Chapitre 1 - Aménagement des conditions de travail en agriculture :
2. Rationalisation économique du travail en agriculture : un héritage de la
2.1. Modernisation et parité économique et sociale : transformation du travail agricole27
Dans les années 60, d’après l’encadrement agricole, la restructuration et l’augmentation de la
productivité étaient nécessaires. « Depuis 1945, la fonction prioritaire assignée à
l’agriculture [était] de produire plus afin, dans un premier temps d’atteindre l’autosuffisance
alimentaire et dans un second temps, d’exporter » (Blanchemanche, 2000, p71). Pour remplir
cette fonction, la Profession
16pensait alors qu’il fallait moderniser, professionnaliser,
spécialiser, intensifier la production agricole. L’augmentation de la productivité devait se faire
au nom du progrès et devait aussi permettre d’atteindre la parité économique et sociale avec
les couches sociales urbaines moyennes. Grâce à l’augmentation de la productivité du travail,
les agriculteurs devaient atteindre le même niveau de vie, disposer du même confort, accéder
aux mêmes loisirs que cette classe sociale, mais aussi avoir une durée de travail hebdomadaire
et la possibilité de partir en vacances équivalentes à cette classe sociale.
Pour produire plus et pour atteindre la parité économique et sociale, la Profession a alors
conçu et mis en œuvre une politique de restructuration grâce aux lois d’orientation de 1960 et
1962 (mise en place de l’indemnité viagère de départ, surface minimum d’installation…).
Cette politique visait à faire disparaître au plus vite les exploitations non viables et non
modernisables qui, pénalisant les exploitations modernes, empêchaient cette parité. Le secteur
agricole a alors été réorganisé selon les normes de travail du secteur industriel. Il y a eu alors
un changement radical dans la façon d’envisager le travail en agriculture (Barthez, 1996 ;
Binder et Barthez, 2009). « Jusque là le travail est indissociable de la personne qui le réalise
16 La profession : ce terme dans l’agriculture française fait référence au système des « quatre grands » (=APCA, CNMCCA, FNSEA, CNJA) qui jusqu’en 1981, décide avec l’état des lois régissant le secteur agricole. « C’est bien plus qu’une collaboration entre l’Etat et les agriculteurs : c’est la légitimation d’un groupe professionnel qui se proclame « modèle » et qui, par définition, exclut un certain nombre d’autres pratiques professionnelles ».Blanchemanche, S. (2000). La combinaison d'activités professionnelles des ménages agricoles. L'exemple du département de l'Isère. Paris, Université de Paris X: 435p + annexes. (p71)
et du produit qui en résulte. A cause de cela, il est impossible de le mesurer, de le compter et
de lui attribuer une valeur en termes de rentabilité » (Barthez, Ibid.). Dans le cadre du
processus de modernisation, le travail en agriculture fait l’objet d’une définition et d’une
évaluation économique ; il s’agit d’un facteur de production ; évalué en terme monétaire, il
devient une charge de l’entreprise à optimiser. « L’exploitation agricole est conçue comme la
réunion d’un ensemble de facteurs de production, selon une trilogie : terre, capital, travail, y
compris quand la structure de travail est une famille. C’est alors l’instauration, en principe,
de l’échange marchand entre les membres de la famille qui participent à la mise en valeur de
l’entreprise agricole. […] Le travail devient un acte marchand et en tant que tel est désigné
pour être évalué selon les termes du travail salarié (sa durée, son coût, sa rémunération) »
(Barthez, Ibid.). « L’activité agricole est ainsi délimitée notamment par le facteur « temps de
travail », par la distinction entre les activités exercées par les ménages « à l’intérieur » et « à
l’extérieur de l’exploitation », par une séparation entre les activités professionnelles et les
activités domestiques, etc. ce qui conduit peu à peu à rompre avec la continuité existant
antérieurement entre différentes activités productives considérées alors comme appartenant à
la même catégorie » (Barthez citée par (Blanchemanche 2000) p71). La rationalisation
économique du travail commence avec le calcul comptable qui « pose la quantité de travail
par unité de produit abstraction faite de son vécu : du plaisir ou du déplaisir que ce travail
me procure, de la qualité de l’effort qu’il demande, de mon rapport affectif, esthétique à la
chose produite » (Gorz, 2008). Le temps de travail et le temps de non travail deviennent des
critères de parité sociale, de qualité de vie, même s’il est très difficile de distinguer travail et
temps professionnel et travail et temps domestique. « Progressivement une façon dominante
de penser la production agricole se met en place ainsi qu’un « modèle professionnel ». Ce
modèle professionnel est défini dans les lois d’orientation agricole de 1960-1962. Il repose sur
un modèle d’exploitation composé de deux travailleurs à temps plein, le couple, qui se
consacre exclusivement aux activités agricoles.
Dès le début des années 80, le modèle unique d’exploitation, la mécanisation et
l’augmentation de la productivité du travail ne permettent ni la parité économique, ni la parité
sociale, ni l’augmentation du temps libre. Les contradictions internes à la politique de
modernisation, sont dénoncées.
2.2. Les contradictions entre la parité économique et la parité sociale :
conséquences sur le travail, les conditions de travail et la qualité de vie
Salmona (1994b) et Blanchemanche (2000) parlent d’injonctions paradoxales.
Blanchemanche les résume ainsi : « L’objectif de parité économique et sociale au nom duquel
il fallait intensifier les systèmes, se moderniser etc, était une injonction paradoxale :
agrandir, intensifier pour atteindre la parité économique impliquaient d’augmenter la
productivité du travail, augmenter la charge mentale, dégradaient la qualité de vie au travail
et éloignaient d’autant les paysans de la parité sociale ; en plus les salariés des couches
moyennes urbaines voyaient leur durée du travail hebdomadaire diminuer et les nombres de
jours de congés augmenter ».
Dès 1982, Rémy (1982) met en avant l’antagonisme entre la parité économique et la parité
culturelle dans une étude des agriculteurs Sarthois. Il distingue différents groupes
d’agriculteurs, et parmi ceux-ci « le groupe des céréaliers » : « il est représenté par des
exploitants qui ont abandonné la production laitière pour pouvoir adopter un mode de vie qui
leur permette de réaliser leurs aspirations culturelles, fût-ce au détriment des revenus. C’est
en quelque sorte la conséquence d’une contradiction interne des discours syndicaux qui
s’exprime là : appelant à intensifier pour obtenir la parité (économique mais aussi culturelle)
avec les couches sociales moyennes urbaines, celui-ci constate avec inquiétude que des
agriculteurs de plus en plus nombreux, pour pouvoir disposer des loisirs, qu’implique le
deuxième terme de cette exigence de parité, abandonnent les modèles réputés les plus
intensifs, trop exigeants en travail et en présence sur l’exploitation. Le « modèle » de
l’agriculteur marié à l’institutrice et devenant céréalier pour profiter des vacances tend
également à se répandre au grand dam du syndicalisme qui y perçoit le double risque d’une
baisse dramatique des revenus dans les exploitations dont les potentialités et les superficies
seraient inadaptées à cette « extensification » et d’une concurrence foncière croissante, ainsi
que la négation de sa conception de « la famille agricole » » (p68).
Colson (1984) dans son compte-rendu des Etats Généraux du développement rapporte
également la prise de conscience du fait que la modernisation n’a pas permis la parité sociale,
notamment sur le plan de la durée du travail : « Les contradictions ne manquent pas
d’apparaître, elles se font sentir au cours du débat » (p14). Il poursuit : « La première
aspiration qui ressort de ces Etats Généraux est la qualité de la vie […].Ce que la
modernisation a diminué en pénibilité du travail physique, elle l’a accru en tension nerveuse,
en soucis, sans réduire souvent les contraintes de présence. La semaine des 39 heures est ici
un mirage ; les loisirs, les vacances ne peuvent être pris qu’avec parcimonie, quand ils ne
relèvent pas encore pour beaucoup du rêve » (p15).
La modernisation des exploitations, malgré l’augmentation de la productivité du travail et la
mécanisation, n’a pas réduit ou limité la quantité de travail à fournir, elle l’a au contraire
augmenté. Barthez (2009) rapporte que la Formation Brute du Capital Fixe
17(FBCF) de
l’agriculture française est en valeur constante, proche, en 2003, de sa valeur dans les années
1970. Il y a donc eu une énorme augmentation de l’intensité capitalistique (Immobilisations
brutes par travailleur) qui se matérialise par l’agrandissement et la modernisation des
exploitations. La croissance de la FBCF est d’abord due à une hausse continue du taux
d’équipement et de mécanisation des exploitations. L’agrandissement des exploitations et la
diminution des actifs augmentent la charge de travail par actif. La modernisation des
entreprises ainsi agrandies nécessite un accroissement du capital permis par un endettement
très important. Cet endettement provoque une exigence plus grande quant au revenu à obtenir,
et donc quant au travail à fournir. Dedieu et al. (1993) évoquaient déjà cela en 1993.
Non seulement le modèle ne permet pas d’atteindre ces objectifs, mais il génère des
souffrances importantes chez les agriculteurs qui tentent de s’y conformer sans y parvenir.
Salmona, psychologue du travail, a étudié les souffrances vécues par les paysans français en
lien avec la modernisation depuis les années 70. Elle montre les coûts humains de plus en plus
lourds des politiques publiques d’incitation économique depuis 35 ans (Salmona, 2003).
D’après elle, « dans certaines petites exploitations familiales, l’effort pour réaliser la
modernisation amène chez certains collectifs familiaux une surcharge de travail physique et
mental ». En se fondant sur une recherche menée en 1977, elle explique que « chez les
paysans en développement, un écart considérable se manifeste entre les objectifs définis par
les organisations agricoles dans le cadre des Plans de modernisation et la réalisation de ces
derniers. Comme dans toute situation paradoxale, les agriculteurs se trouvent dans une
situation où aucune réponse n’est bonne : s’ils veulent survivre et se moderniser ils sont
obligés d’accepter les aides et les conditions associées à ces aides ; s’ils ne se servent pas
des aides, ils sont condamnés à disparaître. Par ailleurs la réalisation du Plan avec les aides
ne permet pas de réaliser les objectifs annoncés par les organisations. On appelle cette
situation paradoxale une situation de double contrainte ». Pour elle, les suicides et les
17 Il s’agit d‘un concept utilisé pour établir les Comptes de l’Agriculture dans le cadre de la Comptabilité Nationale. Le FBCF définit l’importance monétaire de l’ensemble des biens d’équipement utilisés dans la production agricole notamment, les bâtiments, le matériel, les installations techniques. « Formation brute » car ne sont pas déduits les amortissements.