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Chapitre 1 : Penser le handicap en France et au Japon : Vers une épistémologie commune ?

2. Des enjeux communs dans des contextes socio-culturels différents

2.1 Des Histoires inscrites dans des traditions religieuses différentes

2.1.2 En France, le handicap entre monstruosité et objet de charité

En France, le regard social sur le handicap s'inscrit dans le double héritage grec et judéo- chrétien de l'Europe et oscille, comme au Japon, entre rejet de la « monstruosité » et actions de charité.

Les pratiques de la Grèce Antique concernant la « difformité », la « monstruosité », se rapprochent du traitement de Hiruko dans le Kojiki. Les enfants difformes sont exposés en public avant d'être emmenés au loin, hors de la ville, et laissés mourir ou se noyer au fil de l'eau. Ces naissances sont vues comme des signes de la colère des dieux et inspirent, pour cette raison, la peur (Delcourt, 1937, p.37). La pratique de l’infanticide est cependant réservée aux corps « différents ». La maladie mentale, la démence, effraient et suscitent des réactions violentes, mais elles comportent aussi la possibilité d'une « folie prophétique », voie d'accès au monde du divin. Enfin, les maladies plus communes, les infirmités issues d'une guerre ou d'un accident font l'objet de soins médicaux et d'une prise en charge par la collectivité, notamment via une pension spécifique.

Dans le cas des croyances judéo-chrétiennes, Stiker (2003), rejoignant les travaux de Mary Douglas (1992), montre que, dans l'Ancien Testament, l'infirme est porteur d'une tare associée à l’idée du péché, tare qui l'empêche de prendre part au monde sacré, qui l'isole de Dieu (Stiker, 2003, pp.22-30). Cependant, bien qu'il soit socialement rejeté, il devient, avec le Nouveau Testament, partie prenante d’une nouvelle conception de l'éthique.

« Jésus déclare explicitement que les malades, les infirmes, les marginaux sont les premiers dans le « royaume de Dieu ». Il les affectionne parce qu'ils sont plus proches de Dieu ; il les donne en exemple de foi et de grâce. […] Chaque fois qu'il est question de pur et d'impur (Mc 7, 19 et sq), prescriptions rituelles quotidiennes (Mt 15, 11), rapport païens- juifs (Ac 10, 28), le texte néo-testamentaire subvertit la conception traditionnelle. Le mal n'est point dans les souillures extérieures, il est dans la conduite que l'on a vis-à-vis d'autrui. C'est ce que l'homme dit ou fait contre son prochain qui le souille » (Stiker, 2003, p.31).

Ainsi, le droit des infirmes à prendre part à la vie religieuse est réaffirmé, en même temps qu'une exigence éthique commence à peser sur la société valide : celle de traiter avec amour ceux qui portent la marque d'un handicap. C'est ici que prend racine le principe de charité chrétienne qui sera le pilier de la conception européenne du traitement social des personnes handicapées jusqu'à l'ère moderne.

Au Moyen-Age, cette charité se manifeste par une aide financière aux infirmes et aux miséreux (qui sont alors souvent confondus). Elle est l’une des principales vertus chrétiennes, ce qui se traduit de trois manières : par la prise en charge des infirmes au sein

des familles et dans les paroisses locales (l’infirme étant alors un vecteur de rachat des péchés) pour les personnes handicapées appartenant à une communauté locale, par la création des Hôtels-Dieu pour les malades, et par l’émergence d’une foule itinérante (notamment des pèlerins en quête de guérison) qui finit souvent par se rassembler dans les villes où se développe le « métier » de mendiant (Weygand, 2003, expose cette diversité de situations dans le cas des aveugles). Les pratiques de charité s’inscrivent dans une tendance à la glorification des pauvres qui sera portée à son apogée par Saint-François d’Assise, pénitent dans une léproserie et ayant lui-même fait l’expérience d’une grave maladie: au contraire de la mystique du détachement, dans laquelle l’élévation spirituelle serait réalisée en s’éloignant progressivement du monde et des créatures vivantes, la mystique franciscaine voit dans le pauvre ou l’infirme celui en qui l’on reconnaît Dieu, celui grâce à qui l’on peut porter à sa plus noble expression l’éthique de la fraternité.

Par ailleurs, le handicap représente, dans la société médiévale française, une altérité ordinaire qui vient, au vu et au su de tous, contredire les normes sociales (Stiker, 2003, p.85). Ainsi, les nains et les bossus, bouffons des princes, sont en position de tourner en ridicule les seigneurs et leur pouvoir. De même l’idiot du village ou l’humour de la « fête des fous » représentent une altérité qui est partie intégrante de la vie des communautés.

« Dans ce Moyen-Age, la société se prenait au sérieux en ce sens qu’elle n’envisageait

pas de devenir autre, mais elle avait conscience que son organisation, son fonctionnement, son pouvoir, sa hiérarchie, ses façons de faire étaient précaires et relatifs, dérisoires même, comiques en tout cas. L’infirmité signifiait et permettait de dire cela. […] Autre, l’infirme montrait que la façon d’être de « l’ici et maintenant » n’est pas le tout, n’est pas l’universel, n’est pas le définitif. » (Stiker, op. cit., p.85)

A partir du XVIème siècle, cette organisation est remplacée par la logique de l’enfermement, réaction à la peur croissante suscitée par les « marginaux » de toute espèce et l’amalgame entre infirmes, pauvres et voleurs. C’est là la thèse de Michel Foucault dans son

Histoire de la Folie à l’Age Classique (1961), dans le cas du handicap mental / de la maladie

psychique, quoique des travaux historiques ultérieurs soient venus en atténuer la portée. L’infirmité physique fait elle aussi l’objet d’une politique d’internement (Stiker, 2003, p.112-118). Cela se traduit notamment par la création, sous Louis XIV, de l’Hôtel des Invalides qui devient à la fois lieu de soin, lieu de vie et manufacture. Les pauvres ne doivent pas être oisifs et les infirmes, concentrés dans des ateliers de charité, deviennent des travailleurs.

Durant la période classique, l’infirmité est également un objet d’étude pour la médecine naissante. Les infirmes sont alors non seulement soignés, mais aussi examinés, classifiés, et même exhibés au nom de la curiosité scientifique. Dans le même temps, le corps médical gagne du pouvoir dans la société et rêve de guérir, de corriger les corps qui ne correspondent pas à la norme. Il devient peu à peu détenteur du monopole de la définition de la normalité et du diagnostic des états anormaux.

Ainsi, même si elles puisent à des sources différentes, les sociétés française et japonaise semblent avoir, historiquement, traité le handicap avec la même ambiguïté. D’un côté, la personne ayant un handicap est vue comme « souillée », marquée par une tare qui s’apparente à un châtiment, et doit, à ce titre, être tenue à l’écart, voire rejetée de manière radicale, comme dans le cas des enfants difformes. D’autre part, en tant que personne en situation de faiblesse, elle doit faire l’objet d’un soin particulier. C’est ainsi que, par compassion ou par charité, les institutions religieuses ouvrent leurs portes aux personnes handicapées. Toutefois, à l’exception des aveugles japonais qui parviennent à se fédérer et à assurer leur autonomie, les personnes handicapées françaises et japonaises ne trouveront, au Moyen Age, guère d’autre moyen de subsistance que la mendicité. La société française se distingue à partir du XVIIème siècle par une volonté de contrôle des personnes handicapées qui passe en particulier par leur enfermement et par leur mise en position d’objets d’étude pour la médecine, deux mouvements qui n’ont pas existé dans le Japon de la période Edo (1603-1868) qui s’inscrit plutôt, en matière de traitement social des personnes handicapées, dans la continuité de la société médiévale.

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