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Chapitre 2 - Pourquoi étudier les conditions de vie au travail des éleveurs

1. Historique de ma recherche

Le choix de situer ma recherche chez des éleveurs pluriactifs provient donc tout d’abord de

l’histoire de ma recherche. En fait ma question n’a pas toujours été la mise au point d’un

cadre d’analyse de l’aménagement des conditions de vie au travail en élevage. En effet, j’ai

commencé par étudier le fonctionnement des systèmes d’élevage et l’organisation du travail

chez les pluriactifs avec les cadres d’analyse et les méthodes de la zootechnie des systèmes

d’élevage. L’objectif était de connaître concrètement comment la pluriactivité était mise en

œuvre dans les exploitations d’élevage. Cela intéressait pour plusieurs raisons l’équipe

« Transformation des Systèmes d’Elevage » et contribuait au projet de recherche de l’unité

Métafort qui porte sur les Mutations des activités, des espaces et des formes d'organisation

dans les territoires ruraux, équipe et unité auxquelles j’appartiens.

1.1. La pluriactivité, au cœur d’enjeux de développement socio-économique des

territoires ruraux

Alors que la pluriactivité avait fait l’objet d’une politique discriminatoire dans les années 60

en France comme je l’ai évoqué dans le chapitre 1, la pluriactivité est aujourd’hui considérée

comme une des formes d’avenir d’exercice de l’agriculture par les responsables politiques

européens

47

. En effet, selon eux, elle serait un moyen de pallier la diminution des difficultés

de revenus agricoles liées à la baisse des subventions publiques à l’agriculture : « La

combinaison d’activités trouve une place nouvelle qui évolue vers une certaine

« reconnaissance » sociopolitique. La combinaison d’activités apparaît explicitement comme

un point positif du développement économique et social local » (Blanchemanche, Ibid.). La

combinaison d’activités, qu’il s’agisse de diversification agricole, de pluriactivité est mise en

avant notamment dans l’Agenda 2000 au titre de la contribution de l’agriculture à la cohésion

47 Cf. Déclaration de Marian Fischer Boel, commissaire européenne à l’agriculture dans le Financial Times (janvier 2007)

socio-économique territoriale. « La création de sources de revenus et d’emplois

complémentaires ou de remplacement pour les agriculteurs et leurs familles, soit à la ferme,

soit en dehors de la ferme, demeure un objectif d’avenir essentiel, étant donné que les

possibilités d’emplois dans le secteur agricole proprement dit s’amenuisent. » (CE, 1997, p

30) cité par Blanchemanche (Ibid., p110). D’après Blanchemanche, c’est « une nouvelle étape

qui a été franchie, car l’accent est mis sur la combinaison d’activités liées à l’agriculture,

telle que la diversification, ce qui était déjà avancé par les textes précédents, mais aussi, et

c’est la nouveauté, sur les formes de combinaison d’activités qui ne se déroulent pas sur

l’exploitation ». Ensuite, aujourd’hui, les pluriactifs représentent une fraction non négligeable

des chefs d’exploitation en France et en Europe. En France, les statistiques nationales

montrent une stabilité de la proportion des chefs d’exploitation pluriactifs entre 1955 et 1995 :

autour de 20% des chefs d’exploitation (Blanchemanche, Ibid., p98). En Europe, la proportion

de chefs d’exploitation pluriactifs était en moyenne plus élevée qu’en France en 2000 : un

chef d’exploitation agricole sur quatre, un sur deux parmi les chefs de moins de 35 ans,

combinait des activités lucratives (Linares, 2003).

1.2. Des interrogations sur les conditions de sa mise en œuvre, notamment en

élevage

Mais concrètement on peut se poser la question de savoir si c’est véritablement une forme

d’avenir d’exercice de l’agriculture. En effet, comme je l’expliquerai dans le détail dans la

suite de ce chapitre, la mise en œuvre de la pluriactivité fait l’objet d’importantes contraintes

et difficultés d’organisation du travail. Ces mêmes contraintes et difficultés sont actuellement

rendues responsables des cessations précoces d’activité et de la perte d’attractivité du métier

d’éleveur.

En outre, en dépit, ou à cause, des condamnations de la pluriactivité en agriculture par les

responsables professionnels durant la période dite de modernisation de l’agriculture

(1960-1990) portant notamment sur leurs capacités techniques, de production, les manières de

produire, les performances de production de l’activité agricole, les capacités à approvisionner

les filières en situation de pluriactivité sont méconnues. Ainsi il était reproché aux

exploitations agricoles des pluriactifs de ne pas être capable : de fournir un revenu pour les

besoins de la famille, d’augmenter la productivité agricole, d’intégrer les progrès techniques,

du fait de leur petite taille (Blanchemanche, 2000) (p72-73). La pluriactivité était alors

analysée soit comme un échec, soit comme une usurpation de moyens de production et les

pluriactifs comme « atypiques », « déviants » par l’encadrement agricole (Blanchemanche,

Ibid., p81 et 85). Comme nous le verrons plus tard, cette réputation perdure et marque la

façon dont certains éleveurs pluriactifs se positionnent par rapport aux « vrais éleveurs », aux

« autres éleveurs », et se représentent ce qu’est « un bon éleveur ». Si de nombreuses

références scientifiques sur la pluriactivité dénoncent cette réputation erronée construite

politiquement (Bessant et Monu, 2001 ; Bessant, 2000 ; 2006 ; Blanchemanche, 2000 ;

Fuguitt, 1961 ; Fuller, 1990 ; 1991 ; Mackinnon et al., 1991 ; Saraceno, 1994), toutes sont le

fait des sciences sociales et n’étudient ni la manière de conduire l’activité agricole, ni les

performances technico-économiques obtenues dans cette situation. Malgré une revue

importante de la littérature, je n’ai trouvé que deux références sur les manières de faire de

l’élevage des pluriactifs.

Il s’agit de l’étude réalisée en 1991-92, dans 71 exploitations écossaises par Ellis et al. (1999),

qui compare la richesse botanique spécifique de prairies exploitées par des agriculteurs à

temps plein et des agriculteurs pluriactifs, en distinguant les pluriactifs selon que les activités

avaient lieu sur la ferme (diversification) ou en dehors. Ils montrent que « toutes les fermes

pluriactives avaient une plus grande richesse spécifique botanique dans leurs prairies que les

fermes non pluriactives mais que la plus grande différence était entre les fermes non

pluriactives et les fermes avec une activité hors de la ferme». Ils montrent aussi que « c’est la

gestion des prairies qui a la plus grande influence sur la richesse botanique spécifique des

prairies, mais que la modalité et l’intensité de la gestion est influencée par les

caractéristiques socio-économiques de la ferme et des ménages, en particulier en terme

d’engagement dans des activités non agricoles. Les exploitations non engagées dans des

activités non agricoles ont souvent une gestion plus intensive des prairies ».

L’étude de Ponchelet et al. (1999) s’est notamment intéressée aux « structures et pratiques

spécifiques des exploitations différentes du « modèle de référence » sur un petit territoire,

celle « à temps partiel » (moins d’un emploi à temps plein sur l’exploitation) et celle « avec

pluriactivité » (due à une activité extérieure du chef d’exploitation ou de son conjoint que

l’activité agricole soit déclarée à temps partiel ou à temps plein) sur un petit territoire, en

référence avec les autres agriculteurs du même territoire. Concernant les structures, « il

semblerait que les agriculteurs à temps partiel ne cherchent pas à augmenter la taille de leurs

exploitation puisqu’ils laissent des terres inutilisées et qu’ils n’ont que très peu recours aux

locations ». Alors que les orientations productives sont sensiblement les mêmes dans tous les

types d’exploitation, la place des différentes cultures et les systèmes d’alimentation du

troupeau (ovin ou caprin) pour l’essentiel diffèrent. Dans les exploitations à temps partiel, les

prairies artificielles sont relativement plus cultivées tandis que les parcours sont moins

utilisés que dans les exploitations à temps plein. Ceci est particulièrement vrai là où il y a

activité agricole à temps partiel et pluriactivité. Les prairies cultivées permettent de

minimiser le travail d’astreinte sur le troupeau : d’une part en fournissant le foin ; d’autre

part en offrant des superficies qualifiées de « rapides » en terme d’ingestion (Meuret et al.,

1993). En revanche, pâturer sur parcours signifie transport et garde quasi quotidiens, dans la

mesure où les clôtures n’étaient pas encore très répandues à la date du recensement. Par

ailleurs la vente directe et plus généralement, l’intégration ou la diversification des activités

sous quelque forme que ce soit, sont inexistantes dans les exploitations à temps partiel et avec

pluriactivité. En résumé le temps plus que la superficie de l’exploitation apparaît être un

facteur limitant. Un effet de ce manque de temps – mais sans doute aussi de matériel – est un

recours assez fréquent aux entreprises de travaux agricoles : 16 des exploitants pluriactifs

sur 27 y ont recours et 12 sur 33 chez les retraités ». Les auteurs concluent « en résumé, le

temps plus que la superficie de l’exploitation apparaît être un facteur limitant ». C’est le seul

article que j’ai trouvé qui décrit les pratiques agricoles d’agriculteurs pluriactifs et qui les met

en perspective avec un manque de disponibilité pour l’activité agricole due aux autres

activités.

1.3. Un intérêt de la part d’acteurs locaux en Auvergne et en particulier des

acteurs du secteur ovin

En interrogeant en 2004 des experts de l’élevage ou des personnes en contact de l’élevage sur

leur vision de l’avenir de l’élevage en Auvergne, j’ai identifié des intérêts, de la curiosité

vis-à-vis des éleveurs pluriactifs, pour des raisons différentes selon les experts (Fiorelli et Dedieu,

2004). Il s’agissait de représentants :

- des deux groupements de producteurs ovins du Puy de Dôme assurant la

commercialisation des agneaux et l’appui technique des éleveurs (Copagno et Ovimonts),

- de l’Institut de l’Elevage : l’ingénieur en charge de la coordination régionale des analyses

technico-économiques en production ovine et en charge de la thématique travail en

élevage au niveau national,

- de l’Etablissement Départemental de l’Elevage du Puy de Dôme (technicien production

ovine),

- du Parc Naturel Régional du Livradois Forez (chargé des affaires agricoles),

Les personnes de la filière ovine voyaient les pluriactifs comme des apporteurs

complémentaires et nécessaires aux groupements, mais aussi comme des éleveurs ayant des

besoins spécifiques en conseil sur le plan technique du fait de leurs contraintes d’organisation

du travail. Pour les personnes des collectivités locales, les pluriactifs constituent une

population cible de l’action publique dans le cadre de politiques de renforcement de la

cohésion sociale et économique des territoires ruraux. L’ensemble de ces personnes

manifestait de la curiosité pour le fonctionnement des exploitations d’élevage conduites par

des pluriactifs, l’organisation du travail, l’importance de la pluriactivité et sa répartition en

Auvergne et selon les productions, la composition des systèmes d’activités.

1.4. De la première question à la problématique de cette thèse

J’ai donc construit un projet de recherche pour produire des connaissances sur :

- le nombre et la répartition des exploitations d’élevage sur le territoire auvergnat pour

aider les collectivités locales en charge du développement socio-économique des

territoires ruraux à raisonner et à argumenter leurs actions en faveur de la combinaison

d’activités

- le fonctionnement et les performances techniques de ces exploitations d’élevages pour

évaluer l’intérêt de ces systèmes en termes d’approvisionnement des filières alors

qu’elles ont longtemps été considérées comme pas à la hauteur de la modernisation, en

particulier en termes de productivité

- les difficultés, et les manières d’y faire face, relatives aux contraintes d’organisation

générées par la combinaison d’activités en termes de durée importante de travail et en

termes de complexité d’articulation des activités dans le temps.

J’ai rassemblé dans un « comité technique » les acteurs de la filière ovine et des collectivités

territoriales intéressés par une recherche sur la pluriactivité en élevage. J’ai réuni quatre fois

ce comité technique pour discuter les résultats des études et recherches menées et pour

présenter l’évolution de mon dispositif de recherche. Il ne s’agit pas d’une recherche

participative au sens où la question de recherche sur les conditions de vie au travail n’a pas été

coconstruite avec les partenaires, mais d’un dispositif mettant en relation des acteurs du

développement ayant différentes attentes et sujets d’intérêts vis-à-vis de la pluriactivité et de

leurs relations avec l’INRA.

La première étape de ma recherche avait pour but de répondre à la question suivante :

« comment les pluriactifs font-ils de l’élevage compte tenu de leurs contraintes d’organisation

du travail ? ». J’en rendrai compte dans le chapitre 4. Cette étape m’a permis de produire des

connaissances sur la diversité des modalités de fonctionnement et d’organisation et de

confirmer les contraintes d’organisation, la diversité des façons d’y faire face, les plus ou

moins grandes attentes de revenu économiques, les plus ou moins grands écarts au modèle

d’un travail économiquement rationalisé tel que promu par la modernisation. En effet, comme

je le montrerai dans ce chapitre 4, j’ai rencontré des logiques d’élevage et d’organisation qui

défiaient la rationalité économique. Les résultats de cette première étape m’ont ainsi donné

envie de travailler sur une question de recherche différente, celle de l’aménagement des

conditions de vie au travail en élevage, qui est devenue la question de recherche de cette

thèse. Vis-à-vis de cette nouvelle question plus méthodologique, les éleveurs pluriactifs

constituent des situations privilégiées d’analyse comme le donnait à penser la revue de la

littérature que je présente dans les paragraphes suivants et comme l’a confirmé la première

étape de ma recherche. Ce changement de question s’est donc accompagné d’un changement

de statut des éleveurs pluriactifs dans le raisonnement : de l’objet central de la recherche, ils

sont devenus une situation particulière d’étude pour traiter la question de l’analyse de

l’aménagement des conditions de vie au travail. J’ai représenté ci-dessous la dynamique de la

recherche qui fonde ma thèse (cf. Figure 1).

Comment les pluriactifs font-ils de l’élevage compte tenu de leurs fortes contraintes d’organisation du travail ?

=> Etape 1 (Chapitre 4)

Mise au point du cadre d’analyse de l’aménagement des conditions de vie au travail => Etape 2 (Chapitre 5) Données du Recensement Général de l’Agriculture 2000 Auvergne

Comité de suivi technique 2004 Caractérisation du contexte auvergnat / pluriactivité en élevage Enquêtes groupement de de producteurs Enquête tondeurs 2005 2006

L’étape 1 est qualifiée a posteriori d’exploratoire Élevage en situation de pluriactivité

= « objet d’étude »

Élevage en situation de pluriactivité = situation particulière d’étude

Figure 1 : Représentation graphique de la dynamique de recherche qui fonde ma thèse

La dynamique de ma recherche en deux temps explique l’organisation de la revue de la

littérature sur la pluriactivité en deux parties : l’une argumente que l’on ne sait rien ou pas

grand-chose sur les manières de produire des éleveurs pluriactifs, et l’autre présente ce

pourquoi ils constituent une situation pertinente d’étude de l’aménagement des conditions de

vie au travail.

2. Une revue de la littérature sur la pluriactivité en agriculture rendue difficile