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En France : dépasser la fracture entre milieu ordinaire et milieu spécialisé

Chapitre 2 : L’éducation des enfants handicapés en France et au Japon: Quelle stratégie pour la

3. Des réformes qui s’inscrivent dans des contextes locaux différents

3.2 Comparer l’éducation spécialisée en France et au Japon

3.2.2 En France : dépasser la fracture entre milieu ordinaire et milieu spécialisé

Pour comprendre l'organisation et les difficultés actuelles du système d'éducation spécialisée français, il est essentiel de retracer les grandes lignes de son histoire.

En France, le système d’éducation spécialisée s’inscrit dès ses débuts dans une position ambigüe. Comme on l’a évoqué au chapitre précédent, la loi sur l’enseignement primaire de 1882 rend obligatoire la scolarisation de tous les enfants mais comporte des dispositions spécifiques pour l’éducation des enfants sourds et aveugles et préconise leur prise en charge par des établissements spécialisés. Ainsi, tous les autres enfants sont supposés être accueillis dans les écoles primaires.

Toutefois, Monique Vial s'oppose fortement à l'idée que la naissance de l'éducation spécialisée découle directement de celle de l'obligation obligatoire et d'une demande des écoles primaires peinant à accueillir des élèves qui gênent leur fonctionnement (Vial, 1985). Elle montre que l'école s'est, au contraire, approprié en les refaçonnant des revendications portées dès avant la création des premières commissions sur l'éducation spéciale par des acteurs extérieurs à elle.

En effet, le début du XXème siècle est marqué par de vifs débats, d'abord sur la conduite à adopter face aux « enfants vicieux » (Vial, 1985, p.25) qui refusent l'école (que certains souhaiteraient traiter en malades et soigner par l'hypnose (Vial, 1985, p.26)), puis sur les mauvais élèves et le caractère médical de leur échec, et enfin sur la question des enfants « anormaux ». L'éducation des enfants sourds et aveugles est alors perçue comme un problème d'assistance publique, relevant de l'autorité du Ministere de l'Intérieur et non de celui de l’Instruction Publique (Vial, 1985, p.37), même s'il est communément admis que l'obligation scolaire doit leur être appliquée et qu’à partir de 1906 les créations de postes dans ces écoles sont censées être imputées au budget de l'Instruction Publique (Vial, 1985, p.89). Quant aux enfants « arriérés », « dégénérés », « idiots », « anormaux », des demandes pour la création de classes qui leur seraient spécialement dédiées sont formulées dès 1904, sous l'influence de techniciens de l'enfance inadaptée, notamment Désiré Magloire Bourneville (1840-1909), médecin aliéniste à l'hôpital de Bicêtre et pionner de la psychiatrie infantile. Jacqueline Gateaux-Mennecier (1990) montre que ces demandes visent en particulier à résoudre le problème de la saturation des asiles en créant de nouvelles

structures pour accueillir les enfants les moins malades, des établissements qui relèveraient du monde scolaire tout en demeurant pensés sur le modèle de l'asile.

C’est ainsi que sont créées en 1909 des « écoles de perfectionnement » et des « classes de perfectionnement » annexées aux écoles primaires. Cette création est la solution adoptée pour concilier l'obligation scolaire et l'objectif de prise en charge spécialisée, même si la majorité des instituteurs sont plutôt opposés à des pratiques ségrégatives (Vial, 1985, p.127).

Le programme d’enseignement de ces classes comprend des leçons « classiques » (lecture, écriture, calcul, géographie…avec des exercices simplifiés), des travaux manuels, des exercices physiques et activités de plein air, des jeux, et des « leçons de choses » (sur les formes, les couleurs, l’usage des objets…). La répartition des différents types d’activités dans l’emploi du temps est modulée en fonction des enfants. La méthode préconisée est celle de la pédagogie active, sollicitant l’intérêt et la participation de l’élève.

La création de ces classes s’accompagne de la mise en place d’une qualification spécifique pour les maîtres : le Certificat d’Aptitude à l’Enseignement des Arriérés (CAEA). Ce certificat sanctionne à la fois l’acquisition de connaissances théoriques (sur la psychologie, la psychologie, l’hygiène scolaire, la physiologie) et les compétences pratiques (épreuve orale consistant en une leçon modèle devant un jury). Toutefois, jusqu’en 1945, le nombre de ces classes demeure très faible et les formations d’enseignants spécialisés est loin d’être une priorité : alors que le programme du CAEA est défini en 1909, la première formation d’Etat est organisée en 1937 et le premier centre permanent de formation créé en 1947. Avant cela, la formation est laissée à l’initiative privée : des groupes informels et bénévoles, souvent issus des milieux médicaux, assurent la préparation au diplôme des premiers enseignants (Hugon, 1984, p.59). Ainsi se créent des liens forts entre enseignants spécialisés et milieu associatif :

« Peu nombreux, peu dispersés géographiquement (la plupart des classes sont implantée dans trois régions : Paris, la région lyonnaise et l’Alsace), adhérant tous à la même association professionnelle qui « plaide la cause des anormaux » devant l’administration, les instituteurs des classes de perfectionnement composent un petit groupe homogène, uni autour des mêmes intérêts corporatistes et des mêmes références intellectuelles. […] D’autant que, du fait de leur faible importance numérique et de l’indifférence sinon de l’hostilité du milieu enseignant envers les classes spéciales, ces instituteurs sont isolés et mal acceptés dans les écoles primaires accueillant les premières classes de perfectionnement. […] Unis autour de « leurs chefs » et militants d’une cause humanitaire et scientifique, ces instituteurs ont le sentiment d’accomplir une mission sociale et de

participer à un mouvement pionnier qui renouvelle la pédagogie, sans que l’institution scolaire leur en sache gré, pas plus les instituteurs des classes ordinaires que l’administration. » (Hugon, 1984, p.59)

Quelques données chiffrées permettent de mesurer la faiblesse du développement de ces classes avant la seconde guerre mondiale : on compte, en 1927, 5 classes de perfectionnement pour garçons et 4 classes pour filles, puis 240 classes au total en 1939 (Barthélémy, 1996, p.132). En parallèle de ces classes, de nouvelles structures éducatives, au carrefour de l’école et du champ de la santé, se développent à partir des années 20 : les écoles de plein air, destinées en particulier aux enfants atteints de tuberculose. Ces écoles, de même que les écoles rattachées à des établissements de bienfaisance et d’assistance publique ou à des sanatoriums subventionnés par l’Etat, sont des lieux où collaborent instituteurs et professionnels médicaux. Les enseignants qui y travaillent sont des enseignants du primaire mis à disposition des établissements spécialisés, mais le cadre juridique de cette mise à disposition demeure flou.

C’est le début d’un mouvement pour la reconnaissance du handicap moteur en tant que catégorie de déficience (Barthélémy, 1996, p.149) (celle-ci n’existe pas encore et les enfants ayant un handicap moteur sont souvent éduqués dans les classes « d’anormaux », c’est-à- dire dans les classes d’enfants ayant un handicap mental) et pour sa prise en charge par des structures adaptées. Néanmoins, jusqu'aux années 30, la prise en charge des enfants ayant un handicap est assurée principalement dans le secteur privé, dans des conditions très hétérogènes.

Sous le régime de Vichy, l’enseignement spécialisé se restructure avec l’émergence du champ de « l’enfance inadaptée », au carrefour de l’Ecole, de la Justice et de la Santé. Le Ministère de la Santé, créé en 1920, voit ses missions précisées par le Conseil Technique de l’Enfance Déficiente et en Danger Moral de 1943 dont les travaux contribuent à la structuration d’un nouveau champ professionnel, au carrefour du monde scolaire et de celui du travail social. Les techniciens de l'action sanitaire et sociale sont bientôt amenés à collaborer dans le champ de la rééducation, un complexe médico-pédagogique au carrefour des champs de la juridiction des mineurs, de la neuropsychiatrie infantile, de l'assistance publique et de l'enseignement public et privé (Chauvière, 1990, p.91). Dans le cas des enfants handicapés, les débats portent sur la priorité à accorder, selon les cas, aux médecins ou aux pédagogues (Chauvière, 1980, p.95). La commission classifie les inadaptations et définit de manière systématique, pour chaque catégorie, le cadre qui doit être appliqué. A cette époque naissent également les métiers de la rééducation (pour lesquels sont créées des

formations spécialisées), métiers qui relèvent du champ médico-social et non de l'Education Nationale.

De plus, la circulaire du 10 février 1944 met l’accent sur le dépistage des enfants « suspects d’arriération mentale » : on y voit une volonté nette de favoriser l’homogénéité des classes en en excluant les enfants qui rencontrent le plus de difficultés. C’est le début de l’accélération du mouvement d’étiquetage des élèves « différents » (Barthélémy, 1996, pp.150-152).

En 1952 est proposé le projet d’une loi extensive sur l’enseignement spécialisé, affirmant l’obligation scolaire des enfants ayant une déficience, encadrant de manière claire les conditions d’éducation dans les établissements spécialisés, le statut de leurs enseignants et les modalités d’ouverture de classes ou établissements spécialisés (Barthélémy, 1996, pp.152-160). Cependant, l’enseignement spécialisé n’est pas une priorité politique à cette période et cette loi demeure à l’état de projet : il faut attendre 1975 pour qu’une loi de cette envergure soit promulguée.

La loi de 1975 fait l’objet d’âpres débats, mais marque finalement une étape majeure dans l’histoire des politiques du handicap en France (Barthélémy, 1996, pp.227-245). Elle affirme dans son premier article que la prévention et le dépistage des handicaps mais aussi les soins, l’éducation, la formation et l’orientation professionnelle, l’emploi, la garantie d’un minimum de ressources, l’intégration sociale et l’accès aux sports et loisirs du mineur ou de l’adulte handicapé deviennent des obligations nationales. Plus spécifiquement, pour les enfants handicapés, elle définit une « obligation éducative » : il ne s’agit donc pas d’une obligation scolaire, mais de l’obligation de fournir aux enfants handicapés une éducation qui peut être de caractère paramédical ou rééducatif. Elle affirme également que l’Etat doit prendre en charge l’intégralité des dépenses liées à l’enseignement et à la formation dans les établissements spécialisés.

Cependant, malgré cette volonté de simplification administrative, le système de financement de l’enseignement spécialisé demeure, encore aujourd’hui, extrêmement complexe et un certain nombre de professionnels du milieu spécialisé (y compris les enseignants des instituts d’éducation sensorielle) sont toujours rémunérés par la Sécurité Sociale. Enfin, les établissements spécialisés peuvent relever soit de l’enseignement public soit de l’enseignement privé, ce qui est le cas pour un grand nombre d’entre eux.

A partir des années 1980-1990, la volonté d’intégration des enfants en situation de handicap à l’école ordinaire est affirmée, notamment avec la création de dispositifs de soutien dans les écoles ordinaires : Réseau d’Aide Spécialisé aux Enfants en Difficulté

(1990), classes d’intégration scolaire qui remplacent les classes de perfectionnement (1991)...Les textes de cette période mettent l’accent sur le fait que la scolarisation en milieu ordinaire est possible et doit être développée grâce à la mise en place de services d’aide26.

La grande réforme des politiques publiques du handicap des années 2000, la loi du 11 février 2005, déjà évoquée au chapitre 1, comporte des dispositions spécifiques concernant l’éducation, inspirée par le mouvement international pour l’inclusion scolaire. Elle stipule que tous les enfants, indépendamment de leur handicap, doivent être inscrits dans l’école ordinaire la plus proche de leur domicile et avoir la possibilité de la fréquenter, à temps complet ou partiel, avec des aménagements adaptés à leurs difficultés.

Ainsi, la scolarisation en milieu spécialisé n’est plus la règle, mais une modalité d’éducation parmi d’autres. Comme au Japon, il existe trois modalités de scolarité : en milieu spécialisé, en classe spécialisée au sein d’une école ordinaire ou en intégration individuelle. Toutefois, contrairement au Japon, le choix d’une modalité de scolarisation n’est pas définitif : une scolarité partagée (à temps partiel en milieu spécialisé et en milieu ordinaire) est possible et, même dans le cas d’une scolarité à plein temps en milieu spécialisé, un retour au milieu ordinaire est envisageable après quelque temps, en fonction des besoins de l’enfant.

Enfin, en France, parler « d’école spécialisée » recouvre sous un même vocable des établissements très différents. Le milieu éducatif spécialisé français est composé de trois grands types d’établissements :

- les EREA (Etablissements Régionaux d’Enseignement Adapté) qui accueillent des adolescents (à partir du collège) en grande difficulté scolaire et sociale ou en situation de handicap. Ce sont des établissements publics locaux d’éducation qui dépendent de l’Education Nationale.

- les établissements à caractère sanitaire prennent en charge les enfants et adolescents malades, sur prescription médicale. Chaque établissement est spécialisé dans le traitement d’une pathologie particulière (mentale ou physique). Ils sont sous la tutelle de l’administration de la Santé, mais certains ont des accords avec l’Education Nationale pour l’organisation d’une scolarité en leur sein.

- les établissements médico-éducatifs qui sont de loin les plus nombreux. Il en existe cinq catégories :

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o les instituts médico-éducatifs (IME) qui accueillent des enfants en situation de handicap mental,

o les instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques (ITEP), pour les enfants présentant des troubles de la conduite et du comportement perturbant gravement leur socialisation et leur accès aux apprentissages,

o les instituts d’éducation sensorielle, à destination des enfants déficients visuels ou auditifs,

o les établissements d’éducation motrice, pour les enfants en situation de handicap moteur,

o les établissements pour polyhandicapés qui accueillent des enfants présentant un handicap complexe associant une déficience mentale grave à une déficience motrice importante.

Les établissements médico-éducatifs relèvent de la compétence du Ministère des Affaires Sociales et de la Santé. Ils sont le plus souvent gérés par des associations agréées par ce Ministère et financés principalement par la Sécurité Sociale.

Le secteur de l’enseignement spécialisé français est donc une mosaïque complexe d’établissements, d’acteurs, de statuts, d’administrations, de financements…C’est un milieu au carrefour des mondes de l’école, de la santé et des affaires sociales qui n’existe sous cette forme qu’en France.

La situation française se caractérise donc par une fracture nette entre milieu spécialisé et Education Nationale, héritée de l’Histoire et persistant encore aujourd’hui. Cette fracture rend plus difficile la conduite d’une politique d’éducation englobant les deux systèmes : bien que des efforts soient fournies en ce sens, la coopération entre milieu ordinaire et milieu spécialisé demeure un enjeu très complexe (Chauvière et Plaisance, 2008). Si la politique d’inclusion semble être mise en place en milieu ordinaire avec un certain succès (comme en témoignent les chiffres présentés précédemment), l’intégration du milieu spécialisé à cette politique apparaît difficile, du fait de la relative indépendance des établissements par rapport à l’Etat. On n’observe donc pas un encadrement des transformations du milieu spécialisé aussi marqué qu’au Japon et peu d’attention est portée à celles-ci, bien que le Rapport Blanc (2011, p.12), précédemment cité, signale leur existence :

« Sans que des données précises puissent le démontrer, on peut estimer que les élèves accueillis auparavant par les établissements spécialisés et qui sont passés dans le milieu ordinaire ont été en partie remplacés par des enfants atteints de handicaps plus lourds. »

Ainsi, bien que les réformes française et japonaise des années 2000 partagent une référence commune, le mouvement international pour l’inclusion, elles se déclinent de manière différente dans les deux contextes nationaux. Le tableau suivant récapitule, à partir de nos observations, les principales différences constatées entre les systèmes français et japonais aujourd’hui :

France Japon

Choix du mode de scolarisation

La décision finale appartient aux parents.

Après consultation des familles et des enseignants, la décision est prise par le comité local d’éducation

Flexibilité du système

Possibilité de scolarité partagée ou de détour par le milieu spécialisé avant un retour en milieu ordinaire.

Passage en milieu spécialisé irréversible. Pas de scolarité partagée.

Tutelle administrative

Les dispositifs en milieu ordinaire dépendent de l’Education Nationale. Pour le milieu spécialisé, mélange complexe entre Education Nationale, enseignement privé, Ministère des Affaires Sociales et financements de la Sécurité Sociale.

Tous les établissements dépendent du Ministère de l’Education.

Matériel adapté Entièrement financé par la Sécurité Sociale et propriété de l’enfant.

Aide financière accordée aux familles par les collectivités locales pour tous les frais liés à la scolarisation. Ne couvre pas entièrement les frais pour le matériel de haute technologie. Celui-ci peut être acheté par l’école et est alors la propriété de l’établissement.

Transports scolaires

Pour tous les déplacements liés à l’aménagement de la scolarité, possibilité de bénéficier d’un taxi financé par la Sécurité Sociale, entre le domicile et l’école ou entre l’école et le centre de soutien adapté.

Entre le domicile et une école spécialisée, possibilité d’utiliser un car scolaire partant d’un point de rendez-vous collectif. Entre le domicile et une école ordinaire ou entre l’école ordinaire et un pôle de soutien adapté, transport assuré par les familles.

Tableau 6 :

Comparaison franco-japonaise des systèmes d’éducation inclusive

On a ainsi montré que le domaine de l’éducation des enfants en situation de handicap est aujourd’hui, en France et au Japon, sujet à des transformations qui à la fois sont le produit d’un phénomène international, s’inscrivent dans des contextes politiques et administratifs nationaux différents et sont construites à travers les pratiques d’individus, enfants et adultes, dans des situations particulières. Comment, en tant que chercheur, placer son regard sur elles, quel niveau d’analyse choisir pour établir une comparaison qui prenne en compte à la fois les orientations nationales et internationales et les particularités locales ?

C’est là un débat sur le sens même de la démarche comparative. S’agit-il de décrire les variations d’un même phénomène entre plusieurs pays ? D’analyser des situations sociétales et culturelles selon leur logique propre, en postulant entre elles une différence radicale ? Comment tracer une voie intermédiaire entre ces deux alternatives ?

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