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Chapitre II : Arts, culture et silence

II.1. Les voix du silence dans l’univers sonore et des harmonies

II.1.2. La coexistence du silence complice et des bruits

À partir du moment où une certaine distinction doit se faire entre les bruits, les sons de ce monde et ceux qui sont au-delà ou en-deçà de nous, il importe, à nouveau, de préciser ce qui fait la différence entre la production sonore musicale et les autres réalités sonores. Le bruit qui accompagne les activités, les agissements humains est inévitable pendant le laps de temps que l’homme restera dans cet éon marqué par la dialectique des forces, c’est-à-dire dans ce contexte de lutte pour la survie. Le chant ou la musique du monde semblent composés par les bruits et les sons de la nature (ce qui est inanimé ou animé) et de l’homme. Néanmoins, il faut noter que ce besoin de bruit pour le divertissement peut déboucher sur une nuisance sonore que l’homme ne saurait tolérer. Autrement dit, renouer avec le silence s’explique par le désir d’échapper à ce tapage qui redevient envahissant et plus insupportable que le fardeau de l’existence. Le bruit restera aussi longtemps

137 Ibid., p. 30.

138 The Basement, Plays 3, p. 159.

139 The Basement, Plays 3, p. 163. 140 A Kind of Alaska, Plays 4, p. 163.

supportable et agréable que lorsqu’il est entouré d’une immense étendue de silence. Il ne devient insupportable que lorsqu’il envahit et noie le silence, lorsqu’il le masque réellement. Les êtres resteront toujours complaisants avec ce bruit tant qu’il restera inscrit dans le silence et aussi longtemps qu’il lui sera insulaire. Dès le début du scénario de Victory, cette question d'insularité se pose. Puisque les bruits environnants n'ont pas dépassé le seuil auditif de tolérance, des oiseaux restent posés tranquillement sur les branches. Dès que deux hommes commencent à faire un grand bruit dans leur déplacement, les oiseaux poussent des cris perçants : « An island. Moonlight. Silence. Figures of men seen from distance at the door of a low, thatched house. The door is kicked open. The sound reverberates in the night. Explosion of

shrieking birds142. » Avec cette rupture du calme et de la quiétude, on peut imaginer

que les oiseaux sont contraints de quitter leur gîte pour d'autres destinations. Au plan social, l’agacement ne survient que quand on assiste à l’inverse, c'est-à-dire quand le silence devient insulaire. Aston ne commence à s'agacer qu'à partir du moment où le bruit de Davies vient le déranger dans son sommeil : « You were making groans. You were jabbering / You woke me up. I thought you might have been

dreaming143 . » On peut noter ce phénomène dans le scénario de Pinter, The Proust

Screenplay, au moment où le silence de Charlus et la musique qui se joue sont submergés par les bruits autour de l’homme. Il y a lieu de dire que quand bien même la musique serait faite de sons, ce qui sous-tend ses mélodies et rythmes est loin de ressembler à toute autre forme de sonorités ou de bruitage. Avant que nous n’entrions réellement en contact avec la réalité musicale, les sons qui la composent existaient déjà, seulement ils n’étaient pas audibles. Ces sons ne viennent donc pas ex nihilo. La musique est un art de sons et de bruits mélodieux et de rythmes travaillés ; elle est construite à partir de ce que son concepteur a su sélectionner. Le système musical se construit et s’élabore grâce à une sélection faite dans un volume massif de sons ou de bruits potentiels à l’état brut. Ceci traduirait le statut particulier du fait musical : si, par exemple, la musique est constituée de sons, tout son n’est pas musical. C’est dans le silence que s’origine la musique, c’est dans le silence que se joue la musique et c’est dans le silence que la musique s’écoute. Tout mélomane apprécie le silence qui constitue pour lui une réalité incontournable pour apprécier des notes musicales.

142 Victory, Screenplays 2, p. 313. 143The Caretaker, Plays 2, p.20-21.

L’artiste s’inspire des sons de la nature, mais pendant qu’il les retravaille, il a plus que jamais besoin du silence. Tout autre bruit qui puisse compromettre ces sons bien choisis est banni de l’espace musical. Le silence cesse d’être un imperceptible sonore dès lors qu’il se met à vibrer et qu’il met l’écoute en tension et en émoi. Étant donné son statut d’élément sonore traité, la musique ne peut s’écouter profondément que quand tous les autres bruits de la vie et de la nature se sont arrêtés momentanément. À l’instar de la vie qui a un début et une fin, la musique connaît, elle aussi, un avant et un après : elle est précédée par un silence-avant et suivi par un silence-après. Bien plus, il faut ajouter qu’il y a même un silence qui se crée pendant le déploiement de l’élément musical. Faire de la musique, c’est habiter un instant le silence : occuper une parcelle qu’il semblerait nous confier provisoirement. Dans ce qu’on a vu précédemment, si Charlus ne supporte pas le bruit quand il écoute de la musique, c'est du fait de l’empiétement du bruit sur le musical ; cependant dans un autre scénario de Pinter, The Servant, c’est l’empiétement du bruit sur le silence qui est à l’origine de l’agacement et de la réaction de Tony. Comme l’écoulement du robinet ne lui permet plus de se concentrer sur ce que dit Vera, Tony n’hésite pas à mettre fin à ce bruit dérangeant, au point que le silence se fait : « Tap dripping. Tony turns the tap off, turns. Silence144. » Par ailleurs, en considérant la musique de l’un des

compositeurs qui attirent son attention, Jankélévitch constate : « Le double silence baigne la musique de Claude Debussy, qui flotte ainsi toute entière dans l’océan pacifique du silence, silentio, ad silentium, per silentium ! Du silence au silence, à travers le silence : telle pourrait être la devise d’une musique que le silence pénètre de toutes parts145. » La musique doit beaucoup au silence qui, non seulement

l’engendre, mais aussi l’héberge une fois que s’arrêtent les notes et les cordes

vocales : « La musique née du silence retourne au silence146. » L’immense étendue de

la nature est un grand défi pour la musique. La musique ne peut être possible que grâce à des sons humains et organologiques qui trouvent leur origine dans les sons naturels préexistants. Le bruit produit par les instruments ou par les voix ne représente qu’une infime quantité sonore au milieu de ces espaces infinis. Incapable de la couvrir, la musique devient plus silencieuse que toute autre réalité au fur et à mesure que ce qui est produit ou émis s’éloigne de son point ontogénique ou du

144 The Servant, Screenplays 1, p. 48.

145V. Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, p. 164. 146Ibid., p. 165.

public. Le silence cosmologique semble intervenir seulement à partir du moment où la voix de la nature prend le dessus sur la raison qui n’opère plus pour maintenir la ligne de partage entre ce qui vient du for intérieur de l’être et de ses sensations, c’est- à-dire de ce qui vient de l’extérieur. Toutes les réalités (celles de l’intérieur et de l’extérieur) sont amalgamées. Ainsi, Jankélévitch notera à propos de Borodine que « dans les steppes de l’Asie centrale, dans l’interminable ennui de la plaine la caravane chemine, escortée par des soldats russes : le chant harmonieux se rapproche, s’éloigne, se perd enfin, résorbé par l’immensité ; la monotone, l’obsédante horizontale de la pédale de dominante s’éteint dans l’uniformité grise ; il

n’y a plus que sable et silence147. » Avec le temps et l’immensité spatiale, les voix de

la musique se dissipent et se fondent dans la nature. L’espace agit donc sur la musique : il l’efface en submergeant le bruit qu’elle a produit au préalable. De même,

le chœur des matelots « Hisse éo148 » à la troisième scène de Pelléas et de Mélisande

qui se faisait entendre distinctement va tomber dans une sorte de fredonnements au fur et à mesure que la nuit s’avance et que leur vaisseau s’éloigne progressivement dans l’espace maritime. Ce qui rapprocherait les strophes des Djinns de Victor Hugo aux derniers sanglots de la mandoline chez Moussorgski dans la grande solitude sibérienne n’est rien d’autre que la submersion des bruits par des éléments spatiaux

(« les sables gris du désert149 »). Nonobstant la résistance offerte par la musique, les

forces qui lui sont hostiles et qui œuvrent pour sa cessation se montrent toujours irrésistibles. Les talents de Liszt se sont montrés fragiles et vulnérables face aux agressions incessantes du temps. Le temps est un facteur d’érosion et de destruction. Il est un réel test pour les artistes, car il ralentit leurs élans et génie de production et freine leur allant. « C’est ainsi que l’œuvre de Liszt, toute bruissante d’héroïsme, d’épopée et d’éclats triomphaux, se voit aux approches de la vieillesse envahie peu à peu par le silence : le silence maternel y entre par tous les pores ; de longues pauses viennent interrompre le récitatif, de grands vides, des mesures blanches espacent et

raréfient les notes150. » Ce silence maternel, où le silence originel et le silence de la

147V. Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, p. 165.

148Marik Froidefond, « Entre deux bouchées de silence : esquisse d’une poétique à bouche fermée chez

quelques compositeurs et poètes du XXe siècle », in Écriture et silence au XXe siècle, éd. Yves- Michel Ergal et Michèle Finck, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2010, p. 245.

149 V. Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, p. 166. 150 Id.

fin fusionnent dans la tête, nous rappelle notre fragilité et notre finitude. Et, en plus de son invasion, il fait taire les voix de la révolte et dompte même les plus irréductibles. Lorsqu’il s’installe, il s’empare des talents oratoires ( verbaux ), en affecte les capacités productrices, c’est dire que « les sables du néant envahissent la

mélodie et en tarissent la verve151 ». Le bruit « musical » ne représente qu’une faible

quantité ; il est d’ailleurs encerclé par d’innombrables et de puissantes vagues de silence qui le guettent et qui sont prêtes à l’engloutir. Sans doute est-ce en ce sens que nous pensons opportun de mentionner la sonate de Vinteuil de Proust à laquelle

Pinter fait référence dans The Proust Screenplay (« Music of Vinteuil152 »). En réalité,

ce qui se passe, c’est qu’au moment où arrive une nouvelle note de piano ou de violon, la note qui la précède ne continuerait à résonner que parce que nous en avons encore le souvenir. Dans cette succession de notes, c’est notre conscience qui prolongerait des sons qui sont déjà repassés dans le silence, avec l’avènement des dernières notes jouées, tel que l’explique Nicolas Grimaldi : « Comme l’attente est donc constitutive de toute perception sans qu’aucune perception ne puisse être constitutive de l’attente, il nous faut reconnaître à l’attente un caractère transcendantal. C’est pourquoi les notes d’une mélodie ne se succèdent pas plus sans un sujet qui se les rappelle et les perçoit, qu’une note ne dure et n’attend la suivante sans que ce soit nous-mêmes qui nous sentions alors durer, et n’attendions comme une délivrance l’avènement d’un nouveau motif qui fasse relâcher à cette note tenue son exaspérante tension153. » Avec l’écoulement irréversible du temps, et vu

l’impossibilité d’avoir une emprise sur l’immensité des espaces, les plus belles mélodies finiront par se dissiper dans le silence d’où elles proviennent. Cette construction mélodieuse qu’est la musique, comme tout autre bruit humain connaîtra une durée bien limitée. Encore soulignons ici que ce silence n’a rien à avoir avec le silence qui précède leur création ; c’est un silence qui signe l’arrêt définitif de tout élément sonore comme de toute vie, ainsi qu’il apparaît dans la dernière strophe « Les Djinns » de Hugo : « On doute / La nuit / J’écoute / Tout fuit / Tout passe /

L’espace / Efface / Le bruit154. » Une autre dimension importante à intégrer dans le

151 Id.

152 The Proust Screenplay, Screenplays 2, p. 125.

153 Nicolas Grimaldi, Ontologie du temps, Paris, PUF, 1993, p. 52.

154Victor Hugo, « Les Djinns », cité d'après « Préliminaires à l’Esthétique » dans V. Jankélévitch, La

rapport de la musique au silence est la notion d’insularité soulevée par Jankélévitch. Par exemple, quand la musique surgit du silence, le bruit qu’elle occasionne ne constitue qu’une île dans le vaste océan du silence. La musique, ce bruit traité n’est donc qu’une interruption ou une suspension provisoire d’une portion silence. En revanche, bien qu’elle soit du bruit fini, la musique commence à devenir un fardeau sonore dès qu’elle semble envahir tous les espaces du silence. Une tolérance n’est accordée à ce genre de bruit que quand il est entouré d’un vaste domaine silencieux. Dans ce domaine, il arrive que le silence interrompe le bruit ; ce silence n’est ni de près ni de loin identique au silence existentiel qui effraie et qui réveille des questionnements qui secouent l’homme, mais plutôt « un havre de recueillement et

de quiétude155 ». Alors que la musique de Debussy sourd du silence et est une

interruption provisoire du silence, celle de Fauré est un silence, c’est-à-dire un silence qui interrompt le bruit. Comme le rappelle « la Mélisande du Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, que Debussy mit en musique, se présente comme un être

silencieux que certains comprennent, d’autres pas156 ». Cette musique en sourdine, ce

silence ne fait pas plonger dans le néant ou dans le déchirement existentiel. Elle est « une île sonore sur la mer de silence, l’île des chants et des rires et cymbales éclatantes157 ».

Nous ne pouvons imaginer la musique en dehors de tout lien avec le silence : elle lui doit son existence. Cette existence tient au silence qui lui fournit l’énergie vitale qui se dégage dans les pauses calculées, dénombrées, espacées, mesurées dans le temps constituées par les soupirs et les silences intramusicaux : « La musique ne respire que dans l’oxygène du silence. Et inversement la musique ambiante filtre, par osmose, à l’intérieur de la mesure vide pour en colorer et en qualifier le silence158. » Ils seraient deux compagnons liés par les services

réciproques qu’ils se rendent. Quoique la musique surgisse du silence, fende ce socle silencieux pour exister, cela n’empêche pas les compositeurs et autres spécialistes de cet art de créer par eux-mêmes des espaces de silence dans ce silence chargé en sons, en mélodies et en rythmes. Ce sont ces silences qui font que la musique puisse

155V. Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, p. 167.

156Françoise Fonteneau, L’éthique du silence : Wittgenstein et Lacan, Paris, Éditions du Seuil, 1999,

p. 104.

157V. Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, p. 167. 158 Id.

se jouer et s’écouter. Ce vaste espace de silence d’où est originaire le bruit musical constitue un ensemble que l’on peut qualifier de macro-silence. L’espace occupé par ce bruit est fragile et marginal et peut à tout moment subir une érosion : « C’est le

bruit qui est une île dans l’océan, une oasis ou un jardin clos dans le désert159. » Dans

son entendement du silence, John Cage écrit dans un ouvrage éponyme qu’il est constitué par tous les bruits désordonnés, non traités. Dans Silence, nous pouvons comprendre que tous les sons que nous ne déterminons pas composent le bruissement continu qui provient de la rumeur de la nature, du bruit perpétré par l’homme ou inhérent à ses activités. Et ceci résume l’essentiel de la réalité silencieuse dont l’existence y est explicite : « Le silence n’existe pas. Il se passe toujours quelque chose qui produit un son160. »