• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 : Spécialisation ou généralisme ? Le dilemme des compétences

1.4 L’ajout d’une nouvelle fonction : le soutien à l’intégration

1.4.2 En France : faire coopérer milieu spécialisé et milieu ordinaire

En France, la situation est plus complexe. On a déjà évoqué au cours des chapitres précédents la coupure administrative qui sépare le milieu éducatif spécialisé de l’Education Nationale. Cette coupure rend de fait difficile la coopération entre les écoles spécialisées et les écoles ordinaires, notamment en raison de l’impossibilité pour les enseignants « classiques » des écoles spécialisées d’enseigner en école ordinaire (comme on le développera au chapitre 5, ils n’ont pas nécessairement la qualification requise : ils sont souvent titulaires d’une certification du Ministère des Affaires Sociales et non d’un CRPE ou d’un CAPES de l’Education Nationale qui les autoriserait à exercer en milieu ordinaire).

La « passerelle » entre les deux milieux est donc assurée de plusieurs façons :

- L’Education Nationale forme ses propres enseignants spécialisés (on développera ce point au chapitre 5). Ceux-ci sont notamment affectés dans les CLIS (classes spécialisées au

sein d’une école ordinaire), mais ils peuvent aussi apporter, de manière plus générale, un soutien individualisé aux élèves de l’école qui en ont besoin. C’est particulièrement le cas pour les enseignants dits « maîtres E » qui ne sont chargés d’aucune classe et dont la mission consiste à apporter un soutien personnalisé à certains élèves de l’école, de tout niveau. Notons que ce soutien n’est pas destiné spécifiquement aux élèves en situation de handicap ; il s’adresse à tous les enfants ayant des difficultés scolaires, ce qui peut inclure des enfants reconnus comme « handicapés », sans que ces deux catégories se recoupent nécessairement. Toutefois, ces dispositifs ne sont pas forcément les plus utilisés dans le cas du handicap visuel qui n’est généralement pas assimilable à une « difficulté scolaire ». Le recours à des enseignants formés aux spécificités de ce handicap est plus fréquent. Or, comme au Japon, le nombre de ces enseignants est faible et on constate des inégalités territoriales en matière de soutien adapté.

L’organisation de l’accompagnement des enfants en situation de handicap à l’école ordinaire est mise en place dans une perspective généraliste : il existe des « enseignants référents » en matière de scolarisation des enfants handicapés, qui suivent des enfants sur un secteur géographique donné. Le travail de l’enseignant référent (qui a lui-même une expérience d’enseignant spécialisé) consiste à informer les enfants en situation de handicap et leur famille, à superviser la réalisation du projet personnalisé de scolarisation et à coordonner les équipes pluridisciplinaires qui accompagnent chaque enfant. L’enseignant référent a donc une mission de coordination et non d’accompagnement pédagogique ; il n’a donc pas besoin d’être spécialiste d’un type de handicap particulier. Il est en revanche responsable du suivi par l’Education Nationale des enfants scolarisés en milieu spécialisé.

- Il existe, dans chaque département, un Service d’aide à l’acquisition de l’autonomie et à l’intégration scolaire (S3AIS), spécialisé dans l’accompagnement des enfants déficients visuels à partir de trois ans. Les fonctions de ce service ont été définies dans la circulaire n°88-09 du 22 avril 1988 et visent principalement au suivi des jeunes déficients visuels et au soutien à la réalisation de leur projet individuel. Le S3AIS emploie des professionnels spécialistes de l’accompagnement des enfants déficients visuels : rééducateur en autonomie dans les activités de la vie journalière, instructeur en locomotion, psychomotricien, transcripteur de documents, éducateur spécialisé, orthoptiste, enseignant spécialisé…

Le S3AIS est rattaché à un Service Intégration des Aveugles et Malvoyants (SIAM) départemental (généralement nommé SIAM+numéro du département : SIAM 75 pour Paris…) qui regroupe un S3AIS et un SAFEP (Service d’Accompagnement Familial et d’Education Précoce) qui accompagne les enfants déficients sensoriels de moins de trois ans

et leurs familles.

Le S3AIS est donc une structure associative qui relève du secteur médico-social. Ainsi, elle est administrativement indépendante de l’Education Nationale, bien que celle-ci soit son partenaire principal. Il s’agit là d’une spécificité française : l’externalisation du soutien à l’intégration à des structures associatives, héritière de la délégation de la prise en charge des enfants handicapés à un autre ministère que celui de l’Education, est une forme d’organisation qu’on ne retrouve pas dans les autres pays.

Les liens des S3AIS avec les écoles d’aveugles ne sont pas clairement définis administrativement. Le fait qu’il s’agisse de structures associatives indépendantes laisse imaginer qu’il n’y a pas nécessairement de lien entre les deux mais, en pratique, il semble bien que ce lien puisse exister, tout au moins dans le cas de l’école observé. Dans ce cas, l’école spécialisée et le SIAM appartiennent au même « groupe associatif », c’est-à-dire à la même grande association qui incorpore progressivement des associations plus petites et est aujourd’hui gestionnaire de plusieurs types de structures de soutien à des personnes handicapées (l’école observée, le SIAM, un institut de jeunes sourds situés dans un autre département et deux foyers de vie médicalisés). Cette association est issue de la fusion (finalisée en 2011-2012) entre deux congrégations catholiques qui géraient des structures d’accompagnement du handicap dans deux départements voisins. Aujourd’hui, si elle continue de mettre en avant ses origines religieuses, elle a adopté un nom et un conseil d’administration laïcs. Mais le SIAM et l’école ne sont pas seulement des « filiales » d’une même association. Ils sont également domiciliés dans les mêmes locaux. Ainsi, à l’adresse de l’école, le portail de l’entrée (au-dessus duquel est gravé : « Œuvre des jeunes filles aveugles ») ouvre sur une cour intérieure entourée de plusieurs bâtiments. La plus grande partie de ceux-ci est constitué par les locaux de l’école, mais le reste est occupé d’une part par le SIAM et d’autre part par les religieuses dont la congrégation est à l’origine de la création de l’école, qui continuent de vivre dans les mêmes bâtiments bien qu’elles ne soient plus directement investies dans la gestion de l’école. De plus, SIAM et école sont dirigés par la même personne : le directeur de l’école travaille en réalité à mi-temps en tant que directeur de l’école et à mi-temps en tant que directeur du SIAM. Enfin, le personnel est lui aussi partagé : les deux enseignants spécialisés du SIAM travaillent en réalité à mi-temps pour celui-ci et à mi-temps dans l’école. Ainsi, bien que la création de liens entre école spécialisée et service de soutien à l’intégration ne soit pas l’objet d’une volonté politique, ces liens existent, de fait.

soit des enseignants spécialisés de l’Education Nationale en détachement (dans le cas observé, les deux enseignants du SIAM sont dans cette situation).

Ainsi, en France, le lien entre milieu éducatif spécialisé et soutien à l’intégration n’est pas pensé de manière aussi systématique qu’au Japon. Si ce lien existe en pratique, il n’apparaît pas comme le fruit d’une volonté politique explicite. Cela s’explique par la fracture administrative entre éducation spécialisé et éducation ordinaire qui continue à peser sur les relations entre les différentes structures. Le passage par des structures associatives pour assurer le transfert de compétences entre les deux systèmes apparaît ainsi comme un compromis qui concilie exigence de mise en relation de ces deux milieux et contraintes administratives empêchant leur fusion. La différence de statut entre les enseignants spécialisés de l’Education Nationale et ceux du milieu spécialisé donne lieu à une asymétrie : si des enseignants de l’Education Nationale peuvent, dans le cadre d’un détachement, exercer quelques années en école spécialisée ou dans un service de soutien à l’intégration, il est à l’inverse impossible pour les enseignants du milieu spécialisé de travailler pour l’Education Nationale. La responsabilité du transfert de compétences entre les deux milieux repose donc principalement sur les enseignants spécialisés de l’Education Nationale qui disposent de la plus grande marge de manœuvre pour servir de « passeurs » de connaissances, de pratiques, d’informations, de méthodes.

Mais en pratique ils ne sont pas « passeurs » de manière unilatérale : l’échange de compétences ne se déroule pas à sens unique. On a montré précédemment que, pour les enseignants du milieu spécialisé, la mission éducative quotidienne se fonde sur des pratiques de moins en moins spécifiques au handicap visuel. Cela signifie que les enseignants spécialisés de l’Education Nationale détachés en milieu spécialisé, avec leur expérience plus diversifiée de l’éducation, doivent également apporter aux écoles spécialisées des connaissances et pratiques non spécifiques au handicap visuel, permettant une meilleure prise en charge de l’hétérogénéité croissante des besoins des enfants.

Ainsi, on observe aujourd’hui une situation paradoxale dans laquelle les enseignants spécialisés de l’Education Nationale doivent agir à la fois en tant qu’expert du handicap visuel auprès du milieu ordinaire et passeur des techniques de l’éducation ordinaire auprès du milieu spécialisé, tandis que les enseignants du milieu spécialisé doivent en pratique se faire de moins en moins experts de ce handicap.

On a montré, dans cette section, les changements qui surviennent, en pratique, depuis une vingtaine d’années, dans les écoles d’aveugles françaises et japonaises. On peut synthétiser ces changements en affirmant que, dans les deux pays, c’est l’objectif même de l’éducation en école d’aveugles qui se transforme : qu’il s’agisse du profil des élèves, du contenu des cours, des méthodes pédagogiques ou de la gestion de classe, tous les éléments constitutifs de cette éducation évoluent de telle manière que cet objectif est aujourd’hui de moins en moins « spécialisé », c’est-à-dire spécifique au handicap visuel, et de plus en plus généraliste, c’est-à-dire tourné vers l’accompagnement individuel d’enfants aux difficultés de plus en plus variées. Le milieu spécialisé en déficience visuelle connaît ainsi une différenciation croissante entre, d’un côté, les écoles spécialisées dont la spécialisation s’estompe peu à peu sous l’effet d’une injonction au généralisme donnée par les transformations des « réalités du terrain » et, de l’autre, des structures de soutien à l’intégration qui doivent tenir une position d’expertes du handicap visuel auprès des écoles ordinaires. Ces structures visent à favoriser un transfert de compétences du milieu spécialisé vers le milieu ordinaire. En pratique, cela signifie que l’exigence d’expertise se déplace, passant de l’ensemble des enseignants spécialisés à ceux qui assurent la coordination avec les écoles ordinaires, qui représentent une part très minoritaire du personnel des écoles

d’aveugles.

Ainsi, la question des compétences des enseignants spécialisés est au cœur des transformations du milieu spécialisé, qu’il s’agisse de l’enseignement spécialisé « traditionnel » ou du soutien à la scolarisation inclusive. La place de ces compétences dans les écoles change, ainsi que leur nature même. Afin d’analyser ce qui se joue à ce niveau, revenons sur ce que sont, en théorie, les compétences dans le cadre professionnel.

Outline

Documents relatifs