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Chapitre 1 : Penser le handicap en France et au Japon : Vers une épistémologie commune ?

2. Des enjeux communs dans des contextes socio-culturels différents

2.2 Des enjeux convergents à partir du XIXème siècle

2.2.1 La naissance de l’éducation spécialisée

En France, au Siècle des Lumières, certaines voix se font entendre contre le traitement répressif des infirmes et les discours sur l’anormalité. D’un point de vue philosophique, Diderot, dans sa Lettre sur les Aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749), décrit la cécité comme une expérience sensorielle « autre », ouvrant la voie à de nouvelles interrogations sur le monde sensible, plutôt que comme un manque ou une privation de connaissance. A la même époque, l’idée d’éducabilité des enfants infirmes gagne du terrain et les premières institutions d’éducation spécialisée sont fondées.

L’Abbé de l’Epée (1712-1789) est le pionnier de l’éducation des enfants sourds-muets. Suite à la rencontre de deux sœurs jumelles sourdes communiquant entre elles par signes, il entreprend d’enseigner aux enfants sourds, d’abord en devenant précepteur des deux jeunes filles, puis en accueillant chez lui jusqu’à soixante élèves. Après avoir étudié leur manière de communiquer par signes, il met au point un langage signé méthodiquement construit, dans le but de leur permettre de s’exprimer de manière plus élaborée4.

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Toutefois, il cherche à calquer la structure de cette nouvelle langue sur celle du français, afin de lier langue orale et langue écrite, indépendamment de la manière spontanée dont les sourds s’expriment entre eux : c’est pourquoi cette langue, bien qu’elle lui ait permis de communiquer avec les enfants sourds dans un but éducatif, n’a pas été véritablement adoptée par eux pour leur communication courante. Ainsi, s’il est le fondateur de la première institution d’éducation des sourds en France, il n’est pas l’inventeur de la langue des signes ; celle-ci a été élaborée au fil du temps par les sourds qui vivaient en communauté dans son école, devenue l’Institut National des Jeunes Sourds de Paris. Il n’est pas non plus véritablement le premier éducateur des sourds: Jacob Rodrigue Pereire (1715-1780) obtient, quelques années plus tôt, un succès reconnu en matière d’éducation, et particulièrement de démutisation d’enfants sourds-muets de familles aisées. Les deux hommes sont, au même moment, en quête de reconnaissance institutionnelle, mais c’est finalement le travail de l’Abbé de l’Epée qui passera à la postérité, avec une méthode tournée vers l’enseignement en groupe, utilisant un langage signé, destiné à des enfants de familles pauvres, alors que la

Quelques années après lui, un autre pionnier, Valentin Haüy (1745-1822) crée la première institution d’éducation pour les enfants aveugles. Après avoir mis au point une méthode d’éducation auprès de son premier élève et démontré publiquement le succès de celle-ci devant des assemblées d’intellectuels, il ouvre une véritable école, gratuite, qui deviendra dès la Révolution un Institut National visant à enseigner un métier aux jeunes aveugles. On y enseigne alors la lecture et l’écriture grâce à des lettres en relief, un système calqué sur l’alphabet des voyants et qui demeure long et difficile à maîtriser pour les élèves aveugles. L’école subsistera, malgré d’importantes mutations et querelles d’influence, jusqu’à nos jours : il s’agit de l’actuel Institut National des Jeunes Aveugles de Paris. Sous la Restauration, elle est l’Institution Royale des Jeunes Aveugles, à laquelle est présenté pour la première fois un système d’écriture tactile utilisant des points élaboré par l’officier Charles Barbier de La Serre pour faciliter les communications nocturnes au sein des armées. Barbier souhaite mettre son invention au service de l’éducation des aveugles, mais c’est finalement le jeune Louis Braille (1809-1852), alors élève de l’Institution, qui perfectionne le système pour l’adapter aux besoins des non-voyants. La première version de la méthode Braille est publiée en 1829. Elle va alors ouvrir des horizons nouveaux pour l’éducation des aveugles, en facilitant l’accès de ceux-ci à la lecture, à l’écriture, aux mathématiques, à l’écriture musicale (Weygand, 2003)…

Le Braille connaît progressivement un succès international : il est d’abord adopté par d’autres pays européens puis adapté aux langues du monde entier (il permet aujourd’hui de transcrire 133 langues). A cette époque, la France est l’un des pays pionniers en matière d’éducation spécialisée et des médecins, pédagogues et philanthropes viennent du monde entier s’inspirer des institutions parisiennes pour créer des écoles dans leur pays d’origine et améliorer les méthodes françaises, notamment d’un point de vue technique (machines à écrire le Braille5…).

Bien que les avancées éducatives à cette période concernent principalement les déficiences sensorielles, le handicap mental commence également à faire l’objet d’une certaine attention. La première institution résidentielle destinée à l’éducation des enfants atteints de « crétinisme », l’école Abendberg, est créée en Suisse en 1841. Edouard Seguin (1812-1880) développe, d’abord en France puis aux Etats-Unis où il émigre, un programme méthode de Pereire était axée autour de cours particuliers utilisant la langue orale et destinée avant tout à des enfants de familles fortunées (Presneau, 1998).

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A cette époque, de nombreux modèles de machines sont créés dans les différentes écoles. La Perkins, la machine à écrire le Braille la plus répandue aujourd’hui, ne sera inventée qu’en 1939, à la Perkins School for the Blind (Massachusetts) qui est aussi la première école d’aveugles établie aux Etats-Unis (1829).

d’éducation pour les « faibles d’esprit ». Toutefois, les institutions pour enfants handicapés mentaux créées à cette période souffrent généralement d’un excès d’élèves et d’un manque de personnel et de moyens, et les mauvais traitements et la négligence y sont fréquents.

Malgré ce développement général d’institutions nouvelles, les besoins en matière d’éducation spécialisée sont très loin d’être couverts et la proportion d’enfants handicapés ayant accès à une place en institution éducative demeure très faible sur le territoire français. Même si l’article 4 de la loi de 1882 sur l’instruction obligatoire stipule : « Un règlement

déterminera les moyens d’assurer l’instruction primaire aux enfants sourds-muets et aux aveugles », l’éducation spécialisée est laissée à l’initiative privée (le Ministère de

l’Instruction Publique ne se penchera sur le sujet qu’en 1909) et s’adresse avant tout aux enfants ayant un handicap sensoriel.

C’est dans ce contexte d’émulation internationale en matière d’éducation spécialisée que survient l’ouverture du Japon, après deux siècles d’isolement. Après l’arrivée du commodore Perry en 1853, le Japon commence à établir des relations avec les grandes puissances occidentales et entreprend une profonde transformation. A la période Meiji (1868-1912), le pays poursuit une politique « d'ouverture à la Civilisation » (bunmei kaika, 文明開化) qui passe en particulier par l’adoption d’institutions politiques d’inspiration européennes et la diffusion des idées européennes et américaines, grâce à la traduction massive d’ouvrages, à l’envoi d’étudiants dans les pays identifiés comme des modèles et à l’invitation au Japon d’étrangers « experts » dans des domaines variés. Dans ce moment d’effervescence intellectuelle et d’afflux d’idées nouvelles, la question du handicap est abordée d’une manière nouvelle et les enjeux sociaux qui lui sont liés commencent à être traités de manière convergente au Japon et dans les pays de tradition chrétienne.

Les premières informations disponibles au Japon à propos du traitement social du handicap en Occident se diffusent dès les années 1860 et des mots japonais sont créés pour décrire les différentes institutions. Emblématique de cette période, la somme de Fukuzawa Yukichi, « Choses d’Occident » (Seiyō jijō, 西洋事情,), parue en 1886, comporte une partie qui présente les instituts pour aveugles (mōin, 盲院), instituts pour sourds-muets (rōagakkō, 聾唖学校) et instituts pour aliénés (chiin, 痴院) de différents pays européens et des Etats-Unis. Mais avant même la parution de cet ouvrage, la question de l’éducation spécialisée commence à faire l’objet d’une attention politique.

Yamao Yōzō (山尾洋三) (1837-1917), né dans la province de Chōshū, au Sud du Japon, a été l’un des premiers Japonais à étudier en Europe6. A son retour, bien qu’il travaille pour le Ministère de l’Industrie, il porte un intérêt particulier à l’éducation des enfants sourds et aveugles et, en 1871, présente au Grand Conseil d’Etat un rapport intitulé « Rapport pour demander la création d’écoles d’aveugles et sourds » (Mōagakkō wo sōritsu seraren koto wo

kofu no fumi, 盲唖学校ヲ創立セラレンコトヲ乞フノ書). Ce rapport défend l’idée que l’économie du Japon gagnerait à transformer les aveugles et les sourds, qui sont pour l’heure inutiles à la société, en personnes utiles, et que ce changement peut être réalisé si des écoles spécialisées sont mises en place, écoles qui n’ont pas besoin d’être financées par l’Etat mais peuvent faire appel à la bonne volonté du peuple. Ainsi, l’année suivante, le Gakusei (学制), le premier texte fondateur du système scolaire japonais moderne, reconnaît l’éducabilité des enfants handicapés et la nécessité de créer des « écoles d’infirmes » (haijingakkō, 廃人学校 ), en plus des écoles ordinaires.

A la fin des années 1870, les premières écoles voient le jour. La première école spécialisée du Japon moderne est l’institut pour sourds de Kyoto, fondé en 1875 et bientôt fréquenté aussi par des élèves aveugles. En 1875 également, à Tokyo, naît la Rakuzenkai (楽 善会), composée initialement de quatre intellectuels chrétiens japonais (l’intellectuel et pédagogue Furukawa Setsuzō, le politicien et enseignant Tsuda Sen, le professeur Nakamura Masao et le journaliste et homme d’affaires Kishida Ginkō) et de deux missionnaires occidentaux : l’allemand Borchardt et l’écossais Henry Faulds. Elle est rejointe l’année suivante par Yamao Yōzō. La Rakuzenkai crée « l’institut d’éducation des aveugles de la Rakuzenkai » (Rakuzenkai kunmōin, 楽善会訓盲院),. L’institut, au départ situé au domicile de Faulds, reçoit des financements du gouvernement (et un don de l’Empereur lui-même) et passe en 1888 sous la tutelle du Ministère de l’Education sous le nom « d’école d’aveugles et sourds de Tokyo » (Tōkyō Mōagakkō, 東 京 盲 唖 学 校). En effet, l’heure est au rassemblement de tous les enfants déficients sensoriels dans les mêmes écoles, avant tout pour des raisons budgétaires. Les écoles qui sont fondées par la suite sont elles aussi des écoles pour aveugles et sourds, regroupant les instituts pour aveugles et les instituts pour sourds créés par des initiatives privées. On en compte 57 à la fin de l’ère Meiji.

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Il a fait partie de l’expédition des « cinq de Chōshū », départ secret de cinq jeunes gens originaires de cette province pour étudier en Grande-Bretagne au début des années 1860, alors même que les Japonais n’étaient pas encore autorisés à quitter le pays.

De plus, dès la fin des années 1880, le système scolaire permet la création, dans certaines écoles ordinaires, de « classes pour les enfants en échec » (rakudaisei gakkyū, 落第生学級) ou de « classes pour enfants attardés » (banjukusei gakkyū, 晩熟生学級), dans lesquelles peuvent être scolarisés les enfants ayant un handicap mental léger, parmi d’autres enfants posant problème au système scolaire ordinaire. Rappelons que des classes de ce type seront aussi créées en France, en 1909, sous le nom de « classe de perfectionnement » (cf. infra).

Toutefois, le système scolaire tel qu’il est créé à l’ère Meiji prévoit aussi explicitement le report ou l’exemption d’éducation en cas de maladie ou de handicap (les décrets sur l’école primaire de 1886, 1890 et 1900 comportent tous les trois des dispositions sur ce sujet). Ainsi, le cas des enfants aveugles et sourds-muets scolarisés en école spécialisée ou celui des enfants en classes spéciales apparaissent plutôt comme une exception que comme la règle: la majorité des enfants handicapés se voient légalement exclus du principe d’éducation obligatoire, notamment les enfants handicapés mentaux. Ceux-ci font néanmoins l’objet de quelques initiatives privées (souvent liées à des œuvres de charité) en matière d’éducation, suite à la diffusion des méthodes d’Edouard Seguin, présentées pour la première fois au public japonais en 1879 par Tejima Seiichi (手島 精一) qui a séjourné aux Etats-Unis et dans plusieurs pays européens. Celui-ci crée en 1891 la première école spécialisée pour les enfants « faibles d’esprit » (seishin hakujaku, 精 神薄弱), l’institut Takinogawa (滝乃川学園), à Tokyo. Quelques autres institutions voient le jour au tournant du XXème siècle, mais elles seront toujours gérées de manière privée et ne recevront pas de financement de l’Etat. Elles souffrent ainsi d’un important manque de moyens et, comme en Occident, leurs résultats concrets s’avèrent très inférieurs à leurs ambitions. A l’inverse, elles isolent les enfants concernés du reste de la société et contribuent à leur exclusion de la vie des communautés locales.

Ainsi, en matière d’éducation, on observe une évolution commune en France et au Japon. Les méthodes françaises mises au point à partir du XVIIIème siècle inspirent le Japon de Meiji et, au tournant du XXème siècle, les deux pays se trouvent dans une situation très similaire. L’éducabilité des enfants déficients sensoriels est affirmée et des institutions spécialisées sont mises en place, à la suite d’initiatives privées d’inspiration chrétienne. Ces institutions se développent en parallèle du système scolaire ordinaire qui, dans les deux pays, connaît des transformations profondes et tend à promouvoir l’instruction pour tous, tout en laissant la majorité des enfants handicapés en marge de l’éducation obligatoire. Les

enfants handicapés mentaux commencent à faire l’objet d’un intérêt mais les premières institutions qui leur sont destinées tendent à les isoler du reste de la société tout en échouant à leur offrir des conditions de vie et d’éducation à la hauteur des ambitions philanthropiques de leurs fondateurs.

Dans le champ de l’enfance handicapée, les institutions françaises et japonaises naissent donc de la même manière. Toutefois, elles diffèrent par le fait que, dès cette période, le système japonais cherche à intégrer les écoles spécialisées à la tutelle du Ministère de l’Education, alors que cela ne sera jamais le cas en France où elles resteront administrativement indépendantes de l’Education Nationale.

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