Chapitre 1 - Aménagement des conditions de travail en agriculture :
2. Rationalisation économique du travail en agriculture : un héritage de la
2.4. Aujourd’hui : toujours une focalisation sur la durée du travail et sur
Aujourd’hui, les questions de temps de travail et de non travail, et celles sur les innovations
techniques accaparent le débat sur les conditions de travail en agriculture : analyse des causes
de la perte d’attractivité du métier en terme de décalage avec le reste de la société, ou plutôt
avec les salariés aux 35 heures, discours sur la qualité de vie synonyme de temps libre pour la
famille. Le « conseil travail » fait son apparition : la thématique du travail fait l’objet d’un
conseil spécifique aux éleveurs
18; lui aussi accorde une large place à la question de la durée
du travail et s’appuie en bonne partie sur la vision du travail rationalisé économiquement
héritée de la modernisation, mais pas uniquement.
2.4.1. Le décalage des conditions de travail avec les salariés aux 35 heures
Ainsi différentes études soulignent le décalage des conditions de travail en agriculture « au
regard du reste de la société » comme frein à l’installation. Les porte-paroles des agriculteurs
revendiquent la possibilité d’avoir plus de temps libre pour mieux concilier projet de vie et
projet professionnel, et notamment avoir plus de temps avec leur famille. « Les conditions de
travail en agriculture – journées longues, travail pénible, absence de week-end et de congés –
sont souvent perçues par les agriculteurs comme très décalées au regard du reste de la
société. […] La pérennité des exploitations et des emplois dépend de la prise en compte de
cette dimension dans les projets, dans l’évolution des exploitations. » (Boissier, 2006, p5).
Ces études mentionnent au premier rang des conditions de travail la durée du travail en
agriculture. Elle est stigmatisée dans les discours de ceux qui pensent que c’est le facteur
limitant pour l’installation, en référence à la norme de l’emploi salarié : « Pour les membres
du Comité Vivéa
19de Rhône Alpes, la thématique du travail est essentielle. Les « 35 heures »
font pression sur le souhait de s’organiser. La question de l’organisation du travail fait
référence au désir de « vivre mieux », d’avoir du temps pour sa famille, de gagner du temps
pour pouvoir en donner » (Rhône-Alpes 2007).
Les promoteurs de la démarche PAQVEL
20écrivent : « Désormais nombreux sont les
éleveurs laitiers qui s’interrogent sur la conduite de leur exploitation et leurs pratiques de
production, sur l’organisation et la gestion du temps de travail. Ces exploitants réclament
davantage de conseils pour améliorer les conditions de travail ou devenir plus maîtres de leur
temps. Dans un contexte social où la qualité de vie et les loisirs revêtent une importance
croissante, ils aspirent eux aussi à consacrer plus de temps libre à leurs familles ou des
activités personnelles. C’est un point d’autant plus capital qu’il s’agit aussi de donner des
perspectives de vie sociale aux jeunes et redorer l’image du métier pour relancer
l’installation, en perte de vitesse. Dès lors, mener une réflexion sur le travail dans les
systèmes d’élevage laitier devient, de nos jours, incontournable. Déjà facteur de production à
part entière, le travail risque de devenir demain le principal facteur limitant. » La vision du
18 A titre d’illustration : Guide Méthodologique Conseil Travail Ovin viande, Institut de l’élevage
19 VIVEA = Fonds pour la formation des Entrepreneurs du Vivant
20 PAQVEL : Projet pour l’Amélioration de la Qualité de la Vie des Eleveurs laitiers d’Aquitaine ; PAQVEL est une opération mise en place par le GIE Elevage Aquitaine fin 2002, dont l’objectif initial est « d’améliorer les conditions de travail des éleveurs au sein de l’atelier lait et de créer les conditions favorables à leur remplacement »
travail en agriculture comme facteur de production s’accompagne également d’un modèle de
qualité de vie.
2.4.2. Vivabilité : temps libre, innovations techniques, conditions de travail
supportables
L’encadrement agricole communique de plus en plus sur la « vivabilité », Mais qu’entend-il
par « projet de vie », « épanouissement », « qualité de vie » ?
D’une « agriculture viable et vivable en 1984 », nous en sommes arrivés aux néologismes de
« la viabilité et la vivabilité » dans les années 2000 sous les bannières du développement
durable et de la durabilité des exploitations. La « vivabilité » est devenue une partie de la
dimension sociale du développement durable. Derrière la notion de vivabilité, les expressions
sont diverses et variées, mais relient le plus souvent l’épanouissement, l’harmonie, la qualité
de vie, aux conditions de travail, c’est-à-dire à la durée et à la pénibilité physique réduites du
travail ainsi qu’à la possibilité d’avoir du temps libre. Conditions de vie et conditions de
travail sont distinguées. Le modèle de qualité de vie est issu des salariés, hors agriculture,
dans lequel temps de travail et temps en famille sont distincts, et où qualité de vie signifie
avoir du temps libre pour la famille et les loisirs. En agriculture, les innovations techniques et
la mécanisation semblent être encore considérées comme la clé de l’amélioration de la qualité
de vie des agriculteurs par certains responsables professionnels. Ainsi dans son discours du 11
mai 2007 à la CCNMCCA
21, Philippe Meurs, président des Jeunes Agriculteurs, déclare que
« l’innovation doit être au service de la vivabilité : nous, les jeunes agriculteurs, misons
fortement sur cette notion de vivabilité pour attirer les jeunes candidats à l’installation à
passer le cap de la création d’entreprise. Nous militons pour que ce métier s’exerce dans
l’harmonie la plus totale, avec sa famille, ses engagements extérieurs, son propre
épanouissement… S’installer c’est bien plus qu’un projet professionnel, c’est un projet de vie.
[…] sur les conditions de travail et les conditions de vie, les innovations au service de notre
quotidien sont nombreuses. Pour mieux organiser notre travail : robot de traite,
mécanisation…, pour une moindre pénibilité au quotidien ainsi qu’une diminution des
risques ».
L’épanouissement semble reposer sur le fait de disposer du temps libre. Rien n’est dit sur les
conditions d’épanouissement au travail. Par exemple dans sa plaquette intitulée « une
ambition pour l’agriculture des Mauges », le Comité Régional de Développement Agricole et
Rural des Mauges (Maine et Loire) souligne la nécessité de nouvelles cohérences reposant
notamment sur « les nouvelles attentes en terme de qualité de vie et de travail
22» et la
« nécessité de redonner des perspectives au monde agricole et d’intéresser un nouveau public
à l’installation (hors cadre familial). » Le comité affiche « 1’ambition : développer une
agriculture durable : viable, sociale et environnementale » et 5 « priorités » dont « faciliter
l’épanouissement personnel, la recherche de nouveaux équilibres » : « comment s’organiser
pour disposer de temps de temps libre, pour partager les responsabilités, pour développer
un projet personnel ? ». Il y est question « d’améliorer la vivabilité des entreprises agricoles
(les conditions de travail, la vie sociale)
23».
21 Confédération Nationale de la Mutualité, du Crédit et de la Coopération Agricole. Un des « quatre grands » avec l’APCA, FNSEA, CNJA (cf. rémy, 1987, p420) = les 4 organismes agricoles reconnus par l’Etat comme interlocuteur privilégié à l’époque de la Cogestion
22 C’est moi qui souligne
Mais quand il s'agit de concilier viabilité et vivabilité, il n’est plus question
d’épanouissement, il est question de conditions de travail supportables, ce qui correspond à la
définition du dictionnaire pour « vivable ». Ainsi lors de leur assemblée générale du 6 mars
2008 intitulée « S’installer pour bien vivre et vivre bien », les Jeunes Agriculteurs des Côtes
d’Armor ont discuté
24de la nécessité d’ « allier les contraintes économiques et la nécessaire
rentabilité d’un outil, et des conditions de vie correctes, supportables par le jeune et par sa
famille ». D’après eux les deux expressions « viabilité et vivabilité se complètent de plus en
plus ». « Sous ce terme de vivabilité, les jeunes englobent le travail qui doit rester dans la
limite du supportable
25, la charge mentale face aux risque financiers, aux aléas de certains
marchés de plus en plus volatils, le poids de l’administratif et du réglementaire, la sécurité au
travail. Les rapporteurs revendiquent la notion d’entrepreneur, la qualité de technicien que
requiert la conduite d’un ou plusieurs ateliers […], la volonté de rester acteur de son
territoire, citoyen engagé dans la vie locale, capable de dégager du temps pour lui, pour sa
famille, pour les autres».
La mécanisation est toujours présentée comme un moyen pour gagner du temps et réduire la
pénibilité physique comme l’illustre un document
26de la chambre d’agriculture régionale
d’Aquitaine présentant des éléments d’orientation relatifs aux enjeux agricoles pour la période
2007-2013. Elle met en avant la nécessité « d’accompagner les exploitations agricoles pour
qu’elles soient des unités viables, vivables et transmissibles : mise aux normes des bâtiments,
amélioration de la productivité du travail et diminution de la pénibilité, baisse des charges
de mécanisation, renouvellement des équipements ». Pourtant les études montrent les
difficultés économiques et de travail rencontrées par les exploitations qui incarnent le modèle
productiviste. Ainsi les exploitations laitières spécialisées les plus productives et les plus
intensives sont aussi les plus endettées dans le Grand Ouest de la France
27. Dans une
recherche pluridisciplinaire menée dans les exploitations laitières spécialisées ou non en
Ségala, Begon et al. (2009) ont également montré que le groupe d’exploitations caractérisées
par la logique d’action sur le long terme « Se spécialiser, avoir un gros quota, produire le
maximum » dégageaient un revenu disponible très faible (autour de 5 000 €) du fait de
l’endettement pour les bâtiments. Le revenu est insuffisant pour faire face aux prélèvements
familiaux souhaités, la trésorerie se dégrade. Malgré des bâtiments récents, très fonctionnels,
bien adaptés au troupeau avec des places encore disponibles, le travail auprès des bêtes est
considéré comme difficile. La conduite du troupeau basée sur la génétique et sur une
alimentation de qualité exige un suivi technique très pointu qui est difficile à déléguer. Au
final les auteurs concluent que face à la suppression des quotas, ces exploitations ont la
capacité de produire plus en augmentant leur troupeau : stocks et places en bâtiments sont
disponibles mais que pour ces exploitants, le travail et l’économique sont les principaux
facteurs limitants.
24 Article du Paysan Breton du 14 au 21 mars 2008 sur l’AG des JA des Côtes d’Armor. http://www.paysan-breton.fr/article/8204_assemblee+generale+JA+22_tous-articles__/ja-22--assemblee-generale.html
25 C’est moi qui souligne
26 Document de synthèse en vue de préparer les prochaines contractualisation dans le cadre des contrats de projets Etat-région
27 Agreste Bretagne, juin 2008, Comptabilité des exploitations laitières du Grand Ouest en 2005 : les exploitations productives sont aussi les plus endettées
Ce qui est particulièrement marquant dans les discours et les analyses actuels des
responsables professionnels sur les problèmes de conditions de travail des agriculteurs et des
éleveurs, c’est la continuité du thème de l’amélioration de la productivité du travail, du travail
comme facteur de production, de la rationalisation économique du travail, dans une logique
du « toujours plus ». Les spécificités du travail agricole, dans son contenu, son sens, la
dimension humaine sont absents des discours et des débats sur les conditions de travail. Par
contre, il y a quelque chose de nouveau à propos de l’amélioration des conditions de travail,
c’est la mise en place d’un conseil sur le travail voir d’un accompagnement des éleveurs sur le
travail. Les conseillers qui deviennent des accompagnateurs, eux, sont d’emblée confrontés au
fait que le travail ne se résume pas à un facteur de production, à une durée.
2.5. « Nouveaux » conseillers, nouveau « conseil », nouvelle façon de voir le
travail ?
Contrairement aux discours et aux études très centrés sur le temps de travail, la productivité et
la mécanisation comme solution d’amélioration des conditions de travail et in fine s’inscrivant
dans une vision du travail centrée sur le temps et l’argent, les démarches développées pour le
« conseil travail » aborde le travail en élevage sous des angles plus variés. Les conseillers se
trouvent confrontés au réel du travail, à tout ce que les personnes mettent en jeu d’elles dans
le travail.
A l’heure actuelle, il est difficile de donner à voir de manière synthétique comment les
différentes démarches de conseil et d’accompagnement posent et traitent la question de
l’amélioration des conditions de travail en élevage. En effet, depuis une dizaine d’années, il y
a une effervescence de méthodes, d’outils, de démarches de conseil et d’accompagnement des
éleveurs sur le travail, l’organisation du travail, les relations dans le travail. Cette
effervescence méthodologique, l’émergence de nouvelles compétences, d’un nouveau métier
de conseiller, le changement de posture du conseiller de l’expert qui prescrit des solutions à
celui qui chemine aux côté de l’éleveur pour aider à y voir clair et à peser le pour ou le contre
de scenarii alternatifs, les nouveaux dispositifs partenariaux mis en place sur la thématique du
travail n’ont pas encore fait l’objet de recherches, contrairement aux pratiques de conseil
agricole relatives aux réglementations environnementales ou aux contrats
agri-environnementaux (Brives, 2006), à l’agriculture biologique (Ruault, 2006), à l’assurance
qualité dans les exploitations agricoles (Maxime et Mazé, 2006), au développement territorial
rural ou urbain (Collectif, 2009).
Le recensement, réalisé par l’Institut de l’Elevage (Kling Eveillard, 2007) dans le cadre du
Réseau Mixte Technologique Travail en Elevage, des actions de conseil et de formation
relatives à l’organisation du travail dans les exploitations agricoles ou le rapport sur une
démarche pluridisciplinaire et en partenariat de conseil par les acteurs eux-mêmes (Rubin et
Sabatté, 2008) ne remplacent pas des analyses scientifiques des dynamiques en cours. En
particulier, il serait intéressant de décrypter les relations de collaborations et de concurrences
entre organismes pratiquant un conseil en organisation du travail, la dynamique des
compétences des conseillers concernés, entre travail prescrit et travail réel, les relations entre
visions de l’agriculture portées par les syndicats agricoles et les collectivités territoriales et les
façons de concevoir et de pratiquer un conseil travail, le rôle joué par les différents acteurs,
instituts techniques, chambres consulaires, consultant privés, recherche, responsables
professionnels dans le développement de ces démarches de conseil et d’accompagnement…
La thématique travail s’est constituée comme un champ d’intervention spécifique et non
comme un renouvellement, ou un enrichissement du conseil technico-économique : des
conseillers sont formés à des méthodes spécifiques, les financements et les méthodes et outils
de ce conseil sont spécifiques. Le fait que le conseil travail soit réalisé par des conseillers
spécialisés et différents des conseillers technico-économique pose ainsi la question de la
manière dont l’éleveur met en cohérence ces conseils pour concilier concrètement viabilité et
« vivabilité ». Il est également clair que ce champ d’intervention représente un nouveau
marché pour les organismes de conseil agricole, ce qui n’est pas neutre à l’heure du
désengagement financier de l’état dans le développement agricole (suppression de l’ANDA
puis de l’ADAR) (Laurent et al., 2006 ; Vedel, 2006). En outre il s’agit d’un marché
concurrentiel puisque les conseillers agricoles des chambres ne sont pas les seuls à s’y
intéresser : les techniciens des filières (notamment laitière et ovin viande), les agents de
collectivités territoriales interviennent également sur cette thématique. Ainsi par exemple, le
Parc Naturel Régional du Pilat s’est doté d’une « animatrice travail en agriculture » qui
explique : « l’objectif est d’assurer la durabilité des exploitations agricoles en les rendant
plus vivables par l’amélioration qualitative et quantitative des conditions de vie et de
travail
28. […] L’aspect « travail » du métier d’éleveur est de plus en plus soulevé comme
problématique par la profession. De ce fait, l’amélioration des conditions de vie et de travail
en agriculture est considérée comme un enjeu fort en termes de durabilité des
exploitations. […]» (Kling-Eveillard, 2008, p53). La diversité des acteurs rend d’autant plus
complexe l’analyse globale du phénomène. Toutefois quelques études réalisées par les acteurs
de l’accompagnement eux-mêmes tentent de recenser, de présenter et d’analyser les
démarches de conseil et d’accompagnement sur le travail.
Martin Boissier, dans une étude pour VIVEA
29, en charge de faire un état des lieux des
pratiques de conseil et d’accompagnement sur le travail en agriculture dans la région
Rhône-Alpes a mis en évidence trois domaines distincts pour parler du travail en agriculture :
l’organisation du travail et la gestion du temps, les relations dans le travail, l’emploi et les
ressources humaines. Il souligne que :
- l’intérêt du sujet fait l’unanimité chez les acteurs du développement,
- il existe relativement peu d’écrits évaluant la manière dont les nombreux outils
existant permettent aux agriculteurs de réaliser des améliorations,
- les conseillers éprouvent des difficultés pour accompagner les agriculteurs sur ce
champ-là. Ils expriment qu’il est très difficile de dépasser le stade de la plainte des
agriculteurs (trop de travail, pas assez de temps libre…) pour aller vers la construction
de solutions ou échanger sur ce sujet avec eux. Il leur est difficile de mobiliser les
agriculteurs.
Il distingue :
- une approche technique et quantitative, dans laquelle le conseiller mobilise des
références pour pouvoir conseiller les agriculteurs, ou va réaliser un diagnostic pour
évaluer des temps de travaux
- une approche qualitative et humaine qui part des aspirations des agriculteurs, de leur
aspiration subjective de la réalité.
Il se positionne en faveur d’une approche qualitative et humaine de l’accompagnement des
agriculteurs : « Dans les problèmes d’organisation du travail et de qualité de vie, c’est selon
moi, clairement cette deuxième approche qui apporte les meilleurs résultats. Si ce que l’on
vise est une amélioration palpable pour l’agriculteur, cela implique un changement. Ce
changement, qui touche souvent à la personne, à son identité professionnelle, nécessite une
évolution des représentations. Il se peut que le diagnostic d’une situation soit clair et les
solutions à apporter identifiées, ce n’est pas pour autant que le changement se produira.
Celui-ci nécessite un cheminement de la personne qu’il s’agira d’accompagner ».
On voit que finalement le travail est de nouveau rattaché à la personne qui le fait, à son
identité. Des acteurs de l’accompagnement racontent qu’accompagner les éleveurs sur la
28 C’est moi qui souligne