est-à-dire à alterner le silence des uns (temps d'écoute) avec l'intervention verbale des autres, ce sont des silences (des malentendus, des cacophonies) qui s'invitent inexorablement. Ce qui veut dire que chaque locuteur est dans le silence de ce que dit l'autre, et ce malgré une profusion verbale. Pour lutter contre ce genre de silences, il faut s'écouter dans le silence. Le silence d'écoute correspond à cet instant où nous prêtons une oreille attentive à ce que dit notre interlocuteur. Dans toute interaction verbale digne de ce nom, nous avons besoin d’un silence à travers lequel des individus accordent un temps d’écoute, c’est ce qui fait progresser l'échange et qui l'enrichit. En des termes explicites : pour échanger effectivement, il faut l’existence d’un silence pour chasser des silences. Il n’y a pas pire qu’un télescopage de discours. Au bout du compte, le rappel à l’ordre qui se traduit par « Ne parlez pas tous à la fois ! » trouve sa justification dans la difficulté, voire l’impossibilité de se comprendre ou de se faire comprendre quand plus d’une voix s’élève. Quand deux, voire plusieurs locuteurs prennent tous la parole en même temps, cela ne peut déboucher que sur un désordre sonore et des silences improductifs.

Par ailleurs, à cause de son caractère polysémique, le silence laisse se référer parfois au silence physique qui peut se décliner en plusieurs formes. Il y a du silence physique humain comme il peut y avoir du silence physique qui ne l’est pas. Le silence dont il est question ici est humain dans la mesure où il est entièrement produit par l’homme à travers la maîtrise de ses mouvements, gestes et déplacements. En se mouvant, par exemple, dans l’espace, l’individu fait des efforts énormes pour ne faire entendre aucune production sonore physiologique ou organique. La respiration est contrôlée, les articulations sont maîtrisées, des claquements des doigts évités, etc. Et sur cette question du silence physique, écoutons ce qu'en pense Pinter. En effet, dans sa pièce The Hothouse, nous ne pouvons nous empêcher de nous arrêter sur au moins

un élément, en l’occurrence cette pièce insonorisée (« a soundproof room61 »). Par ce

système d’insonorisation, nous voyons la volonté de ceux qui travaillent à l’intérieur de se couper de tout bruit qui peut venir de l’extérieur. Pour éviter toute interpénétration entre les deux mondes, des êtres n’hésitent pas à ériger des barrières étanches. Ici, chaque monde se trouve dans le silence de l’autre. Avec son avènement, même si nous ne pouvons parler de nullité sonore, il faut tout de même reconnaître le règne d'un calme perceptible et effectif. Et, pour en apprendre davantage sur ce sujet, essayons de voir ce qu'en pense Tom Stoppard. Dans sa pièce, If You’re Glad I’ll be Frank, le dramaturge perçoit le silence comme les derniers échos d'un temps qui s'efface : « Silence is the sound of the time passing62. »

Physiquement, dès l'instant où le bruit est en passe de se dissiper, ce qui va s'ensuivre est forcément le temps du silence. Ceci dit, lorsque le silence s'installe, il domine le bruit et finit par lui dicter ses règles sans l'étouffer. Des éléments sonores surviendront toujours, quand bien même la logique du silence serait de les rendre aphones. Le silence physique ne peut être perçu ou effectif que dès l'instant où tout semble exister indépendamment de toute production sonore. La quiétude et la tranquillité d'un endroit restent imperturbables, puisque résistant à toutes formes de perturbation interne et externe. L'on peut dire qu'il n'y aurait aucune matérialité sonore du bruit humain, verbal, mécanique ou d'autres éléments physiques. Ce silence ne peut alors exister temporairement que dans des conditions où toute réalité physique de l'élément sonore est imperceptible, nulle ou presque. Dans son rapport au bruit, il faut admettre que le silence est loin de signifier une absence de bruit. Dans le silence, tout n’est pas silencieux : il y a même du bruit dans le silence. Le silence ne peut se départir du bruit et prendre ses distances que lorsque celui-ci se transforme en nuisance. Le silence ne serait que partiel, car même chez les sourds- muets, il existe des bruits dont ils sont les seuls témoins. Des réalités sonores