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Chapitre 3 : Spécialisation ou généralisme ? Le dilemme des compétences

1.2 L’enseignement en école d’aveugles aujourd’hui : quels collectifs pour

1.2.1 En France : la gestion de l’hétérogénéité en classe

La scène se déroule le 24 janvier 2013 à 13h30.

Les jeunes (il s’agit du groupe des 13-15 ans) sont assis autour des tables rassemblées au milieu de la classe. Ils sont six. Je suis assise avec eux. Catherine (l’enseignante que j’accompagne, cf chapitre suivant) est assise à côté de l’un des ordinateurs.

Catherine annonce le programme de la séance : il s’agit de lire la suite de la nouvelle Les

bottes de sept lieues (Marcel Aymé) qu’ils étudient depuis le début du trimestre, morceau par

morceau, chaque semaine. D’abord, Catherine imprime et distribue les exemplaires du texte de la semaine, adaptés à la vue de chacun. En Braille pour certains (il y a une imprimante Braille dans la salle. Le fonctionnement d’une imprimante Braille est très bruyant, il est donc impossible de parler pendant l’impression. Mais l’un des jeunes (Nolan) aime particulièrement ce bruit, c’est pourquoi Catherine imprime pour lui lorsqu’il est dans la salle plutôt qu’en avance.), en caractères agrandis pour les autres (chacun utilise une taille de

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caractères différentes, parfois la police diffère également, en fonction des recommandations données par l’orthoptiste de l’école).

Puis Catherine me demande de lire le texte à haute voix. Il n’est pas trop long et personne ne s’endort (cela arrive parfois, surtout lorsque les cours ont lieu en début d’après-midi). Pendant la lecture, quelqu’un frappe à la porte. Ce sont deux jeunes filles qui font partie de ce groupe mais ne participent aux activités scolaires que le matin (elles ne maîtrisent pas la lecture. Je donne des cours de lecture individualisé à l’une d’entre elles à certains moments de la semaine, pendant que la plupart des autres ont d’autres types de prise en charge individuelle et que les jeunes restant dans la classe travaillent individuellement avec Catherine). L’après-midi, elles font des activités éducatives (c’est-à-dire, avec des éducateurs, par opposition aux enseignants). Elles viennent demander si elles sont avec nous à cette heure-ci. Catherine leur répond que non, elles sont à l’étage du dessous, avec les éducateurs, car c’est l’après-midi, et qu’il faudrait qu’elles arrivent à retenir leur emploi du temps.

Ensuite, Catherine demande à l’une des jeunes de lire les questions qui se trouvent à la fin du texte. Il s’agit à la fois de questions de vocabulaire et de compréhension générale du texte. Elle les fait réfléchir, à l’oral, tous ensemble, sur les questions, de manière à les faire tous participer. Puis elle leur demande de prendre leur matériel d’écriture. Deux jeunes non- voyants prennent une Perkins, le troisième prend son BrailleSense (ordinateur portable Braille). Les jeunes malvoyants s’installent devant les ordinateurs situés à trois coins de la salle. Ils commencent à rédiger individuellement leurs réponses aux questions en relisant le texte.

Je passe derrière les jeunes malvoyants pour les aider en cas de besoin et Catherine s’occupe des jeunes non-voyants.

Nolan appelle continuellement Catherine : « Madame, Madame ». Pour chaque question, il veut lui demander confirmation de la réponse, à voix haute. Cela agace les autres jeunes qui lui crient : « Arrête ! T’es pas tout seul ! ». Eux aussi appellent « Madame, Madame », pour poser des questions, mais à voix plus basse. Catherine lui dit qu’il doit travailler seul et parler dans sa tête. Elle a beaucoup à faire puisque tous lui posent des questions en même temps. Deux minutes plus tard, Nolan appelle à nouveau Catherine très fort et les autres se remettent à crier. A chaque fois, Catherine et moi intervenons pour tous les rappeler à l’ordre. Le manège se répète une dizaine de fois, la tension monte entre les jeunes. Finalement, Nolan crie « Je vais à l’infirmerie. ». Il met son manteau, prend son cartable et

sort de la classe. Je le rattrape sur le pas de la porte et je parle avec lui, pour lui dire que les autres ne sont pas contre lui et qu’il faut qu’il revienne avec nous. Un jeune malvoyant m’appelle au même moment pour me poser une question sur l’exercice. Nolan retourne s’assoir et je vais m’occuper des autres qui m’appellent à tous les coins de la salle. Catherine dit quelques mots à Nolan pour le calmer.

Les appels « Madame, Madame » et « Anne-Lise, Anne-Lise » voleront néanmoins à travers toute la classe jusqu’à la fin de l’heure et nous devrons sans cesse courir d’un jeune à l’autre pour répondre aux questions, tandis qu’ils ne cesseront d’alimenter le volume sonore de la classe en se demandant mutuellement de parler moins fort.

Si cette scène n’est pas représentative de toutes les heures de cours que j’ai pu observer, on peut néanmoins y voir quatre éléments caractéristiques que l’on peut mettre en comparaison avec les autres scènes décrites dans ce chapitre :

- Le profil des élèves n’est plus le même que par le passé. Dans la scène des années 1990, tous les enfants de la classe ont pour seul handicap la déficience visuelle. Dans le groupe observé dans cette scène, même si aucun jeune n’a véritablement de polyhandicap, tous ont des difficultés autres que le handicap visuel, notamment des difficultés d’apprentissage (l’une des deux jeunes filles qui viennent frapper à la porte mais ne participent pas à l’activité de lecture a des difficultés liées à une maladie neurologique rare ; la plupart des autres ont d’importantes difficultés d’apprentissage et notamment de maîtrise de la lecture et de l’écriture). De plus, certains ont peu d’autonomie : le travail individuel leur est difficile.

C’est pourquoi Catherine commence par leur faire écouter le texte lu à voix haute puis les fait réfléchir ensemble aux questions, avant de leur demander d’écrire individuellement leurs réponses. La scène décrite montre que, même après ce travail collectif, certains ont des difficultés à travailler seul. Enfin, la communication entre eux peut également être difficile. C’est le cas notamment pour Nolan, jeune qui présente des traits autistiques. On observe ainsi une évolution du profil des élèves vers des difficultés globalement plus lourdes et plus diversifiées que par le passé.

- Le contenu du cours évolue en conséquence. Il n’est en réalité plus possible de suivre les programmes de l’Education Nationale. Cela explique que les activités ne correspondent pas au niveau des cours de l’école ordinaire pour les jeunes du même âge. Ainsi, pour les jeunes de ce groupe, âgés de 13 à 15 ans, les cours correspondent à un niveau fin de primaire – début de collège, dans les termes de l’Education Nationale.

- En ce qui concerne les méthodes et outils pédagogiques, on peut noter que l’informatique fait aujourd’hui partie intégrante de l’enseignement. Elle permet à chaque

élève de travailler individuellement sur un support adapté à ses besoins et difficultés (ainsi, pour l’élève non-voyant qui travaille avec un BrailleSense, le choix de cet outil a été dicté par le constat que taper à la Perkins était difficile pour lui, notamment en raison du bruit de la machine qui générait chez lui une angoisse et des crises de colère). Le cours est divisé en deux temps pédagogique : d’abord un travail « en classe entière » dans lequel les jeunes sont amenés à réfléchir collectivement aux questions, à l’oral (ce qui permet en particulier à ceux qui ont des difficultés à l’écrit de participer activement), puis un travail écrit, individuel, qui leur demande de faire preuve d’autonomie. Le cours vise donc à la fois à les inciter à développer des connaissances « scolaires » de la manière qui les met le plus l’aise (à l’oral) et à se confronter avec la nécessité du travail individuel pour développer leur autonomie.

- La gestion de classe a également évolué : cette scène montre que les écoles d’aveugles accueillent aujourd’hui des élèves ayant, en plus de la déficience visuelle, des difficultés de communication. Dans d’autres classes, les élèves peuvent aussi avoir des troubles du comportement. Pour les enseignants, maintenir le calme au sein du groupe nécessite donc une attention particulière et des efforts soutenus. Le départ spontané de Nolan dans la scène décrite n’est qu’un exemple des tensions qui peuvent s’installer dans une classe et « exploser » de manière inattendue, ici sans gravité. L’enseignant doit alors faire preuve d’une grande vigilance et savoir gérer ces situations avant qu’elles ne posent véritablement problème. Ainsi, la gestion de classe semble prendre une part plus importante que par le passé dans le travail enseignant.

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