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L’éducation spécialisée : entre politique d’intégration et médicalisation de la

Chapitre 2 : L’éducation des enfants handicapés en France et au Japon: Quelle stratégie pour la

2. Etudier un mouvement international : les réformes pour l’inclusion scolaire

2.2 Une comparaison cross-national pour les réformes de l’enseignement spécialisé ?

2.2.2 Handicap et éducation spécialisée : construire une analyse de la convergence franco-

2.2.2.2 L’éducation spécialisée : entre politique d’intégration et médicalisation de la

L’OCDE mène des recherches dédiées à l’éducation des enfants en situation de handicap, afin de mesurer à l’échelle internationale le développement de l’éducation inclusive. Toutefois, les rapports les plus récents portent principalement sur les pays européens et n’incluent pas le Japon. En l’absence d’indicateurs sur le sujet construit par une organisation dans le cadre d’une comparaison internationale, on peut néanmoins trouver des données fournies par les autorités française et japonaise19. Elles permettent de mettre en lumière une ambiguïté, commune à la France et au Japon, entre des politiques visant à l’intégration/inclusion des enfants en situation de handicap à l’école ordinaire et une tendance croissante à l’utilisation de la catégorie de « handicap » pour une médicalisation de la difficulté scolaire qui s’apparente à une logique de mise à l’écart.

La proportion d’enfants en situation de handicap parmi la population scolaire totale est de 2% en France et 2,8% au Japon. La répartition des élèves en situation de handicap est la suivante :

19

Pour la France: Blanc (2011). Pour le Japon : MONBUKAGAKUSHO, 2014. Statistiques de l’éducation spécialisée,

http://www.mext.go.jp/component/a_menu/education/micro_detail/__icsFiles/afieldfile/2014/05/30/1348287 _1.pdf

Intégration individuelle Classe Spécialisée Ecole spécialisée Total France 129 254 58 236 74 845 262 335 49,3% 22,2% 28,5% Japon 77 882 174 881 132 570 385 333 20,2% 45,4% 34,4% Tableau 2 :

Répartition des élèves en situation de handicap par dispositif de scolarisation

L’éducation en intégration individuelle apparaît ainsi beaucoup plus développée en France qu’au Japon, mais le milieu spécialisé accueille une proportion à peu près similaire d’élèves dans les deux pays, autour de 30% des enfants en situation de handicap. Notons que les statistiques françaises fournissent, pour les trois modes de scolarisation, des données concernant le premier et le second degré (sans donner les sous-totaux des collégiens et lycéens), alors que les statistiques japonaises sont divisées en primaire-collège-lycée pour les écoles spécialisées et seulement primaire-collège pour le milieu ordinaire. Cela reflète la structure du système éducatif pour les enfants handicapés dans les deux pays : en France, les dispositifs d’intégration individuelle et de classe spécialisée existent à tous les niveaux (même si les statistiques présentées ici ne permettent pas de quantifier leur utilisation au niveau du lycée), alors qu’au Japon, ils disparaissent au lycée (cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’élèves en situation de handicap dans les lycées ordinaire, mais que ceux qui y sont scolarisés ne reçoivent pas de soutien spécialisé…).

Regardons maintenant de manière plus détaillée la répartition des élèves par mode de scolarité et par catégorie de handicap20.

20

Handicap mental, autisme, handicap psychique et troubles du comportement Troubles du langage Handicap moteur et maladies invalidantes Handicap visuel Handicap auditif France Intégration individuelle 64 871 (37,7%) 22 020 (85,3%) 20 892 (75%) 4 204 (77%) 6 151 (61%) Classe spécialisée 49 404 (28,7% 2 362 (9,2%) 2 137 (7,7%) 418 (7,7%) 1 175 (11,6%) Ecole spécialisée 57 871 33,6% 1 418 (5,5%) 4 827 (17,3%) 840 (15,4) 2 760 (27,4%) Total 172 146 25 800 27 856 5 462 10 086 Japon Intégration individuelle 41 924 (14,9%) 33 606 (95,3%) 39 (0,2%) 179 (4,7%) 2 044 (21,6%) Classe spécialisée 164 519 (58,5%) 1 651 (4,7%) 6 869 (31,5%) 442 (11,6%) 1 400 (14,8%) Ecole spécialisée 75 016 (26,7%) N.A. 14 893 (68,3%) 3 194 (83,7%) 6 008 (63,6%) Total 281 459 35 257 21 801 3 815 9 452 Tableau 3 :

Répartition des effectifs d’enfants handicapés par mode de scolarisation et par type de handicap

Ce tableau fait apparaître plusieurs faits :

En premier lieu, pour les handicaps moteur, visuel et auditif, on observe une situation inverse entre la France et le Japon : alors qu’en France, l’intégration individuelle est la situation la plus courante, au Japon c’est la scolarisation en milieu spécialisé qui demeure majoritaire. Notons également qu’au Japon, les noms des catégories de handicap changent légèrement en fonction du mode de scolarisation : en école spécialisée, on scolarise des enfants ayant un « handicap visuel » (shikaku shōgai, 視覚障害) ou un « handicap auditif »

on accueille des enfants « malvoyants » (jakushi, 弱視) et « malentendants » (nanchō, 難 聴), ce qui exclut explicitement les enfants non-voyants (zenmō, 全盲) et sourds (rō, 聾) : ainsi, contrairement à la France, l’école ordinaire japonaise ne propose pas de dispositifs adaptés pour les enfants qui lisent/écrivent en Braille ou qui communiquent en langue des signes. De plus, la très grande majorité des enfants reconnus comme handicapés entrent dans la catégorie des handicaps mental, cognitif, psychique, troubles du développement…Or il s’agit là aussi de catégories à la définition en constante évolution, ce qui suscite d’importants débats (cf. infra). Enfin, la catégorie de handicap qui fait l’objet de la meilleure intégration dans le système ordinaire, en France comme au Japon est celle des « troubles du langage et de la parole », qui inclut notamment la dysphasie et la dyslexie, ce qui soulève également des débats.

Les causes de ces débats apparaissent plus clairement si l’on regarde l’évolution de la situation au cours des dernières années. Dans le cas du Japon, les statistiques du Ministère de l’Education permettent de mettre en lumière l'évolution suivante, pour les niveaux primaire et collège21

.

Figure 3 :

Evolution des effectifs des modes de scolarisation pour les enfants handicapés au Japon (2005-2012)

21

Source : statistiques annuelles du Ministère de l’Education. [En ligne] Accessibles sur : http://www.mext.go.jp/a_menu/shotou/tokubetu/1343888.htm 0 20000 40000 60000 80000 100000 120000 140000 160000 180000 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 Ecoles spécialisées Classes spécialisées Intégration individuelle

On constate en premier lieu que le nombre d'enfants bénéficiant d'un soutien spécialisé a plus que doublé depuis 2005. Cependant, cela ne signifie pas que la prévalence du handicap dans la population scolaire a subitement augmenté, d'un point de vue médical. Cela ne signale pas non plus une entrée à l'école d'une cohorte d’enfants non scolarisés du fait de leur handicap: l'obligation d'éducation concerne toutes les types de handicap depuis 1979 et, si la réforme a été favorable aux enfants polyhandicapés qui, du fait de l'ouverture des écoles spécialisées à toutes les catégories de déficience, ont pu trouver des structures plus adaptées à leur accueil, ces cas restent statistiquement assez rares et ne peuvent à eux seuls expliquer cette augmentation.

La raison principale réside dans le fait que la période de la réforme coïncide avec une reconnaissance accrue des « troubles du développement » (hattatsu shōgai, 発達 障害): déficit d'attention, hyperactivité et troubles des apprentissages. Depuis la création des premiers mouvements de parents dans les années 90, ces handicaps ont progressivement gagné en visibilité dans l’espace public, jusqu’à accéder à une reconnaissance poussée avec la loi de soutien aux personnes ayant des troubles du développement en 2004. Le Ministère de l’Education estime aujourd’hui à 6,5% la proportion d’enfants scolarisés présentant une possibilité de troubles du développement (Monbukagakushō, 2012). Ainsi, c'est l'élargissement du périmètre de reconnaissance officielle du handicap qui a abouti à une augmentation quelque peu artificielle du nombre d'enfants en situation de handicap scolarisés.

On peut interpréter ce phénomène de deux façons: en un sens, il est indéniable que l'Etat japonais permet ainsi à des enfants en réelle difficulté de recevoir un soutien adapté à leurs besoins; d'un autre côté, l'entrée dans ce système de soutien passe par un « étiquetage » qui comporte une dimension stigmatisante (l'enfant en difficulté doit devenir « enfant handicapé » aux yeux de l'institution, de la société, de sa famille, de lui-même, avant d'entrer dans un système de soutien visant à sa réintégration dans le corps social). Ce paradoxe n'est toutefois pas propre au Japon; il est débattu dans le monde entier dans le champ des

disability studies. Stiker (2003, p.157-165) note que le besoin de reconnaissance du

handicap par l’administration équivaut pour la personne handicapée à l’obtention d’un laisser-passer en tant qu’étranger dans son pays : elle doit être reconnue comme différente pour être se faire réintégrer. Ainsi « l’étiquetage produit du handicap pour faire accéder à la

normalisation » (Stiker, 2003, p.165).

On peut alors se demander dans quelle mesure cette « production » massive d'enfants handicapés par l'école japonaise est une manière d'externaliser les problèmes du système

scolaire ordinaire? Déjà en 2003, Kimura interprétait le développement de la catégorie de « troubles de développement » comme un symptôme de la médicalisation de la société, c'est- à-dire de l'émergence de processus médicalisés en réponse à des « attitudes inadaptées » dont les causes pourraient également être sociales. On constate en tout cas que la tendance s'est poursuivie, puisque l'accent est désormais mis vers un diagnostic de plus en plus précoce du handicap qui a lieu en particulier à l'occasion des examens médicaux obligatoires à 1 an et demi et 3 ans et demi (Sasamori, 2010) et dans les établissements d'éducation pré- primaire pour les enfants qui y sont inscrits (Sakuma, Tanabe et Takahashi, 2011).

Les chiffres de l'intégration doivent alors être interprétés avec prudence, à la lumière de ce phénomène. Ils montrent, en première approche, une progression importante de la scolarité en milieu ordinaire: la scolarisation en intégration individuelle a augmenté de 50%, et celle en classe spécialisée de 150% par rapport à 2005, et la scolarisation en milieu spécialisé est devenue en 2012 la solution minoritaire. Cependant les effectifs du milieu spécialisé n'ont pas diminué; ils ont même légèrement augmenté, ce qui laisse penser que les établissements spécialisés sont loin d'être en voie de disparition, contrairement aux vœux des militants de l'intégration.

Il est donc nécessaire de s'interroger sur la répartition des enfants entre les différents modes de scolarisation en fonction de leur type de handicap (tableau 3). On constate que les différentes catégories de handicap suivent des dynamiques très différentes. Ainsi, si la scolarisation en intégration individuelle22 a gagné en effectifs dans toutes les catégories, son développement reste cependant extrêmement faible dans certains cas (déficience visuelle, handicap physique, maladie invalidante). L'augmentation générale de la scolarité en intégration individuelle paraît principalement liée à l'autisme (qui était auparavant inclus dans la catégorie « handicap mental » et, à ce titre, ne bénéficiait pas de prise en charge adaptée à l'école ordinaire) et aux deux nouvelles catégories précédemment évoquées, les troubles des apprentissages et le déficit d'attention. On observe ainsi deux tendances distinctes: une meilleure prise en charge de l'autisme à l'école ordinaire, favorisant l'intégration des enfants concernés, et le développement d'un système de soutien au sein de l'école ordinaire pour des enfants en difficulté qui relevaient déjà de la compétence de celle- ci.

22 Il s’agit toujours que l’intégration individuelle avec soutien spécialisé, puisqu’il n’existe pas de données concernant des enfants en situation de handicap qui n’en recevraient pas.

Tableau 4 :

Evolution des effectifs des trois modes de scolarisation pour les enfants handicapés par type de handicap au Japon

Les statistiques donnent une moindre visibilité sur l'évolution des classes spécialisées et des établissements spécialisées, mais on peut néanmoins voir que l'augmentation dans ces catégories est liée au handicap mental, ce que l'on peut aussi expliquer par l'augmentation du nombre d'enfants reconnus sous cette étiquette, avec le développement du diagnostic des troubles du développement qui appartiennent à cette catégorie.

Le bilan de la politique d'intégration que l'on peut tirer des statistiques est donc mitigé: si l'intégration semble avoir progressé, ce développement paraît cependant faible, à l'exception du handicap mental. Dans cette catégorie, toutefois, seul le cas de l'autisme fait apparaître clairement une progression de la scolarisation en milieu ordinaire. On se trouve en réalité face à une situation paradoxale dans laquelle ce qui semble à première vue être un développement de l'inclusion scolaire (l'augmentation du nombre d'enfants en intégration individuelle) s'avère en réalité être causé par l'entrée massive dans un système de soutien passant par un nouvel étiquetage médical d'enfants dont l'école ordinaire seule ne parvenait pas à prendre en charge les difficultés, ce qui n'est guère éloigné d'une mise à l'écart.

Ce phénomène n’est pas propre au Japon. En France, on ne dispose pas de données aussi détaillées, mais le même phénomène semble être à l’œuvre. Le rapport Blanc (2011, p.12) fait état de l’évolution suivante :

Figure 4 :

Évolution du nombre d’enfants handicapés scolarisés en établissements scolaires et en milieu spécialisé en France

Il s’agit là de l’évolution générale. Le rapport ajoute les commentaires suivants :

« Le nombre d’enfants handicapés scolarisés [en établissement spécialisé] a diminué régulièrement depuis la mise en œuvre de la loi de 2005, mais dans des proportions beaucoup moins importantes que l’augmentation du nombre d’enfants en milieu ordinaire. […] L’effet de « transfert » entre le milieu spécialisé et le milieu ordinaire, attendu par certains acteurs, n’a donc pas eu lieu de manière massive. Sans que des données précises puissent le démontrer, on peut estimer que les élèves accueillis auparavant par les établissements et qui sont passés dans le milieu ordinaire ont été en partie remplacés par des enfants atteints de handicaps plus lourds. […]

La reconnaissance par la loi de 2005 de nouvelles catégories de handicaps est une des causes principales de l’augmentation du nombre d’enfants handicapés. La loi du 11 février 2005 a retenu une définition large de la notion de handicap, qui correspond désormais à « toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de la santé invalidant ». Ont notamment été reconnus par la loi les handicaps cognitifs et psychiques, qui sont venus compléter les catégories existantes. […] La grande majorité des élèves présentent des troubles intellectuels et cognitifs ou psychiques (125 594 soit 62,4%); les premiers sont

en augmentation sensible. […] Les troubles cognitifs ont connu ces dernières années une très forte progression: +49% entre 2007 et 2009. » (Blanc, 2011, pp.11-14)

A la lumière de ces chiffres, le débat sur la médicalisation de la difficulté scolaire23 à travers l’émergence de nouvelles catégories de handicap est vif, en France aussi, ces dernières années. Ebersold et Detraux (2013, p.107) écrivent :

« [Les disparités en termes d’inclusion scolaire entre les enfants présentant des troubles

des apprentissages et ceux présentant une déficience sensorielle ou motrice] invitent à se demander si l’augmentation du nombre d’élèves handicapés scolarisés en milieu ordinaire reflète réellement une meilleure réceptivité du système éducatif à la déficience ou si elle ne correspond pas aussi, et peut-être surtout, à un déplacement des principes de classement régissant le handicap qui a contribué à inclure parmi les élèves « handicapés » des populations qui en étaient jusqu’alors exclues ».

Ces données nous permettent de décrire les politiques à l’œuvre en France et au Japon et leurs effets au niveau macrosociologique : on observe ainsi une ambiguïté entre, d’un côté, des discours centrés sur le développement d’une école inclusive pour les enfants autrefois scolarisés en milieu spécialisé (c’est-à-dire, les faisant sortir d’un traitement « spécialisé » relatif à une catégorie de handicap pour les faire entrer dans un univers généraliste offrant des services permettant de répondre à leurs besoins individuels) et, d’autre part, des pratiques incluant une tendance à la médicalisation des difficultés des élèves scolarisés à l’école ordinaire (c’est-à-dire créant de nouvelles catégories). L’analyse macrosociologique met ainsi en lumière les évolutions les plus récentes du phénomène décrit au chapitre précédent : il semblerait que l’unification, au sein de la catégorie de « handicap », de situations de plus en plus hétérogènes, participe aujourd’hui de la médicalisation d’un nombre croissant de difficultés et de l’externalisation, à travers la reconnaissance d’un handicap, de ces difficultés à des services extérieurs à la salle de classe ordinaire. Il s’avère alors nécessaire de s’interroger sur les pratiques qui construisent, dans les deux pays, la prise en charge du handicap à l’école, prise en charge dont on a montré précédemment qu’elle se fonde également sur la catégorie aux contours flous de « besoins éducatifs particuliers », sans que les liens entre les deux catégories ne soient clairement définis.

C’est ici que l’analyse au niveau institutionnel trouve ses limites. Bien qu’elle nous permette de repérer des points de convergence, elle s’avère insuffisante pour analyser de

23 L’ouvrage de Stanislas Morel: MOREL S., La médicalisation de l’échec scolaire, La dispute, 2014, analyse dans une perspective historique l’émergence de ce phénomène.

manière approfondie les processus de transformation des systèmes éducatifs des deux pays. Quel est le sens du handicap dans les deux systèmes scolaires et comment les « besoins éducatifs particuliers » sont-ils pris en compte dans les salles de classe ?

Il est alors nécessaire d’entrer de manière plus approfondie dans l’analyse de ces deux systèmes afin de comprendre comment le processus commun se manifeste dans des contextes comportant de fortes spécificités nationales.

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