• Aucun résultat trouvé

Chapitre II : Arts, culture et silence

II.1. Les voix du silence dans l’univers sonore et des harmonies

II.1.3. La fragmentation de l’élément musical

Au cours de l’exécution musicale, des pauses, des plages de silence sont créées pour permettre l’harmonie et la fluidité sonores. La partition musicale est comme une sorte de texte qui a ses propres mécanismes de fonctionnement et qui exige des instants d’arrêt, puisqu’étant humainement mené. Ils permettent ainsi aux artistes de respirer, d’aérer ce qu’ils jouent et de se faire suivre par les auditeurs. Il n'est pas possible auditivement de suivre de manière continue une production sonore. Cela devient à la longue insupportable et agaçant ; l’on bascule dans la nuisance sonore. Ces micro-silences sont donc plus que nécessaires pour l’avènement des mélodies, mais aussi pour une écoute non ennuyeuse. Lorsque ce que l’on entend est exécuté d’une manière irréfléchie, c’est-à-dire sans silences calculés, cela se transforme en bruits insupportables. Pinter montre bien ce phénomène à travers le dérapage « sonore » de Stanley qui heurte la patience de Meg : « Halfway round the

beat becomes erratic, uncontrolled. Meg expresses dismay161. » Voilà bien ce dont il

s’agit à travers cet exemple : ce que Stanley fait entendre n'est pas de la musique, mais plutôt du bruit. Ce qui était censé se produire musicalement, c'est-à-dire

159 Ibid., p. 166.

160 John Cage, Silence, dans Discours et écrits, trad. M. Fong, Paris, Denoël, 1970, p. 145. 161The Birthday Party, Plays 1, p. 30.

mélodieusement, se transforme en tapage. En même temps, ce que nous pouvons apprendre de l'attitude de Meg est que si la musique est réussie, cela se voit à travers la réaction positive du public, par contre quand elle mal jouée, le silence des spectateurs en dit souvent long. Pire encore : les visages traduisent tout ce que les mots, les cris ou autres gestes n’arrivent pas à exprimer. De plus, ce qui est très frappant en musique, c’est de réussir à créer à partir du silence un bruit mélodieux et de pouvoir y aussi aménager de petits espaces de silence qui sont très significatifs. Ils sont tous sauf un néant, encore moins un moment d’angoisse. À ce sujet, tel que cela se note dans Old Times, Pinter réserve une bonne part à l’organisation des silences

dans la chanson Lovely to look at, delightful to know162 (« les yeux et le cœur ravis

en face de toi »). Ainsi, aussitôt que l’envie de chanter advient, toute discussion s’estompe. En sorte que Deeley et Anna chantent à tour de rôle pendant de longues bonnes minutes :

Deeley (singing) : Blue moon, I see you standing alone… Anna (singing): The way you comb your hair163

Par cette chanson, on découvre le tempo (qui est ici entre le lent et le rapide), les silences pour l’écoute, les silences du chanteur, les légères pauses (« Slight pause164 ») et pauses musicales (« Pause165 »), et enfin le silence final

(« Silence166 ») qui marque la fin de la partie musicale. On voit donc bien par là que

la musique, et c'est bien ainsi que l'entend Pinter, est partout entourée de silence : elle sourd du silence, elle s’accompagne de silences, elle crée des silences et elle retourne au silence. Cela confirme ce qu’en dit Jean Starobinski : « L’art est trop lié à la

finitude pour ne pas s’achever où commence l’éternité167. »

Ce qui différencie clairement le son musical des autres bruits émanerait de ces silences savamment conçus et scrupuleusement respectés. Tout manque de respect de la durée, du temps et de la mesure des silences crée des productions sonores presque inécoutables, sortes de cacophonie désagréables à l’oreille. Les

162 Old Times, Plays 3, p. 264. 163 Ibid., p. 265-267.

164 Ibid., p. 265. 165 Ibid., p. 266-267. 166 Ibid., p. 267.

silences en musique montrent aussi que le silence en tant tel est loin d’être un néant. Si un néant ne peut pas être différencié d’un autre néant, une musique se distingue d’une autre non pas seulement par ses propriétés ontologiques mais aussi par les silences qui la marquent. Le silence, s’il est tant recherché en musique, c’est dû au fait qu’il est l’expression d’une réalité authentique. Il est aux antipodes de ce qui arrive quand l’homme recourt à la parole bavarde, frivole pour remplir un silence qui l’oppresse et qui l’éprouve très rudement. Ces instants de silence sont perçus par Jankélévitch comme des moments de quiétude et de concentration : « Les plages de

silence sont au milieu du bruitage universel un asile de repos et de rêverie168. » Étant

donné que la musique est produite à partir du silence, il fait donc parler ce dernier qui, à son tour, le rend davantage compréhensible un moment pour ceux qui la composent, pour ceux qui la jouent et pour ceux qui l’écoutent. Le silence précède la création musicale, il l’accompagne, la suit et la recueille quand tout se taira. La musique ne peut advenir que quand tous les autres bruits auront cessé. Elle chasse toutes autres réalités sonores « sauvages », elle s’installe et se fait savourer dans le silence. La musique occupe majoritairement l'espace; elle ne peut coexister avec aucun autre bruit qui ne viendrait que pour la gêner. Même si dans l’espace beaucoup de bruits non identiques coexistent, cela ne peut être effectif si on les ramène sur le plan musical, les seuls bruits qui vont ensemble sont ceux qui ont été soigneusement élaborés et mis en parfaite harmonie. La musique fait taire tout le bavardage autour pour faire entendre sa propre voix. Le discours musical procède par élimination; il

élague les bruits tapageurs : « La musique est le silence des paroles169. » Pour qu’un

bruit puisse se voir octroyer le qualificatif de musical, il faut qu’il soit une œuvre motivée et intentionnée. De même pour qu’un silence puisse être qualifié de « silence musical », il faut qu’il laisse des sons, des notes ou des voix surgir de manière régulière et organisée.

Dans The Dwarfs, notre attention porte sur la notion de fragmentation, de discontinuité ou de vides en musique. Une perte d’unité, d’harmonie sonore et l’avènement de silences imprévus peuvent rendre toute écoute musicale difficile, voire impossible. Même si elle a besoin de s’entourer de silences, la musique

168 V. Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, p. 168. 169 Ibid., p.172.

disqualifie tout silence ou tout manque de cohérence qui viendrait menacer son existence. Ces silences non souhaités, c’est-à-dire ces instants de dislocation ou de désintégration, constituent ainsi un frein à la mise en route de la réalité musicale : « Len is playing a recorder. The sound is fragmentary. He pulls the recorder in half,

looks down, blows, taps170. » Il n’en est que plus important de s’arrêter sur la vision

de Pinter de la musique. D’après ces quelques éléments qui précèdent, il est clair que dans son entendement, le devenir de l’élément musical reste plus que jamais lié au silence. Précisons que ces coupures sur lesquelles il attire notre attention dans la pièce ci-dessus, à ses yeux, produisent les mêmes effets que les diaphonies, ces bruits parasites, en ce sens que chacune de ces présences obligent à un arrêt momentané. Cependant, seul un effort d’harmonie peut parvenir à mettre ensemble des bruits bien travaillés. Et s’il n’y a aucune harmonie, aucune synchronisation des éléments sonores, cela peut devenir gênant pour l’organe auditif : « La musique, qui fait elle- même tant de bruit, est le silence de tous les autres bruits, car lorsqu’elle élève la voix, elle prétend être seule, occuper seule l’espace vibrant ; l’onde mélodieuse ne partage jamais avec d’autres une place qu’elle veut remplir à elle seule. La musique est une espèce de silence, et il faut du silence pour écouter la musique. Il faut du silence pour écouter le mélodieux silence ; ce bruit mélodieux, ce bruit mesuré, enchanté qu’on appelle musique, il faut l’environner de silence pour écouter la musique; la musique impose silence au ronron des paroles, c’est-à-dire au bruit le plus facile et le plus volubile de tous, qui est le bruit des bavardages; le bruyant se

tient coi pour mieux percevoir l’incantation171. » Dès lors que l’on accepte que la

musique fait partie de ce qui fonde l’humanité de l’homme, essayons de comprendre comment elle supplée au langage verbal qui est confronté à ses limites expressives. Elle appartient à la grande classe du langage social. Quand les mots ne sont plus les bienvenus, le sujet peut donc avoir recours à l’expression musicale. Une approche musicale du silence se veut claire sur le rôle que la musique joue pendant que les mots ne se font plus entendre et sur la place du verbal dans le silence du langage musical. Jankélévitch pense que les hommes peuvent tourner le dos à la parole en se tournant vers la musique, et plus particulièrement vers le chant : « Chanter dispense

170 The Dwarfs, Plays 2, p. 79.

de dire. Chanter est une façon de se taire172 ! » Investir le domaine musical, c’est

donc refuser le langage verbal ; grâce aux moyens musicaux (instruments, voix), l’artiste peut s’exprimer, faire comprendre et se faire comprendre des autres. La voix musicale ne peut se faire entendre que lorsque tout le tapage verbal aura cessé ; elle se fraie ainsi une voie et s’adresse à son public sans ambages. Dire donc que chanter nous évite de nous servir de la parole, c’est une manière d’admettre le rôle du langage musical et de corroborer la position qui refuse au langage verbal le pouvoir exclusif d’expression. Quand l’outil linguistique montre ses défaillances et ses insuffisances, d’autres recours sont possibles. Le langage musical est à intégrer dans cette longue liste des modes de communication accessibles à l’être humain pour se fixer et se situer dans l’univers. Chez Pinter, même si elle doit être laissée à l'initiative du metteur en scène, il est clair que la musique est une composante essentielle de son art. Elle doit faire entendre ses voix de temps en temps pour apporter un complément à ce qui n'est dit que partiellement avec les mots, ainsi qu'il

se note dans Party Time : « Spasmodic party music throughout the play173 ». Sur quoi

le spectateur doit focaliser son attention, dans cette pièce, c'est sur l'alternance de la musique et des interactions verbales. De jeunes gens se retrouvent dans l’esprit de communier ensemble, c’est-à-dire de partager le bonheur et la joie que procure la musique ; de temps à autre des discussions s'instaurent. Et comme il entend que la fête soit belle, Terry refuse de céder à toute forme verbale qui cherche à gâcher l’événement, d’où sa virulence verbale contre Dusty : « You come to a lovely party like this; all you have to do is shut up and enjoy the hospitality and mind your

fucking business174.» Pendant ce temps, par exemple, au lieu de laisser la musique

retentir, Pinter nous fait vivre ce qui se dit entre les différents acteurs. Pour l’essentiel, la musique, ce langage qui exprime des sentiments surclasse les mots qui ne semblent pouvoir intervenir que pour l’expression de certaines pensées. Si l’on pense avec les mots, il faut admettre que le langage des réalités du cœur n’est pas sous-tendu par les mots. On ne pense pas les sentiments : l’amour, qui est une des manifestations de ces sentiments, ne pourrait peut être compris que grâce à un langage qui lui est propre et la musique ou la poésie sont plus aptes à assurer

172 Ibid., p. 173.

173Party Time, Plays 4, p. 281. 174 Party Time, Plays 4, p. 288.

l'expression. Disons-le autrement, les réalités profondes du cœur ou sa rhétorique ne sont pas régies par la pensée ; elles obéissent plutôt à la règle des passions. Ce qui est dictée par d’autres forces que la raison, tel que l'indique Michel Leiris : « Lorsqu'on chante, on vise à émouvoir (communiquer en profondeur) et ce n'est plus à la raison que revient la part du lion175 », c'est-à-dire à cette faculté de discernement,

échapperait à toute saisie verbale. Et l’échec de la parole dite semble ouvrir la voie à la parole chantée ; en échouant à exprimer ce qu’il ressent ou ce qu’il subit, le sujet se résout au chant. L’emprise ou le règne de l’émotion, de la menace, etc. sur celui qui est en train de parler ne sont pas de propriétés relationnelles. Aucun locuteur ne peut avec les mots inscrire dans la chair de son vis-à-vis ses expériences privées. Ce qui empêche le flux normal du discours écrit ou oral. Cette écriture dénote la disjonction entre ce qu’un personnage vit intérieurement et ce que les mots peuvent en dire. Comment la plume peut-elle rendre compte de l’amour de la souffrance due à cet amour ? Des hésitations, des tergiversations, des silences qui montrent que les grandes joies ou les profondes douleurs sont parfois muettes. Par exemple, bien que Petey vive mal l'enlèvement de Stanley, en aucun cas Pinter ne l'écrit ou ne le dit dans The Birthday Party. C’est une écriture qui n’écrit rien, qui est mutique, car elle ne rend compte de rien. Dans la liste des réalités qui échappent à toute mise en mots chez Pinter, il faut ajouter les vocables synonymiques du silence comme l’inénarrable, l’indescriptible, l’innommable, l’incommensurable, l’ineffable, l’irreprésentable, etc. L’immensité, la complexité et la profondeur de certaines comme celles que nous venons d’identifier font que les mots du langage pris dans leur ensemble n’arrivent jamais à en parler entièrement ou à en dire quoi que ce soit. Cependant, on se retrouve dans une sorte d’amphibologie situationnelle où le dire semble impossible et le silence inacceptable. Comment traduire ces réalités alors ? À ce qu’il paraît, le meilleur moyen pour traduire les émotions ne se trouve pas dans les mots du langage, mais plutôt dans la musique. Là où le matériau verbal ne fait que détruire, la musique, grâce à ses capacités suggestives comparables à celle du silence, assure efficacement ce rôle. D’après Théodore de Wyzewa, tout effort pour « traduire l’émotion par des mots précis était évidemment impossible : c’était décomposer l’émotion, donc la détruire. L’émotion, plus encore que les autres modes vitaux, ne peut être traduite directement, mais seulement suggérée. Pour suggérer les

émotions, mode subtil et dernier de la vie, un signal spécial a été inventé : le son musical176 ».