Chapitre 3 - Présentation de la démarche en 2 étapes : cadres théoriques,
1. Les approches du fonctionnement technique et de l’organisation du travail
1.1. Analyser le fonctionnement d’un système d’élevage du point de vue de
1.2.2. Deux approches de l’organisation du travail
Les zootechniciens des systèmes d’élevage ont deux façons de voir l’organisation du travail
qui mettent toutes les deux au centre de leurs analyses les modalités d’association «
tâches-travailleurs » (Dedieu et al., 2006). Le premier type d’approche est fondé sur la division
sociale et technique du travail. Le deuxième type d’approche analyse l’organisation du travail
comme une combinaison de trois entités ajustables, caractérisées de levier : la conduite, le
collectif de travail ou main-d’œuvre, les équipements. Les deux approches m’ont inspirée
pour les deux étapes.
1.2.2.1. Quantifier la durée du travail et caractériser la complexité des
modalités d’associations entre tâches et travailleurs
La première approche de l’organisation du travail s’intéresse surtout à l’organisation réalisée,
produite et non à l’organisation en tant que processus. Elle s’appuie sur une approche
gestionnaire de l’organisation du travail définie comme la division sociale et technique du
travail. Les méthodes Bilan Travail et Atelage (Madelrieux et Dedieu, 2008) s’inscrivent dans
cette façon de voir l’organisation du travail. L’organisation du travail est alors analysée à
partir du recensement des travailleurs, des tâches et des modalités de couplage entre les tâches
et les travailleurs sur une campagne. Dans ces méthodes, les choix de pratiques, également
appelés choix techniques, de l’éleveur sont considérés comme fixant le contenu du travail à
faire, c’est-à-dire générant les tâches dont il n’est ensuite retenu que les caractéristiques
temporelles. L’analyse de la combinaison des pratiques est centrée sur les modalités
techniques et vise à construire un calendrier des tâches, de la répartition des tâches entre les
travailleurs, des formes quotidiennes d’organisation. Ensuite avec la méthode Bilan Travail,
les durées de travail sont additionnées pour obtenir l’évolution de la durée du travail réalisée
par les différentes catégories de travailleur tout au long de l’année, et pour évaluer « le temps
disponible calculé de la cellule de base» qui correspond au temps restant une fois leurs
travaux sur le troupeau et les surfaces réalisés. Avec le modèle Atelage, les analyses portent
sur le nombre de formes quotidiennes d’organisation et la caractérisation des alternances de
ces formes, ce qui permet d’identifier la relative stabilité dans les associations entre les tâches
et les travailleurs ou la complexité liée à la diversité de ces associations. Ces approches ne
s’intéressent plus à l’élaboration de la production. L’opportunité et l’efficacité des pratiques
ne sont plus analysées. Par exemple, le modèle Atelage ne retient in fine que les
caractéristiques temporelles des pratiques interprétées comme des tâches quotidiennes ou non
quotidiennes et laisse de côté la modalité technique des pratiques : le point de vue
« organisation du travail » l’emporte sur le point de vue « élaboration de la production ». En
ne représentant pas la modalité technique, il n’est plus possible de faire le lien aux objectifs
de production. Elles donnent à voir le résultat de l’agencement des tâches et des travailleurs
dans le temps : elles lissent les contraintes d’organisation de l’éleveur, les relations entre les
entités tâches et travailleurs et la façon dont l’ajustement est fait entre ces deux entités pour
aboutir à cette organisation. Autrement dit : est-ce que la tâche est adaptée en fonction de la
disponibilité des travailleurs ou est-ce que la mobilisation de travailleurs est adaptée en
fonction des tâches à faire ?
Ces approches qualifient l’organisation du travail indépendamment des objectifs ou
contraintes de l’éleveur en terme de production, revenu, durée du travail, répartition du travail
sur l’année ou articulation des activités. Ces approches partent du principe que les éleveurs
ont des attentes en matière de travail concernant la durée ou le rythme. Par rythme elles
entendent la répartition du travail dans le temps, à l’échelle de la semaine, de périodes
infrannuelles ou de l’année. Il y a une ambiguïté sur la place des attentes des éleveurs dans
ces analyses de l’organisation du travail. L’identification des attentes des éleveurs ne fait pas
partie de la méthode Bilan Travail et du modèle Atelage mais dans certaines études, elles sont
parfois identifiées. Quand ces attentes sont identifiées pour un éleveur, elles semblent
déduites de l’organisation du travail observée, selon la même méthodologie que pour le projet
de production qui est déduit de l’étude des pratiques concourant à l’élaboration de la
production, comme l’explique Dedieu (2008, p50): « les exploitants pilotent l’organisation du
travail au sens où celle-ci rend compte de leurs attentes en terme de qualité, rythme et
efficacité du travail et de la nécessité de composer avec les impératifs liés à leurs autres
activités ». Mais pour autant, après avoir décrit le nombre et la succession des formes
quotidiennes d’organisation, pour deux éleveurs, Madelrieux (2004, p155-156) interprète ces
résultats au regard d’attentes ou des contraintes des éleveurs qui ont été identifiées à partir
d’enquêtes auprès des éleveurs sur les faits de l’organisation et pas à partir des résultats du
modèle. Par exemple, elle écrit que chez l’éleveur JFG, « Entre eux, ils ont choisi de
travailler au maximum ensemble pour éviter les problèmes de la spécialisation », tandis que
« l’éleveur JCG privilégie l’autonomie dans le travail, car il ne veut compter que sur lui et
évite des formules de délégation, notamment si elles ont un coût (mises en pension) » (Ibid.,
p158-160). Or ce sont justement ces éléments non inclus dans ce que le modèle qualifie mais
qui servent à interpréter ce que le modèle qualifie, qui me semblent extrêmement structurants
de l’organisation du travail et donc pertinents pour comprendre la façon dont l’éleveur
aménage ses conditions de vie au travail.
Les éléments mobilisés pour interpréter les résultats de qualification de l’organisation du
travail avec les modèles sont relatifs aux raisons et déterminants des façons des éleveurs
d’articuler leurs choix de conduite, de main-d’œuvre et d’équipement. Ces raisons et
déterminants réfèrent au premier usage de la parole décrit par Darré (2004, p74), ils sont
obtenus à partir d’enquêtes sur les faits de l’organisation ; les raisons et les déterminants sont
exprimés à partir des catégories du chercheur, et non pas des représentations des éleveurs.
Dans la première étape de ma recherche, j’adopte cette démarche d’interrogation des faits et
des raisons de ces faits à partir des catégories et objets d’analyse du zootechnicien concernant
l’organisation du travail. Je ne qualifierai pas l’organisation à partir d’un recensement
exhaustif des formes quotidiennes d’organisation du travail mais je caractériserai des
modalités d’organisation du travail à des moments du cycle de production ou de concurrence
entre activités a priori jugés critiques par les zootechniciens. Dans la seconde étape de ma
recherche, je vais davantage m’intéresser à ce qu’est le travail pour l’éleveur, à ses
représentations, ceci correspond aux deuxième et troisième usages de la parole décrits par
Darré (Ibid., p74). Et c’est à partir de ce qu’est le travail pour l’éleveur que j’essaierai
préfèrent, aiment ou ce qui leur semble contraint dans le travail et de fait dans l’organisation
du travail.
Le deuxième type d’approche de l’organisation du travail développé par les zootechniciens
m’a inspirée pour les deux étapes. Je la présente ci-dessous.
1.2.2.2. L’organisation du travail vue comme la combinaison de 3 leviers
Le deuxième type d’approche de l’organisation du travail donne à voir le côté plus dynamique
de l’organisation du travail, c’est-à-dire les ajustements aboutissant à l’organisation du travail,
et se réfère explicitement aux objectifs de production, de revenu et d’emploi du temps de
l’éleveur. Les études combinent un double point de vue sur le fonctionnement du système : à
la fois sur l’élaboration de la production et l’organisation du travail, en analysant les
combinaisons de choix de main-d’œuvre, de conduite, de répartition des tâches dans le temps
et entre les travailleurs, des équipements en référence aux objectifs, projets des éleveurs.
Ici l’organisation du travail est analysée comme la combinaison de 3 entités que sont la
conduite, le collectif de travail ou main-d’œuvre, les équipements et le bâtiments (Dedieu et
Servière, 2001). Ces trois entités sont qualifiées de levier : pour organiser son travail,
l’éleveur ajuste aussi bien les tâches à faire, c’est-à-dire le contenu du travail, que les gens
pour le faire, ou le matériel pour le faire, a contrario d’une vision où le contenu du travail
serait décidé une fois pour toute au regard d’objectifs ou d’impératifs techniques et
économiques. Le fait que les choix techniques (contenu et dates de réalisation) constituent un
levier à part entière mobilisé par les éleveurs pour modifier la durée, le rythme, la répartition
sur l’année, la pénibilité de leur travail justifie l’intérêt de l’entrée « travail » des travaux de
recherche en zootechnie. Par exemple, Dedieu et al. (1997a) ont mis en évidence « des
adaptations stratégiques de la conduite » chez des éleveurs de bovins allaitants pour faire
face à des contraintes de disponibilité de la main-d’œuvre et d‘équipement ou pour satisfaire
des objectifs de répartition du travail sur l’année. Ces adaptions portaient notamment sur
l’allotement au pâturage : « Confrontés à une complexité induite par des contraintes de
travail importantes, liées au volume d’activités ou à la dispersion du parcellaire, les éleveurs
simplifient des composantes de leur conduite. […]Adopter un allotement stable pour tout ou
partie du troupeau, c’est décider de la taille et de la composition des lots qui demeureront
indépendants. »
Les travaux s’inscrivant dans cette approche cherchent à mettre en relation des attentes
vis-à-vis du travail (exprimées essentiellement en terme de durée et de répartition sur l’année, mais
pas seulement, et des objectifs de production ou / et de revenu), avec des modalités de
combinaisons des 3 leviers conduite, équipement, main-d’œuvre. Pour cela, ils s’appuient sur
l’analyse systémique des choix de conduite, d’équipement et de main-d’œuvre pour construire
une expression des attentes de l’éleveur, mais aussi sur des questions directes sur les attentes
des éleveurs ou bien sur une caractérisation des goûts et valeurs (Huchon, 2005), conceptions,
rapports au temps de travail (Dufour et Dedieu, 2010). Ce faisant, ils donnent à voir les
ajustements et les compromis entre objectifs de production, de revenu et d’emploi du temps,
aboutissant à tel fonctionnement du système d’élevage avec telle organisation du travail.
Ainsi, pour des choix techniques emblématiques de réduction du temps de travail en
production laitière, tels que la monotraite, le maxi-pâturage, la distribution automatisée d’une
ration complète, Cournut et al. (2005), ont identifiés les façons de les mettre en œuvre par les
éleveurs laitiers, en précisant les implications sur les autres pratiques mais aussi leurs
motivations pour les mettre en œuvre. Pour cela ils ont ouvertement interrogés les éleveurs
sur ce qui avait motivé leur choix à l’aide d’enquêtes sur les faits et les raisons de ces faits,
avec les termes du chercheur (cf. premier usage de la parole décrit par Darré (Ibid., p74)
revenu, d’emploi du temps, mais aussi de façons de travailler. Par exemple pour le «
maxi-pâturage », les chercheurs expliquent : « La « maximisation » de la part du pâturage se
traduit par une large gamme de situations : seulement deux exploitations fonctionnent en
système tout herbe, alors que les autres privilégient le pâturage pour la période printemps-été
et repassent en ration hivernale à base de maïs dès que l’herbe au pré est insuffisante.
L’économie de charges d’alimentation est un déterminant essentiel, mais la nature du travail
(être avec ses vaches plutôt que sur son tracteur) et sa répartition sur la campagne (pas de
pointe de travail liée au maïs) comptent aussi. Les éleveurs parlent d’une plus grande
complexité de la gestion du troupeau qui doit prendre en compte la disponibilité en herbe de
manière anticipée ».
Figure 4 : Les usages de la parole (Darré J.P.)