• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 : Penser le handicap en France et au Japon : Vers une épistémologie commune ?

2. Des enjeux communs dans des contextes socio-culturels différents

2.2 Des enjeux convergents à partir du XIXème siècle

2.2.2 Les invalides de guerre, vecteurs d’un nouveau regard sur le handicap

En France comme au Japon, l’entrée dans le XXème siècle va marquer un tournant majeur dans le traitement social des personnes handicapées, avec la naissance de la « réadaptation », destinée notamment aux invalides de guerre.

Au Japon, dans la société de l’ère Meiji, la représentation sociale des personnes handicapées est devenue bien plus négative que par le passé (Ri, 2013). En 1871, les tōdōza, ces guildes qui permettaient l’accès des aveugles à une activité professionnelle, sont dissoutes tandis que le renouveau de l’engouement pour la médecine occidentale réduit considérablement la popularité de l’acupuncture et des massages. Ainsi le destin de la communauté la plus puissante et la plus autonome parmi la population handicapée japonaise bascule. C’est aussi le début d’une différenciation nette entre les malvoyants dont certains parviennent à trouver une place dans l’industrie naissante et les aveugles complets qui tombent dans la pauvreté et l’exclusion (Ri, 2013, p.48). Notons que cette situation coïncide avec le renouveau du christianisme au Japon : tout comme les enfants, les infirmes adultes deviennent alors objets de charités pour les organisations chrétiennes naissantes. Toutefois, dans le cas des aveugles, le christianisme offre également d’autres perspectives : il n’est pas rare que les aveugles éduqués deviennent prêtres ou pasteurs (Taniai, 1996, pp. 104-113).

En 1873, le décret pour la conscription est promulgué. Il va fortement contribuer à façonner les générations suivantes, jusqu’en 1945. En effet, il est l’un des symboles d’une société dans laquelle la population a pour devoir de servir l’Etat, éventuellement au péril de sa vie. Les hommes infirmes, exclus du système de conscription obligatoire, ne trouvent pas leur place dans la nouvelle société : ils sont perçus comme incapables d’accomplir leur devoir de sujets et inutiles à l’Etat. De la même manière, rares sont les femmes en situation

de handicap qui correspondent au modèle de la « bonne épouse et mère avisée » prônée par les élites de l’époque7.

Toutefois, au fil des premières décennies du XXème siècle, cette tendance va progressivement s'inverser avec l'apparition massive d'un nouveau groupe social : les invalides de guerre. En effet, la guerre sino-japonaise de 1894-1895 et surtout la guerre russo-japonaise de 1904-1905 font des ravages dans la population masculine. En 1906 est promulguée la loi sur les hôpitaux militaires qui permet la création d’institutions spécialisées dans les soins aux invalides de guerre puis, à partir de 1917, l’Etat commence à apporter un soutien financier aux mutilés de guerre et à leur famille. A la suite de mouvements d’infirmes de guerre (dont les blessés de la Première Guerre Mondiale, quoique beaucoup moins nombreux qu’en Europe, viennent grossir les rangs) dans les années 20, des établissements sont ouverts dans tout le pays pour apporter des formations professionnelles aux blessés et favoriser leur réinsertion dans le monde du travail. En 1923, la révision de la loi sur les pensions (onkyūhō, 恩給法) crée une pension spéciale pour les invalides de guerre (dont le montant demeure toutefois très faible). De nouvelles lois sont promulguées tout au long des années 1930 pour compléter les précédentes, toujours avec deux objectifs : rééduquer les invalides de guerre et les assister financièrement (Kim, 2005). Ainsi, les guerres du début du XXème siècle contribuent à l’émergence d’un nouveau regard sur les hommes handicapés dont le nombre augmente considérablement. Les mesures d’assistance aux invalides de guerre sont alors les premières mesures politiques visant à soutenir des personnes handicapées. De plus, le regard social sur le handicap (tout au moins masculin) se transforme : un homme handicapé peut alors être un homme qui a servi l’Etat au péril de son corps.

Le même tournant s'effectue en France à la suite de la Première Guerre Mondiale. Notons toutefois qu’il y apparaît moins radical qu’au Japon. D’une part, les hôpitaux militaires y existent de longue date. D’autre part, un autre groupe de personnes handicapées bénéficie déjà, avant les invalides de guerre, de mesures particulières de protection sociale : il s’agit des accidentés du travail, pour lesquels un régime d’indemnisation est mise en place par la loi du 9 avril 1898. Il s’agit là d’une mesure pionnière qui préfigure la création d’un Etat- Providence. Elle naît à une période qui est encore celle de l’assistance aux plus démunis,

7

Ce phénomène de rejet accru des personnes handicapées ne semble pas avoir été particulièrement visible dans la construction du patriotisme français ou, tout au moins, il n’existe pas, à ma connaissance, de recherches historiques dédiées à ce sujet. On peut supposer qu’une grande partie des personnes handicapées étaient déjà de fait exclues de la citoyenneté du fait de leur regroupement dans des institutions spécialisées.

ancrée dans l’idéal paternaliste de la bienfaisance, mais y introduit un élément tout à fait nouveau : l’idée de responsabilité et de réparation : l’entreprise est responsable de l’accidenté provoqué par le travail et a pour devoir d’apporter une réparation pour le dommage subi (Stiker, op. cit., p.142).

A partir de 1919, une série de lois entre en vigueur pour favoriser la réintégration à la société civile de plus de deux millions (Delaporte, 1996, p.16) de « gueules cassées » : système de pension, création de centres de rééducation fonctionnelle, droit à la rééducation professionnelle, obligation d’embauche...Certaines de ces mesures sont ensuite étendues aux mutilés du travail. On retrouve ce type de mesures à travers toute l’Europe (voir notamment Verstraete et Van Everbroeck, 2014, pour le cas de la Belgique).

Cette période est celle de la réadaptation (ou réhabilitation, qui est le mot utilisé en japonais : rihabiritēshon, リハビリテーション). Il s’agit à la fois de « réparer » les corps mutilés, de remplacer les parties du corps manquantes par des prothèses, mais aussi de réintégrer les blessés à la société, de compenser leur perte pour leur rendre une situation sociale comparable à la précédente.

« Les époques ou les sociétés autres et antérieures n’ont jamais omis de situer l’infirme et son infirmité, mais peu, pour ne pas dire aucune, n’avaient encore eu l’ambition, la prétention, l’intention de les replacer dans les rouages – productifs, consommatoires, laborieux et ludiques - de la cité quotidienne. Peu ou prou, l’infirme faisait figure d’exception ou indiquait l’exceptionnel ; maintenant il devient ordinaire, il faut qu’il retourne à la vie ordinaire, au travail ordinaire.»(Stiker, 2003, p.144)

On assiste ainsi à la naissance d’une volonté d’assimilation des personnes handicapées à la vie ordinaire, à la société des valides. Cette volonté sera étendue progressivement, après 1945, à l’ensemble des personnes en situation de handicap. Notons que des critiques ultérieures viendront contester cet idéal social de l’assimilation en présentant celle-ci comme un effacement de la « différence » (cf. infra).

En conclusion, au début du XXème siècle, un nouveau mode de traitement des personnes handicapées commence à se mettre en place en France et au Japon, autour de la réadaptation des invalides de guerre. Malgré ses défauts qui seront soulignés par la suite, il contribue à l’époque à un changement de regard sur une partie des personnes handicapées qui deviennent des personnes à rééduquer, à réintégrer dans la société des valides. Toutefois, avant 1945, si la prise en charge des enfants sourds et aveugles et des invalides de guerre se

met en place progressivement, une grande partie de la population handicapée, notamment les femmes, manque encore massivement de soutien institutionnalisé.

Outline

Documents relatifs