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Chapitre 1 - Aménagement des conditions de travail en agriculture :

4. Concilier viabilité et vivabilité : un slogan qui cache la dimension humaine

4.8. Prendre le risque de l’aliénation ou défendre la place de la subjectivité

Qu’est-ce que le travail ? Qu’est-ce que travailler ? Quelles sont les relations entre travail et

plaisir, travail et souffrance, travail et identité ? Les réponses à ces questions théoriques sont

au cœur du propos de la psychodynamique du travail.

D’après la psychodynamique du travail, « le travail n’a pas qu’une dimension productive ; il

crée du lien social et participe de l’accomplissement personnel des individus ». « L’homme

au travail n’est pas un automate, il ne fait pas que suivre des procédures, il invente, il produit

des savoirs, il co-opère et communique. La subjectivité, l’intersubjectivité, la rencontre, dans

laquelle le corps s’investit, sont au cœur du travail » (Porcher, Ibid., p64-65).

Travailler c’est se transformer, se produire soi-même. « [Le travail occupe une grande] place

dans la vie ordinaire de chacun, et dans la condition humaine en général… ! » (Dejours,

1998). Dejours (Ibid.) propose de « prendre de l’écart vis-à-vis des débats sur le travail et sa

définition. Travail, activité, emploi, profession, qualification… tous ces termes ont des

connotations disciplinaires et conceptuelles spécifiques qui suscitent des controverses sur le

sens qu’il convient de donner au terme de travail. Controverses d’un grand intérêt qui

montrent toutefois qu’aucune définition de la notion de travail ne saurait faire, actuellement,

consensus. » […] « Laissons donc ces débats et saisissons-nous d’une réalité indiscutable

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:

travailler. Qu’il s’agisse d’une activité salariée ou bénévole, domestique ou professionnelle,

de manœuvre ou de cadre, du public ou du privé, industrielle ou de service, d’agriculture ou

de commerce… travailler c’est mobiliser son corps, son intelligence, sa personne, pour une

production ayant valeur d’usage.

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» En tant que clinicien, il explique, « le travail c’est ce

qu’implique, du point de vue humain, le fait de travailler : des gestes, des savoir-faire, un

engagement du corps, la mobilisation de l’intelligence, la capacité de réfléchir, d’interpréter

et de réagir à des situations, c’est le pouvoir de sentir, de penser et d’inventer etc » (Ibid.,

p7). « En accédant, grâce au corps subjectif, à la familiarité et à l’intimité avec la matière ou

l’outil celui qui travaille, acquiert non seulement de nouvelles habiletés mais découvre en lui

de nouveaux registres de sensibilité. Par l’expérience du travailler, il apprend à connaître ses

propres limites, ses maladresses, mais il étend aussi en lui le répertoire de ses impressions

affectives et découvre de nouvelles virtuosités qu’il finit par aimer, comme il s’aime

soi-même. […] Travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est mettre son corps à l’épreuve,

avec une chance d’en revenir plus sensible qu’avant cette épreuve, donc d’accroître ses

capacités d’éprouver du plaisir. » (Dejours, 2003, p6). « Travailler, ce n’est pas seulement

produire ou fabriquer, ce n’est pas seulement transformer le Monde, c’est aussi se

transformer soi-même, se produire soi-même

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. En d‘autres termes, c’est par le travail que

le sujet se forme ou se transforme tout en se révélant à soi-même, de sorte qu’après le travail

il n’est plus tout à fait le même qu’avant de l’avoir entrepris » (Dejours, 1998). Travailler ce

n’est pas seulement produire c’est aussi vivre ensemble (Ibid., p15).

Dejours (Ibid.) décrit ainsi le projet de la psychodynamique du travail : « Il ne s’agit pas

seulement de protéger les hommes et les femmes des ravages occasionnés par le travail, mais

de faire en sorte que « travailler » soit restitué dans son pouvoir constituant de la santé. »

L’enjeu politique est de taille puisque « ce qui se joue dans l’évolution des conduites

humaines au travail n’engage pas que l’entreprise mais est déterminant dans l’évolution de la

société tout entière » (Dejours, 2000, p331). Réfléchir aux conditions de travail est de toute

importance pour l’Homme, puisqu’ il est « [incontestable] que notre liberté, notre

41 C’est moi qui souligne

42 C’est moi qui souligne

responsabilité et notre volonté

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soient engagées dans le destin du rapport au travail. »

(p10)(1998). Pour Dejours (1993, p175), il s’agit d’expliquer et de lutter contre les effets du

risque d’aliénation entendue comme « la tolérance graduée selon les travailleurs à une

organisation du travail qui va à l’encontre de leurs désirs, de leurs besoins, et de leur

santé. ». En se positionnant ainsi, il affirme son désaccord avec les sociologues du travail qui

ne considèrent le travail que comme un rapport de domination. Pour lui, « le travail n’est pas

qu’un rapport social de domination. Il l’est assurément, et ajouterais-je principalement. Mais

il est aussi un rapport social de subversion, pas seulement un rapport générateur

d’aliénation. Aussi le travail mérite-t-il, pour le psychologue, d’être décrit comme un enjeu

majeur, « central », de négociations : négociations entre domination et émancipation, entre

contrainte et liberté, entre aliénation et réappropriation » (Dejours, 2000, p331).

Dejours (1998) présente l’objet de l’action de la psychodynamique et de la psychopathologie

du travail comme étant l’aménagement des situations de travail, en sorte qu’y soient

rassemblées les conditions propices à l’accroissement de la subjectivité et de la vie».

« L’enjeu de l’action, ici, c’est la place qu’on veut défendre pour la subjectivité, et pour la vie

dans le monde du travail et, au-delà, dans les institutions et l’organisation de la cité ».

Dejours fait deux propositions : « reconnaître au travail libre la possibilité de se proposer

comme une épreuve de soi par soi grâce à laquelle la subjectivité se révèle à elle-même ;

reconnaître au travail le pouvoir de générer des liens de coopération, du vivre ensemble ou,

mieux encore, des arts de vivre » (Dejours, 2009, p176). Ces deux propositions consistent à

considérer le travail comme lieu d’émancipation et du coup font du travail et des conditions

de travail un enjeu politique. « Le travail, en tant que travail vivant, est le terme qui

conceptualise le lien entre la subjectivité, la politique et la culture. […] il faut entendre par

cette expression les conditions politiques qui permettent l’avènement du travail vivant ».

C’est-à-dire des conditions qui donnent « un pouvoir d’action sur le monde, un droit de

contribuer au monde, grâce à quoi il est possible de transcender une existence individuelle

pour rejoindre le cours du développement du monde humain. Promesse magnifique de

dépassement à partir de laquelle peut germer l’enthousiasme d’une participation à la

culture » (Dejours, Ibid., p177). Il ajoute que le travail est prétexte à bâtir des liens de

solidarité contre l’adversité que ce soit les risques du travail pour l’intégrité physique et

mentale, ou contre l’injustice et la domination, mais aussi de solidarité technique et de

coopération. Il joue donc un rôle clé dans la formation et la transformation de la cité (Dejours,

Ibid., p178).

Le travail vivant est le travail de l’homme par lequel l’homme transforme le monde et se

transforme. Marx (1996) l’oppose au travail mort ou « funeste », qui est celui des machines.

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Conclusion

Au terme de la première partie de ce premier chapitre, nous avons vu que la façon de poser le

problème des conditions de travail en agriculture en termes de durée du travail, de temps

libre, de pénibilité et en termes de conditions vivables, supportables, repose sur la

rationalisation économique du travail héritée de la modernisation agricole des années 60. Les

questions de sens et de contenu du travail, d’éthique du métier sont absentes des débats, alors

qu’elles sont essentielles en terme de motivation et de plaisir au travail et donc d’attractivité

du métier d’éleveur. En effet, travailler ce n’est pas que produire c’est aussi se produire et

vivre ensemble. Aussi les questions de durée, de rythme, de pénibilité du travail, de revenu

sont certes importantes mais elles ne garantissent pas à elles seules de bonnes conditions de

travail : de bonnes conditions de travail sont des conditions propices à l’accomplissement

personnel et aux bonnes relations. La psychodynamique du travail en explicitant le fait que

travailler engage l’identité, un rapport à la vie, le vivre ensemble en société, nous permet de

comprendre qu’il est dangereux que le débat soit posé en terme de conditions de travail

vivables dans le sens de supportables, et qu’il porte sur tel modèle d’organisation du travail à

2 UTH, tel équipement moderne, telle technique, telle durée du travail, la possibilité de partir

en week-end ou de prendre des vacances, telle parité avec telle catégorie socioprofessionnelle.

Il vaudrait mieux que le débat face une place au rapport à la vie et aux autres permis par les

conditions de travail. On comprend qu’il s’agit d’une question politique, de société, d’éthique

(Porcher, 2010). Au-delà des débats et des discours, les conseillers chargés d’aider les

éleveurs à réorganiser leur travail sont les premiers à être confrontés au réel du travail des

éleveurs, c’est-à-dire à tout ce que le travail engage de personnel, d’intime. Ils se trouvent

dans une position ambiguë si les aspirations des éleveurs vis-à-vis de leur travail et de leur vie

ne vont pas dans le sens de la vision du travail portée par leurs employeurs. Les outils de

diagnostics de l’organisation du travail et les formations à l’écoute ne remplacent pas

l’absence de discussions sur les finalités de la réorganisation du travail et les modèles du

travail sous-jacents à ces réorganisations.

Ma recherche s’intéresse à la façon d’analyser l’organisation du travail en élevage en vue

d’améliorer les conditions de travail des éleveurs, c’est-à-dire en vue de concilier des attentes

en terme de production, de revenu, d’horaires mais aussi d’accomplissement personnel et de

vivre ensemble. Or les éleveurs organisent et réalisent eux-mêmes leur travail. Leurs

conditions de travail sont donc en partie configurées par leurs choix de conduite des

troupeaux, des surfaces, d’équipement, de collectif de travail, de répartition des tâches dans le

temps et entre les travailleurs, mais aussi par leurs choix de gestion du temps. L’analyse de

ces choix, leurs modalités, leurs combinaisons, leurs raisons, leurs effets sur les performances

de production, sur la durée du travail et sur la complexité de l’organisation du travail fait

l’objet de la zootechnie. La zootechnie affiche comme finalité la transformation des systèmes

d’élevage dans le cadre du développement durable: elle « [aborde] les questions que pose le

développement de l’élevage au carrefour de considérations d’ordre environnemental,

économique et social, comme l’exigent aujourd’hui les objectifs sociétaux de développement

durable » (Dedieu et al., 2008). Toutefois peu de travaux en zootechnie portent sur

l’amélioration des conditions de travail des éleveurs. Dans la deuxième partie de ce chapitre,

je présente les limites des différentes contributions en zootechnie pour améliorer les

conditions de travail des éleveurs.

- Deuxième partie -

Analyser l’organisation du travail en élevage :

De la caractérisation de l’articulation de la conduite technique, de la

main-d’œuvre, et des équipements

à l’aménagement des conditions de vie au travail

Introduction

Dans cette deuxième partie du premier chapitre, je présente les trois types de contributions

des zootechnies à l’amélioration des conditions de travail des éleveurs, en précisant le type de

zootechnie et la vision du travail et de l’élevage auxquels ils font références. J’explique que

du fait qu’ils ne sont pas articulés, ils ne permettent pas d’analyser l’organisation du travail en

élevage sous l’angle double de ce que l’organisation permet en terme de production, de durée

du travail mais aussi de ce que l’organisation permet en terme d’expression de la liberté, de

l’intelligence, de la sensibilité, de l’affectivité, de vivre ensemble, c’est-à-dire en terme de

conditions propices à l’accroissement de la subjectivité pour que le travail tienne ses

promesses.

1. Améliorer les techniques pour optimiser le facteur de production « travail »