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Chapitre 1 - Aménagement des conditions de travail en agriculture :

4. Concilier viabilité et vivabilité : un slogan qui cache la dimension humaine

4.5. Spécificités du travail en agriculture : rapport à la vie, éthique, rapport au temps

Les auteurs de la méthode IDEA, ne parlent pas de conditions de travail supportables, mais

parlent aussi d’éthique (Vilain, 2000). Pourquoi l’éthique ? Ils expliquent (Ibid., p25) : « Le

métier d’agriculteur n’est pas un métier comme les autres. En produisant l’alimentation

humaine, en contribuant à la gestion de l’espace et des paysages, en multipliant et gérant le

vivant, en protégeant ou malmenant l’eau et les ressources naturelles, l’agriculteur assume

des responsabilités aujourd’hui très importantes. Mais si certaines d’entre elles relèvent du

champ réglementaire et imposent une professionnalisation importante (réglementation

sanitaire par exemple), d’autres touchent essentiellement à l’obligation morale, c’est-à-dire à

l’éthique. […] Nourrir les hommes et gérer la terre engendrent des responsabilités

particulières. Pourtant, il est sûr que la satisfaction des agriculteurs vis-à-vis de leur travail

provient pour une partie de ces obligations morales. Ethique, qualité de vie,

épanouissement personnel et développement humain sont des concepts intimement

interdépendants. Ils dépassent les seules finalités économiques de l’exploitation agricole

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.

A la fois moteur et résultante, ils conduisent l’action et constituent une composante essentielle

de la durabilité sociale appliquée aux systèmes agricoles ».

Cette vision du travail agricole met en avant les spécificités du métier d’agriculteur, le rapport

particulier à la vie et au temps qu’il entretient, sa dimension morale. Elle est très différente de

la vision du travail comme facteur de production. Selon moi, elle interroge à la fois la

pertinence de la vision du travail et de la référence à l’emploi salarié pour réfléchir à

l’amélioration des conditions de travail en agriculture.

4.6. Souffrances liées aux réorganisations qui ne tiennent pas compte du réel du

travail en agriculture

Barthez (1996) met en garde les agriculteurs et les conseillers par rapport aux finalités de

réorganisation du travail que peuvent être réduire la pénibilité et la durée du travail. « Réduire

la pénibilité : la fatigue n’est pas seulement musculaire ; elle peut être aussi nerveuse et/ou

psychique. Etre épuisé non pas dans ses muscles, mais parce que la situation est trop

compliquée, ou parce qu’on est chargé, non pas seulement par le poids physique, mais par les

choses à gérer et à penser. Gagner du temps et de l’argent, concilier les trois (temps, argent,

fatigue) c’est bien, mais on peut gagner du temps et se fatiguer plus en augmentant la

cadence. On en arrive au « taylorisme », où pour gagner du temps et de l’argent, il suffisait

de mettre les gens à la chaîne et de les convaincre qu’ils avaient à faire une portion d’un

ensemble dont ils ne verraient jamais la fin. Même si le geste répété indéfiniment n’est pas

fatiguant physiquement, il devient épuisant car il pose la question du sens de son travail, de

son épanouissement personnel, …. ».

Salmona (1994a, p185) décrit l’importance du rapport aux temps du vivant et de la nature

dans le travail en élevage, différent du temps de l’horloge : « il est difficile d’imposer le temps

clôturé en agriculture, surtout dans l’élevage, où les activités « autonomes » des animaux

(vêler, agneler, copuler, donner du lait) se développent en partie selon des temps biologiques.

Les vaches accouchent au rythme de leur corps, au rythme du vivant, et non au rythme de la

montre. Il est difficile de prévoir le déroulement de ce travail des bêtes. Les limites de

l’artificialisation des conditions de travail et la clôture du temps sont liées également à

l’imprévisibilité de l’apparition et de la durée des phénomènes météorologiques dans le

travail. Un temps naturel s’ajoute au temps biologique et à celui de l’horloge

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». « Etre ici

et là, chaque fois qu’on vous le demande, changer de tâche, d’espace, de rang dans la

hiérarchie des rôles techniques, boucher des trous dans l’emploi du temps et la répartition

des tâches, dans la même journée, cela est incompatible avec les

exigences/tendances/principes de taylorisation, de quadrillage, de clôture, fonctionnalisation

optimale de l’espace et du temps. Intégrer les temps naturels et biologiques, imprécis et

imprévisibles au temps quadrillé, clôturé, fonctionnalisé est également une gageure : on ne

peut réaliser ensemble ces exigences paradoxales, répondre en même temps à toutes,

intérioriser sans « casse » somatique, psychique et relationnelle, cet ensemble

contradictoire ».

39 C’est moi qui souligne

Pourquoi vouloir faire abstraction ou supprimer les spécificités du travail agricole ? Est-il

possible de conserver le sens du métier, son éthique en faisant abstraction de la spécificité du

rapport au temps du vivant et de la nature ?

4.7. « Peut-on aimer ce travail ainsi organisé ? »

Le projet défendu par Barthez, avoir de la jouissance dans son travail et dans sa vie, apparaît

comme beaucoup plus ambitieux que celui d’avoir un travail supportable, vivable, et me

semble plus approprié pour restaurer l’attractivité du métier d’éleveur. Dans une intervention

auprès d’agriculteurs à l’occasion d’une journée « mieux organiser le travail dans nos

exploitations » organisée par la FRGEDA et la chambre d’agriculture régionale du Limousin

octobre en 1995, Barthez (1996) invite les agriculteurs à réfléchir eux-mêmes à leur

organisation du travail, à en être les « auteurs » et non pas les « otages » ni les « exécutants

d’impératifs extérieurs » : « Organiser son travail implique un rôle très actif, pour savoir ce

que l’on souhaite, ce que l’on veut, et quelles sont les finalités recherchées. C’est à partir de

la question « comment veut-on vivre ? » et en remontant par récurrence, que l’on doit définir

l’exploitation dans laquelle on souhaite travailler et vivre. »« A mesure que l’agriculture

devient de plus en plus une activité économique, il faut aussi qu’elle devienne une activité

humaine. Pour ce faire, il faut s’interroger : Pourquoi vouloir organiser son travail ?

Quelle(s) finalités attribuer à cette organisation du travail ? Peut-on aimer ce travail ainsi

organisé ? Peut-on aimer cette agriculture ainsi rationalisée ? […] Gagner du temps pour

travailler moins, veut dire qu’on ne se retrouve pas complètement dans son travail

professionnel, qu’on a besoin d’autre(s) chose(s), qu’il y a d’autres dimensions de soi qui ont

envie de se développer. C’est reconnaître qu’aimer la vie n’est pas complètement contenu

dans aimer son travail. Lorsqu’on se soucie d’organiser son travail, il est important

d’organiser l’ensemble de sa vie et de prendre en main la totalité de sa vie. On a beaucoup de

mal dans nos sociétés à se reconnaître autorisé à vouloir jouir de la vie. Avoir une jouissance

de la vie, c’est organiser son travail de manière à ne pas être complètement pris par lui, mais

c’est aussi vouloir de la jouissance dans son travail. »

Ces travaux portant sur le travail en agriculture montrent que le travail ne se définit pas

seulement en terme de durée ou de pénibilité physique et que par conséquent de bonnes

conditions de travail ne consistent pas pour tous les éleveurs à des horaires de travail et une

pénibilité physique maîtrisée. Ils montrent aussi que réduire la pénibilité physique et la durée

du travail peut accroître la charge mentale ou faire perdre le sens du travail. Ils expliquent

qu’au-delà des conditions rudes de travail des paysans, le manque de reconnaissance, la perte

d’identité, les difficultés économiques génèrent des souffrances importantes.

Ces auteurs donnent à voir la diversité des rapports au temps de travail, de ce qui fait travail,

de ce qui est difficile au travail, mais aussi de dimensions non monétaires, non matérielles et

personnelles, voir intimes du travail que sont l’éthique, le sens donné au travail, le plaisir au

travail. Or la focalisation par l’encadrement agricole du débat sur la durée, le rythme et la

pénibilité physique du travail pour améliorer la vivabilité et les conditions de travail en

agriculture, fait abstraction des questions de sens, d’éthique, de plaisir au travail, pourtant

moteurs de la motivation au travail, des choix d’élevage et d’organisation.

Ils ne nient pas l’importance de pouvoir vivre de son travail, ni les questions de durée du

travail, mais ils donnent à voir différentes facettes de la dimension humaine du travail, que je

vais compléter par un éclairage théorique issu de la psychodynamique du travail. En effet, la

psychodynamique du travail est « le champ théorique qui permet une réflexion sur la part

perdue du travail entre élevage et productions animales», « notamment parce qu’il permet

d’aborder le travail sous l’angle de la subjectivité des personnes et du sens, individuel et

4.8. Prendre le risque de l’aliénation ou défendre la place de la subjectivité dans