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Chapitre 3 : Spécialisation ou généralisme ? Le dilemme des compétences

1.3 De la spécialisation au généralisme : les dimensions du changement

Afin de faciliter la comparaison entre ces scènes, on a élaboré un tableau récapitulatif permettant de mettre en lumière leurs points communs et différences. On concentre l’analyse sur trois niveaux : contenu des enseignements, méthodes pédagogiques, gestion de classe.

Années 1990 Années 2010

France Japon France Japon Profil des élèves Principalement des enfants

n’ayant pas d’autres difficultés que la déficience visuelle

Diversification des handicaps : forte augmentation de la proportion d’enfants ayant d’autres handicaps ou difficultés en plus de la déficience visuelle.

Regroupement de tous les enfants dans les mêmes classes

Séparation entre les classes tan’itsu et chōfuku

Contenu des enseignements

Même programme qu’à l’école ordinaire avec du matériel adapté à la déficience visuelle

Décrochage progressif par rapport aux programmes de l’école ordinaire et adaptation des contenus aux difficultés réelles des enfants

Même programme qu’à l’école ordinaire pour les classes tan’itsu ; contenu complètement individualisé pour les classes chōfuku. Méthodes

pédagogiques

Méthodes d’éducation des aveugles et malvoyants développées dans les écoles d’aveugles depuis leur création

Abandon progressif des méthodes classiques d’éducation des aveugles pour un travail de plus en plus individualisé

Dans les classes tan’itsu, travail avec les méthodes classiques ; dans les classes chōfuku, utilisation de la pédagogie adaptée à d’autres types de handicap et forte individualisation du travail

Gestion de classe Pas de difficultés structurelles notables : l’homogénéité des groupes et la faiblesse des effectifs permet l’individualisation de la pédagogie.

Difficultés de gestion de collectifs de plus en plus hétérogènes incluant notamment des enfants ayant des troubles du comportement.

Dans les deux types de classe, situation proche du « cours particulier »

Tableau 7 :

La comparaison met ainsi en lumière le fait que les anciennes scènes sont assez semblables entre les deux pays : les spécificités du métier d'enseignant pour aveugles semblent primer sur les différences de culture/de système scolaire. En revanche, les scènes récentes apparaissent différentes (des anciennes et les unes des autres). Elles montrent dans les deux cas une augmentation de la proportion d’enfants ayant d’autres difficultés que le handicap visuel, mais une prise en charge différente de ce phénomène, avec en France des groupes aux effectifs nombreux et hétérogènes et au Japon une extrême différenciation entre les besoins des enfants qui confine au « cours particulier ».

On peut cependant noter un trait commun entre les deux pays dans l’évolution constatée : il s’agit de l’abandon progressif des caractéristiques « classiques » de l’enseignement aux enfants déficients visuels (enseignement suivant les programmes de l’école ordinaire avec des méthodes spécifiques au handicap visuel), à l’exception des classes tan’itsu japonaises, et du passage à un mode d’enseignement beaucoup plus individualisé, adapté aux besoins réels d’enfants aux profils de plus en plus hétérogènes et aux difficultés de plus en plus lourdes. Ainsi, aujourd’hui, l’objectif du travail des enseignants d’écoles d’aveugles est moins d’apporter aux enfants un soutien adapté à la déficience visuel leur permettant de suivre les mêmes enseignements qu’à l’école ordinaire que de mettre en œuvre un enseignement adapté aux besoins de chaque enfant, sans nécessairement se référer aux modes d’enseignement spécifiques à la déficience visuelle, ni aux programmes de l’école ordinaire. De spécifique au handicap visuel, l’enseignement en école d’aveugles passe donc à une perspective plus généraliste, dans laquelle les enseignants travaillent avec des enfants ayant des besoins individuels hétérogènes liés à différents types de handicap.

Ce changement d’objectif est alors observable à trois niveaux :

- Changement du contenu des enseignements :

Pour la plupart des enfants scolarisés en école d’aveugles, il devient de plus en plus difficile de suivre le programme de l’école ordinaire. En France, on assiste à une réorganisation complète des écoles, inscrivant cette situation dans l’institution : les classes ne sont plus nommées en correspondance avec l’école ordinaire33 et seuls quelques élèves

33

C’est-à-dire que les groupes portent des noms tels que : « groupe pédago-éducatif 1 » ou « section première formation professionnelle 2 » qui ont été décidés au sein de l’école et n’ont aucun lien avec les niveaux habituels de l’Education Nationale. En effet, les niveaux de l’Education Nationale sont associés à la fois à une classe d’âge et à un niveau scolaire et, les groupes de l’école ne coïncidant pas avec ce cadre habituel, le personnel de l’école a considéré qu’il n’était pas possible de nommer, par exemple, les groupes d’adolescents en référence aux classes du collège (puisque le programme des activités est complètement différent du programme du collège ordinaire), pas plus que de faire référence aux programmes scolaires

passeront, autour de 18 ans, le certificat de formation général (certificat de fin d’étude pour les collégiens scolarisés en SEGPA34). Au Japon, la progression des classes porte le même nom qu’à l’école ordinaire et suit, pour les élèves ayant le moins de difficultés, le même programme. Pour autant, très rares sont ceux qui, à la fin du lycée, ont un niveau leur permettant de passer des concours d’entrée à l’université. A titre d’exemple, l’orientation des élèves à la sortie du lycée de l’école d’aveugles de Kyoto est la suivante (pour les diplômés de 2011) :

Sur un total de 11 diplômés :

- 1 dans l’enseignement supérieur ordinaire (universités et écoles professionnelles) - 1 dans une formation professionnelle en école d’aveugles

- 6 trouvent un emploi dans le secteur de la médecine traditionnelle (massage / acupuncture) (il s’agit des diplômés du cursus de formation professionnelle proposé au niveau lycée)

- 2 vivent dans des établissements spécialisés de type foyer médicalisé. - 2 dans la catégorie « autre »

Même si l’on ne dispose pas des chiffres nationaux, on a observé des situations sensiblement similaires dans les autres écoles visitées. Ainsi, le passage dans l’enseignement supérieur ordinaire est rare et, parmi les diplômés qui y accèdent, ceux qui entrent dans une université à cursus long (délivrant l’équivalent d’une licence, par opposition aux universités à cursus court et aux écoles de formation professionnelle) apparaissent comme des exceptions.

Ainsi, dans les deux pays, on observe un décrochage progressif du milieu spécialisé par rapport à l’école ordinaire. Cela doit s’entendre à l’exception de deux écoles « à part » dans le paysage des écoles d’aveugles françaises et japonaises. En France, l’Institut National des Jeunes Aveugles, situé à Paris, continue de dispenser un enseignement « classique », c’est-à- dire de suivre les programmes de l’école ordinaire avec des méthodes adaptées à la déficience visuelle. Les étudiants y passent le baccalauréat et peuvent ensuite être orientés vers des études supérieures. Notons que la proportion d’enfants ayant des handicaps associés y est beaucoup plus faible que dans les autres écoles d’aveugles. De même, au Japon, l’école

d’aveugles rattachée à l’Université de Tsukuba, située à Tokyo, fait figure d’établissement

réellement étudiés (qui sont le plus souvent ceux du primaire, même pour les adolescents les plus âgés) : le choix de l’abandon des références aux classes de l’Education Nationale a été fait en 2004 et, depuis lors, un système de noms propre à l’établissement a été mis en place et est rediscuté régulièrement.

34 Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté. Dispositif scolaire à destination des enfants ayant de lourdes difficultés scolaires qui permet l’accès à des formations professionnelles.

d’élite : les élèves y accèdent après un concours d’entrée pour les niveaux collège et lycée, puis y reçoivent un enseignement qui les prépare aux concours d’entrée aux grandes universités (notamment dans les filières scientifiques).

- Changement des méthodes pédagogiques :

En France comme au Japon, la plupart des enseignants sont amenés à revoir complètement leurs manières d’enseigner pour s’adapter aux difficultés particulières de chaque enfant, en cessant d’utiliser les méthodes habituelles d’enseignement aux enfants déficients visuels. Il s’agit d’un travail très individuel d’appropriation des changements et des situations rencontrés dans le cadre de la pratique professionnelle, à partir des connaissances et expériences préalables de chaque enseignant (cf. infra).

- Changement radical de la gestion de classe :

C’est sur ce point que les situations française et japonaise diffèrent le plus. En France, les groupes d’enfants deviennent de plus en plus hétérogènes et, pour l’enseignant, gérer seul de telles classes devient en pratique très compliqué. Dans les groupes avec lesquels j’ai travaillé, j’ai passé deux journées seule avec les classes, en l’absence de ma collègue malade. Ces journées ont été l’occasion de ressentir, par expérience, à quel point la gestion de classe pour un adulte seul est une activité difficile, alors même que ces groupes apparaissaient dans l’école comme des collectifs « calmes ».

Ainsi, pour reprendre le cas du groupe décrit à la section 1.2.1, les habituelles sollicitations « Madame, Madame » et « Anne-Lise, Anne-Lise », étant cette fois-ci toutes adressées à moi, je dois, deux fois plus que d’habitude, passer d’un élève à l’autre tout en essayant de calmer les demandes d’attention du reste des jeunes par des « j’arrive, attends, une minute ». Exactement de la même manière que dans la scène précédemment décrite, la tension monte rapidement entre Nolan et le reste du groupe. La cause première de la querelle est la difficulté de Nolan à travailler sans m’appeler, mais les moqueries fusent aussi rapidement à propos du fait que Nolan a toujours à la main un « objet fétiche », un morceau de tuyau d’aspirateur que Catherine l’autorise à garder avec lui en cours car cela l’aide à se sentir moins angoissé. Je parviens à calmer la dispute, ou seulement à la contenir, pendant quelque temps mais, pendant que je m’occupe d’un autre jeune, des cris résonnent dans mon dos et la querelle éclate véritablement entre Nolan et la jeune fille en face de lui. Avant que j’aie le temps d’intervenir, Nolan hurle « Arrête !! » et lance son tuyau sur elle de toutes ses forces. Par chance, l’objet ne fait que la frôler puis la frapper au pied après avoir rebondi

avec un grand fracas sur le placard situé derrière elle. Il y a donc plus de peur que de mal. Je me fâche, Nolan fait ses excuses immédiatement et la jeune fille qui a eu une grande frayeur se remet peu à peu. La sonnerie de fin de cours retentit peu après cet épisode.

Ainsi, la gestion du collectif, c’est-à-dire des demandes d’attention individuelles et des relations entre les enfants, prend une place très importante dans le travail de l’enseignant spécialisé français. Régulièrement, les enseignants de l’école me font part de leurs difficultés face à ce problème qui, même s’il fait partie intégrante de leur métier, se pose aujourd’hui de manière plus aiguë que par le passé, du fait de l’évolution du profil des élèves, des enfants ayant de plus grandes difficultés, à la sensibilité plus exacerbée, moins solides psychiquement, moins à l’aise avec la gestion de leurs émotions et plus facilement en proie à des crises d’angoisse ou de colère.

Au Japon, la situation se situe à l’extrême inverse. La diminution progressive des effectifs des classes rend la gestion de groupe de plus en plus inexistante. Selon les enseignants, cet état de fait est ressenti de manière différente. Pour certains, cela facilite le travail d’individualisation.

« Les élèves sont moins nombreux qu’avant, c’est plus facile pour moi. Ils sont plus calmes, pas besoin de leur dire de se taire. Et puis, je peux mieux les guider individuellement, en fonction de leurs propres difficultés. C’est aussi plus facile pour les faire travailler à l’oral, on a plus de temps pour que chacun lise à voix haute ou parle. »

(Mme Dezaki, enseignante d’anglais aux niveaux collège et lycée à l’école d’aveugles d’Hiroshima, en poste dans cette école depuis vingt-quatre ans).

Pour d’autres, cela génère un sentiment d’isolement qui peut aussi être dommageable pour l’enfant.

« Je les [les deux élèves de la classe] connais bien, je comprends leurs difficultés, je peux leur donner des conseils individuels. Mais…Etre rien que tous les trois toute la journée…Comment…Je ne sais pas si c’est bien pour eux. Je pense que ce serait mieux s’ils avaient d’autres amis de leur âge…Ils doivent se sentir seuls.

- Et vous, il vous arrive aussi de vous sentir seule ?

- De temps en temps, hein…C’est vrai que j’aime bien être avec un groupe. Parmi les choses que j’aime dans le travail d’enseignant… La gestion de classe, je trouve ça intéressant. Mais ici, je n’ai pas tellement l’occasion de faire de la gestion de classe. »

(Mme Oshima, enseignante au niveau primaire à l’école d’aveugles d’Hiroshima, en poste dans cette école depuis quatre ans)

On peut supposer que la différence entre ces deux réactions tient en partie au fait que l’enseignante d’anglais, travaillant avec des collégiens et des lycéens, a l’occasion d’enseigner à des élèves différents tout au long de la semaine, ce qui apporte à ses journées une certaine variation, alors que l’enseignante de primaire, puisqu’elle est en charge d’une classe, ne voit qu’un seul et même groupe, et donc les deux mêmes élèves, jour après jour.

Toutefois, dans les deux cas, la situation est perçue comme étant très spécifique aux classes d’écoles d’aveugles. Rappelons en effet que, dans les écoles ordinaires japonaises, les classes peuvent compter jusqu’à 40 élèves (35 pour la première année d’école primaire). Si l’effectif moyen à l’échelle nationale est de 28 élèves par classe (33 pour les classes de collège)35, ce chiffre masque d’importantes disparités régionales entre, d’un côté, les départements ruraux souffrant de dénatalité dans lesquels les effectifs diminuent et, de l’autre, les zones densément peuplés dans lesquelles les classes comptent véritablement 40 élèves. Lorsque les enseignants interrogés (à Hiroshima, Kyoto et Tokyo) évoquent la gestion de classe, leur point de référence est donc le plus souvent l’enseignement à des classes de 40 élèves36.

En France et au Japon, la gestion de classe dans les écoles d’aveugles revêt donc des formes très différentes. L’évolution du profil des élèves des écoles d’aveugles s’inscrit dans des logiques organisationnelles opposées qui donne aujourd’hui à l’enseignement dans ces écoles des formes complètement différentes qui apportent à des enjeux similaires (besoin d’individualisation des cours et gestion de classe) des réponses divergentes.

Ainsi, la comparaison entre passé et présent, France et Japon, nous permet de prendre la mesure des changements survenus dans les écoles d’aveugles au cours des vingt dernières années. Elle met en lumière le fait que, tandis qu’autrefois France et Japon se différenciaient peu, les spécificités de l’enseignement en écoles d’aveugles primant sur les différences nationales, aujourd’hui les transformations s’inscrivent dans les systèmes existants de manière très distincte entre les deux pays.

35

Source : MONBUKAGAKUSHO, Statistiques de l’éducation de soutien spécialisé, « Organisation des classes en petits effectifs », http://www.mext.go.jp/a_menu/shotou/tokubetu/007.htm

36

A titre de comparaison, rappelons qu’en France, l’effectif moyen est de 23 élèves par classe (Source :

Ministère de l’Education Nationale, L’Education Nationale en chiffres,

http://www.education.gouv.fr/cid57111/l-education-nationale-en-chiffres.html), mais qu’il n’existe pas véritablement de seuil règlementaire national. Des seuils existent : ils sont fixés par des commissions départementales. Ils varient donc selon les départements et dépendent également du classement ou non de l’établissement en « zone prioritaire ». Enfin, ils ne sont pas nécessairement appliqués de manière stricte. Le véritable critère qui fixe, en pratique, la limite des effectifs d’une classe est plutôt la contenance des locaux.

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