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Chapitre 2 : L’éducation des enfants handicapés en France et au Japon: Quelle stratégie pour la

2. Etudier un mouvement international : les réformes pour l’inclusion scolaire

2.1 Le mouvement international en faveur de l’inclusion scolaire

La publication du rapport Warnock en Angleterre en 1978 a marqué un tournant dans l’histoire des politiques publiques du handicap dans le monde. Ce rapport présente une approche radicalement nouvelle de l’éducation des enfants handicapés. Auparavant, tout au moins dans les pays européens, en Amérique du Nord et au Japon, ceux-ci étaient considérés comme relevant de la compétence d’institutions spécifiques. Les écoles ordinaires

déléguaient donc leur prise en charge à d’autres écoles, dites « spécialisées », qui accueillaient uniquement des enfants ayant le même type de handicap (visuel, auditif, mental, moteur…) et employaient des enseignants experts de ce type de handicap, afin de fournir une éducation « adaptée ». Le rapport Warnock remet en cause cette vision de l’éducation spécialisée en faisant entrer dans le vocabulaire politique la notion d’enfants à « besoins éducatifs particuliers » (special educational needs). Ce terme, créé à la fin des années 60 en opposition à la classification rigide des handicaps en vigueur à cette époque, vise à mettre en avant le fait que les besoins en matière d’éducation sont propres à chaque enfant, hétérogènes au sein d’une même catégorie officielle de handicap et même non nécessairement liés à un handicap au sens médical. Le rapport affirme qu’un enfant sur cinq a besoin, à un moment de sa scolarité, d’un soutien particulier, mais que très rares sont les cas dans lesquels ce soutien ne peut être fourni dans le cadre d’une scolarisation à l’école ordinaire, à supposer que des dispositifs de soutien soient mis en place. Il appelle donc à une vision élargie de ce qui constitue un handicap dans le cadre éducatif et à une prise en compte de celui-ci dans toutes ses dimensions, et non uniquement en termes de critères médicaux, de manière à réfuter la croyance en une différence fondamentale entre les enfants dits « handicapés » et les autres enfants.

« La notion de « besoins éducatifs particuliers » est une proposition terminologique dont l’apparition, dans le domaine de la recherche et des pratiques éducatives, correspond à la tentative de dépasser l’approche médicale et d’opérer un changement paradigmatique (Doré, Wagner & Brunet, 1996 ; Thomazet, 2009). Elle prend appui sur le postulat selon lequel une situation de handicap résulterait de l’inadéquation entre les besoins d’un enfant et les caractéristiques du contexte scolaire dans lequel il doit assumer des tâches et un rôle social d’élève (Pelgrim & Cèbe, 2010). Au plan de l’intervention, elle souligne l’importance d’identifier la nature de l’action éducative à mettre en œuvre plutôt que de désigner l’enfant. Cependant, à l’instar des catégories médicales, elle est aussi en soi un concept social de classement des élèves qui, à ce titre, peut contribuer à leur discrimination ainsi qu’à leur exclusion » (Lavoie, Thomazet, Ebersold, et al., 2013, p.95).

Ebersold et Detraux (2013, p.105) rappellent que la définition des « besoins éducatifs particuliers » varie selon les pays et englobe un ensemble très large de situations hétérogènes : il n’existe pas de critères stables permettant de déterminer ce qui constitue ou non un besoin éducatif particulier. Ainsi « l’imprécision qui entoure cette notion ainsi que

l’absence de définition rappellent que, loin d’être un concept, le besoin éducatif est au premier chef une prénotion dont les contours ne sauraient être dissociés des conditions

sociales qui l’ont fait émerger. Nous admettons ainsi qu’à l’instar de la notion de handicap, elle constitue une catégorie d’action réalisée, c’est-à-dire une catégorie sous-tendue par des enjeux idéologiques qui entourent l’institution scolaire, le secteur médico-social, l’éducabilité des élèves, etc. » (Ebersold et Detraux, 2013, p.106).

Pour Ebersold et Detraux (2013, pp.107-109), le besoin éducatif s’apparente à une consommation additionnelle de ressources scolaires qui s’inscrit dans l’évolution générale des systèmes scolaires des pays de l’OCDE vers une approche managériale de la performance scolaire et une logique de prestation de service.

Mais même si elle est considérée avec prudence, cette conception est passée sur le devant de la scène internationale à partir des années 1980 par l’intervention de l’UNESCO. L’acte fondateur de cette nouvelle politique est la Déclaration de Salamanque (1994) qui défend l’idée d’une éducation pour tous qui favoriserait la participation de tout individu, quelles que soient ses particularités. Avec cette internationalisation survient un autre changement conceptuel : le passage de la notion « d’intégration » à celle « d’inclusion ». Les raisons de ce changement terminologique sont en premier lieu politiques : l’intégration s’inscrit dans une histoire occidentale qui est celle de la ségrégation. Or les actions de l’UNESCO se voulaient de portée mondiale ; élargir le champ de ces actions passait donc par un changement de terminologie, notamment afin d’éviter d’envoyer de « mauvais signaux » aux pays en développement (Vislie, 2003). L’objectif était ainsi d’ouvrir la voie à une politique internationale du handicap qui donnerait à chaque pays la possibilité de construire un système inclusif à partir de ses propres spécificités, sans que cela prenne la forme d’un transfert de compétences de l’Occident au reste du monde.

En Europe et aux États-Unis, les débats se sont multipliés à partir des années 1990 afin d’établir ou non une véritable distinction conceptuelle entre intégration et inclusion. Vislie (2003) défend en particulier l’idée que l’inclusion est un processus et l’intégration un état, et que l’inclusion se fonde sur la reconnaissance de la diversité des besoins individuels de tous les élèves, dans toutes les écoles (alors que l’intégration cible spécifiquement des minorités clairement identifiées). Mercier et Grawez (2006, p.31), s’appuyant sur les travaux d’Henri- Jacques Stiker, proposent la synthèse suivante:

« L’intégration consiste à favoriser l’adaptation de la personne handicapée, dans un milieu ordinaire : elle doit correspondre aux normes et aux valeurs sociales dominantes et développer des stratégies pour être reconnue comme les autres…

L’inclusion implique un processus dialectique où d’un côté, la personne handicapée cherche à s’adapter le plus possible aux normes sociales et de l’autre, les normes sociales

s’adaptent pour accepter les différences : développement de stratégies par lesquelles chaque population, avec ses spécificités, devrait trouver sa place. »

Mais il n’existe pas de réel consensus à ce propos. Plaisance et al.(2007)soulignent que ces mots recouvrent des réalités scolaires différentes d’un pays européen à l’autre. Dans la littérature scientifique la plus récente, certains ouvrages soulignent l’usage de ces deux termes comme quasi-synonymes, notamment en sciences de l’éducation (Pull, 2010), tandis que d’autres auteurs affirment au contraire que l’analyse de leurs différences s’affine progressivement (Bossaert et al., 2013). Boutin et Bessette (2013) montrent que le débat entre partisans de l’intégration (mainstreaming) et partisans de l’inclusion totale se poursuit tout en peinant à établir un consensus à propos de l’usage ces concepts.

La distinction ne semble pas s’être réellement imposée dans la pratique : sur nos terrains d’enquête en France, les professionnels interrogés employaient ces deux termes comme synonymes, préférant même souvent celui d’intégration et considérant le changement de terminologie comme un artifice politique à la signification floue.

Au Japon, ce débat conceptuel est peu développé. Si des mots japonais ont été créés pour désigner l’éducation intégrative (tōgō kyōiku, 統合教育) et l’éducation inclusive (hōkatsu

na kyōiku, 包括な教育), ceux-ci sont en réalité peu mobilisés dans la littérature qui utilise souvent les termes anglais. Integurēshon (インテグレーション) et inkurūjon (インクルー ジョン) sont employés comme synonymes, en opposition au système spécialisé existant.

Cependant, au niveau politique, c’est « l’inclusion » qui est au cœur des débats et des actions. Même si les effets de la Déclaration de Salamanque ont été lents, au milieu des années 2000, la plupart des pays de l’OCDE mettent en œuvre des réformes suivant ses orientations.

Ces réformes s’appuient, de manière générale, sur l’idée de « besoins éducatifs particuliers », que le terme soit utilisé ou non dans les textes de loi. Il s’agit de placer l’enfant au cœur d’un dispositif visant à évaluer ses besoins, de manière à lui apporter un soutien individualisé adapté à sa situation particulière. Comme celle « d’inclusion », la notion de « besoins » est centrale dans les réformes des politiques du handicap des années 2000, qu’il s’agisse d’enfants, d’adultes, de personnes âgées…

Quelles sont les principes des réformes en matière d’éducation ?

L’objectif des réformes est, de manière générale, le décloisonnement entre l’éducation des enfants en situation de handicap et le reste de la société. Il s’agit en effet de promouvoir la « participation sociale » des personnes handicapées, c’est-à-dire leur accès à toutes les

sphères de la vie en société : travail, relations, citoyenneté…, ainsi que leur autonomie, c’est-à-dire la possibilité pour eux de réaliser les actions qui correspondent à leurs choix de vie (notamment au niveau financier). Or le système d’éducation spécialisée tel qu’il a été construit était accusé d’être un frein à la participation sociale des personnes handicapées (il est beaucoup plus difficile de trouver un emploi en sortant d’une école spécialisée que d’une école ordinaire, les enfants scolarisés en école spécialisée ont peu de contacts avec des enfants non-handicapés…) et à leur autonomie (le milieu éducatif spécialisé est un cocon16 dans lequel les élèves sont très protégés et il devient alors très difficile pour eux de rencontrer le « monde extérieur » à l’âge adulte). Ainsi, les militants de l’inclusion emploient le terme de « ségrégation » pour désigner la scolarisation en milieu spécialisé : ils considèrent que celle-ci contribue à isoler les personnes handicapées du reste de la société dès leur plus jeune âge, créant une coupure entre la société majoritaire (valide) et celle où vivent les personnes handicapées. C’est sur la base de ces critiques qu’ont été mises en place les réformes visant à favoriser le décloisonnement.

Au point de vue pratique, il existe différentes manières de concevoir ce décloisonnement. Si tous les partisans de l’inclusion s’accordent sur l’idée qu’il est nécessaire d’ouvrir les écoles ordinaires aux élèves en situation de handicap, le degré d’ouverture fait débat : faut-il rechercher une inclusion totale dans laquelle tous les enfants fréquenteraient l’école ordinaire ? Se pose alors la question de la capacité des écoles ordinaires à répondre aux besoins de tous les enfants, notamment en matière de socialisation (selon l’environnement et l’ambiance de classe, un élève handicapé entouré uniquement d’élèves valides peut se sentir « différent » et avoir des difficultés à établir des liens avec les autres enfants). Faut-il conserver des écoles spécialisées pour accueillir certains enfants pour lesquels les conditions offertes par le milieu ordinaire ne conviennent pas ? Dans ce cas, le système éducatif conserverait son fonctionnement à deux vitesses. Dans les faits, c’est plutôt la deuxième solution qui est privilégiée et le développement de la scolarisation inclusive varie selon les pays.

Les réformes visent donc à favoriser la scolarisation inclusive d’une manière adaptée aux besoins individuels. Ainsi, dans la plupart des pays, il existe trois modalités de scolarisation des élèves handicapés, entre lesquelles le choix s’effectue en fonction de l’évaluation des besoins de chaque enfant :

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- En établissement spécialisé : comme avant la réforme, les élèves sont pris dans des écoles qui n’accueillent que des enfants reconnus comme « handicapés », emploient du personnel spécialiste de la catégorie de handicap concernée et dispensent une éducation « adaptée ».

- En inclusion individuelle : l’enfant est scolarisé dans une classe ordinaire, avec des enfants n’ayant pas de handicap et des enseignants ordinaires, et suit la même scolarité que les autres enfants. Il reçoit, quelques heures par semaine, un soutien individualisé, en fonction de ses besoins, avec un enseignant spécialiste de son handicap qui conseille également les enseignants ordinaires dans la mise en œuvre d’une pédagogie répondant aux besoins spécifiques de l’enfant.

- En classe spécialisée au sein d’une école ordinaire : il s’agit de classes qui font partie des écoles ordinaires mais n’accueillent que des enfants en situation de handicap, regroupés par catégorie de handicap, en effectif réduit, et sont encadrées par un enseignant spécialisé. Les enfants de la classe spécialisée pratiquent alors certaines activités en commun avec ceux des autres classes, dans une mesure qui varie très fortement entre les établissements. Le dispositif est parfois conçu dans le sens inverse : les élèves en situation de handicap sont inscrits dans une classe ordinaire et participent quelques heures par semaine à des activités adaptés avec d’autres enfants en situation de handicap dans une classe spécialisée.

Ces dispositifs sont définis, au point de vue théorique, d’une façon sensiblement similaire dans les pays mettant en œuvre une politique d’inclusion, mais leur application en pratique revêt des formes très différentes.

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