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Chapitre 1 : Penser le handicap en France et au Japon : Vers une épistémologie commune ?

3. Les disability studies : Vers un cadre théorique commun ?

3.2 Les disability studies françaises et japonaises : un rapport différent à la référence anglo-

3.2.2 Au Japon : un champ de recherche encore émergent

Au Japon, même si le handicap faisait l’objet de recherches dans différentes disciplines depuis plusieurs décennies9

, les études sur le handicap en tant que domaine universitaire n’ont émergé qu’au début des années 2000. Sugino Akihiro note que, tandis que dans les pays anglo-saxons, leur développement a été étroitement lié à celui des mouvements de personnes handicapées, le rapport entre les deux domaines a été moins direct au Japon (Sugino, 2007, pp.219-223).

En effet, les mouvements militants japonais sont apparus dans les années 70, en particulier avec le groupe Aoi shiba no kai (青い芝の会). Cette association, rassemblant des personnes atteintes de paralysie cérébrale, s’est fait connaître en 1970 en s’opposant publiquement à l’infanticide de nouveaux-nés handicapés, à la suite d’une affaire dans laquelle l’opinion publique se montrait majoritairement favorable aux parents tandis que les médias soutenaient l’idée d’un « infanticide par amour ». Les membres du groupe publient alors une déclaration en quatre points qui est l’un des textes fondateurs du mouvement des personnes handicapées au Japon10 :

« 1. Nous nous identifions en tant que personnes ayant une paralysie cérébrale.

Nous reconnaissons notre situation « d’existence qui ne devrait plus exister » dans la

9

Notamment en histoire : le premier ouvrage sur l’histoire des aveugles paraît en 1934.

10

Le texte original est enrichi ultérieurement. Source : site officiel de Aoi shiba no kai, http://w01.tp1.jp/~a151770011/setumei.html

société moderne, nous croyons que cela doit être le point de départ de notre mouvement et nous agissons en conséquence.

2. Nous nous affirmons avec force.

Lorsque nous nous identifions en tant que personne ayant une paralysie cérébrale, nous avons la volonté de nous protéger. Nous croyons qu’une forte affirmation de soi est l’unique voie vers la protection de soi et nous agissons en conséquence.

3. Nous nions l’amour et la justice.

Nous condamnons l’égoïsme qui se réclame de l’amour et de la justice. Nous croyons que c’est la compréhension mutuelle, accompagnée de l’observation des êtres humains qui vivent dans ce refus, qui engendre le véritable bien-être, et nous agissons en conséquence.

4. Nous ne choisissons pas la voie de la résolution des problèmes.

Nous avons appris de nos expériences que les solutions simplistes mènent à des compromis dangereux. Nous croyons que l’exposition répétée des problèmes est notre seule ligne de conduite possible et nous agissons en conséquence. »

Ce texte, et plus particulièrement l’affirmation de « la négation de l’amour et de la justice » (ai to seigi no hitei, 愛と正義の否定), va donner naissance à un mouvement radical porté en premier par des personnes ayant un handicap lourd. Les efforts de ce mouvement se concentrent particulièrement sur la lutte contre l’avortement eugénique (au prix de heurts avec les mouvements féministes11)et contre le modèle traditionnel de prise en charge des personnes handicapées par les familles qui tend à faire des personnes handicapées un poids. Ainsi, même s’il émerge à la même période que les mouvements américains et britanniques, le mouvement japonais pour les droits des personnes handicapées se penche sur des sujets différents, propres à la structure de la société japonaise. La lutte contre la ségrégation en institutions spécialisées n’apparaît que dans un deuxième temps, à partir des années 80. C’est pourquoi la question de l’accès des personnes handicapées à l’enseignement supérieur est débattue plus tardivement que dans les pays anglo-saxons. La structure hautement compétitive du système scolaire japonais représente une barrière considérable pour les jeunes handicapés et la lutte pour l’accessibilité des concours est longue. Ainsi, par exemple, le droit de passer les examens d’entrée dans les lycées publics en Braille n’est officiellement reconnu qu’en 1982 et, en 1988, 80% des universités refusent l’accès aux examens d’entrée aux candidats non-voyants (Taniai, 1989,

11

L’un des slogans les plus marquants du mouvement contre l’avortement eugénique était en effet « Maman,

ne me tue pas » (Haha yo, korosu na, 母よ、殺すな). La dénonciation ciblée des mères (et non des pères) a

pp.19-22). Aussi, l’émergence d’une population universitaire en situation de handicap est plus tardive que dans les pays anglo-saxons ou en France. Pour Sugino (2007), c’est ce décalage temporel qui est à l’origine du « retard » des disability studies japonaises.

Au Japon, le livre fondateur des disability studies est « Invitation aux études sur le handicap » (Shōgaigaku e no shōtai, 障害学への招待), publié en 1999 par Ishikawa Jun, sociologue de l’Université de Shizuoka et Nagase Osamu, sociologue de l’Université de Tokyo. A la suite de cette publication qui connaît un important retentissement dans le monde des « sciences de la réhabilitation », la société d’études sur le handicap (shōgaigakkai, 障害 学会) est créée en 2003, à l’initiative d’Ishikawa, Nagase et Kuramoto Tomoaki, sociologue de l’Université du Kansai. Elle compte à l’origine 15 membres. Depuis lors, elle organise chaque année un colloque et publique une revue, « Recherches en études sur le handicap » (Shōgaigakukenkyū, 障害学研究). Aujourd’hui, il existe un seul groupe d’étude en sciences sociales du handicap institutionnalisé au sein d’une université : le « centre de recherche sur les sciences de l’existence » (seizongakukenkyūsentā, 生存学研究センター) (en anglais « Research center for Ars Vivendi ») de l’Université Ritsumeikan qui explore, du point de vue des sciences humaines et sociales, les questions liée à la maladie, au vieillissement et au handicap. En dehors de ce centre, les recherches sur le handicap en sociologie sur le plus souvent le fait individuel d’un chercheur rattaché à un laboratoire traitant d’autres questions. Néanmoins, des recherches sur des aspects précis du handicap peuvent faire l’objet de groupe d’études plus ou moins institutionnalisés dans d’autres disciplines, notamment dans les sciences de l’éducation dont il sera question au chapitre 2.

Pour les disability studies japonaises, les travaux anglo-saxons constituent une référence majeure : dans un ouvrage tel que celui de Sugino, « Etudes sur le handicap : forme théorique et portée » (Shōgaigaku : rironkeisei to shatei, 障害学: 理論形成と射程), paru en 2007, cinq chapitres sur six sont consacrés à la présentation des travaux anglo-saxons et aux différents modèles analysés par ceux-ci, en particulier le modèle social. Seul le dernier chapitre traite du développement des disability studies au Japon, principalement pour évoquer le fait qu’il s’agit d’un champ en cours de construction.

Ainsi, les disability studies japonaises sont encore un champ en voie de développement : les références anglo-saxonnes sont omniprésentes et il n’existe pas encore de texte de référence japonais proposant une théorie du handicap nouvelle et faisant l’objet d’un consensus. Néanmoins, on peut d’ores et déjà noter que les disability studies japonaises tendent à mettre plus particulièrement en avant trois points, parmi les travaux anglo-saxons :

- Le modèle social, opposé au modèle médical qui est particulièrement prégnant au Japon, du fait de l’importance du secteur de la réadaptation qui constitue lui-même un champ de recherche (rihabiritēshongaku, リハビリテーション学).

- Le concept de « la personne (handicapée) elle-même » (tōjisha,当 事 者 12

), utilisé notamment pour montrer que la recherche sur le handicap doit donner la parole aux personnes handicapées, que ceux-ci ne doivent pas être objets de la recherche, mais « sujets », c’est-à-dire que leur subjectivité doivent apparaître dans celle-ci.

- L’idée que les personnes handicapées représentent une minorité au sein de la société japonaise, une minorité ayant une identité spécifique qui doit être affirmée contre les discours de la majorité. Ainsi, l’idée que l’histoire récente des personnes handicapées est celle de la lutte pour la réappropriation du discours sur leur identité est la thèse centrale du livre de Hori Tomohisa (2014), « L’identité des études sur le handicap » (Shōgaigaku no

aidentiti, 障害学のアイデンティティ), qui souhaite faire des études sur le handicap une théorie de la « libération » des personnes handicapées (kaihō no riron toshite no shōgaigaku,

解放の理論としての障害学).

En conclusion, la France et le Japon constituent progressivement leur propre champ des

disability studies. Ce champ est aujourd’hui plus développé en France qu’au Japon où il est

encore très récent. Cela explique la différence qu’on peut constater si l’on regarde les définitions du handicap actuellement en vigueur dans la législation :

En France, « constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d'activité

ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant13. » Cette définition reflète les débats autour de la notion de

« situation de handicap » soulevés au cours de l’élaboration de la loi de 2005 : il s’agit d’inscrire dans la loi l’influence de l’environnement sur le handicap tout en conservant la spécificité des prestations sociales liées au handicap (plutôt que de les unifier avec d’autres types d’aides), ce qui suppose que le handicap demeure lié à une déficience (Ville, Ravaud et Fillion, 2014, p.79).

12

Concept popularisé notamment par l’ouvrage de Nakanishi Shōji et Ueno Chizuko (2003), Tōjishashuken当 事者主権 (La souveraineté de la personne sur elle-même).

13

Loi du 11 février 2005, « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » (loi n° 2005-102, JO n° 36 du 12 février 2005 page 2353)

Au Japon, « Dans cette loi [la loi de soutien à l’autonomie des personnes handicapées de

2005], on désigne par « personnes handicapées » les « personnes handicapées physiques » définis à l’article 4 de la loi sur la protection sociale des personnes handicapées physiques, les personnes handicapées mentales au sens de la loi sur la protection sociale des personnes handicapées mentales […], ainsi que les personnes ayant des troubles psychiques au sens défini à l’article 5 de la loi sur la santé mentale et la protection sociale des personnes ayant des troubles psychiques […] » (Shōgaishajiritsushienhō障害者自立支援法, article 4). Par suite, si l’on regarde par exemple la « loi sur la protection sociale des personnes handicapées physiques » (Shintaishōgaishafukushihō, 身体障害者福祉法), on obtient une définition du type « dans cette loi, on considère comme personnes handicapées physiques les personnes

ayant les handicaps physiques énumérés en annexe » (article 4). L’annexe donne alors une

liste des dix-sept handicaps physiques « officiels », répartis entre « troubles visuels », « troubles auditifs et de l’équilibre », « troubles de la parole », « troubles moteurs » et « troubles du cœur, des reins, de l’appareil respiratoire ou autres troubles limitant de manière pénible la vie quotidienne ».

Ainsi, si la loi française s’inscrit dans le modèle social du handicap, le modèle médical semble encore très prégnant dans la législation japonaise. Néanmoins, bien que la convergence ne soit pas visible dans la loi, le champ des disability studies se structure progressivement dans les deux pays. Il s’appuie, au niveau théorique, sur des recherches anglo-saxonnes qui constituent une référence commune au niveau international. Même si les travaux français et japonais s’autonomisent peu à peu par rapport au champ anglophone et mettent s’ils ne mettent pas en avant exactement les mêmes points de celui-ci, la France et le Japon disposent aujourd’hui d’un langage commun en matière de réflexion sur le handicap, autour d’une définition de celui-ci comme construction sociale plutôt que comme phénomène médical individuel.

Conclusion :

On a posé ici les bases d’une comparaison franco-japonaise dans le champ du handicap en apportant un éclairage linguistique, historique et socio-anthropologique sur celui-ci. Ce qu’écrivent Isabelle Ville et Jean-François Ravaud pour la France vaut également pour le Japon :

« [Le champ du handicap] s’est construit par strates successives en unifiant des

situations qui jusqu’à alors n’avaient rien à voir entre elles. Avant la construction de ce champ il n’y avait pas de personnes handicapées, mais des blessés de guerre d’un côté et des victimes d’accidents du travail de l’autre, ainsi que certaines autres catégories comme les enfants souffrant des conséquences de la poliomyélite, les enfants inadaptés, etc. Ces différentes catégories préexistantes distinguaient les personnes en fonction de l’origine de leur déficience et cela tendait à masquer la nature commune de leurs expériences. […] Tandis que les débats internationaux à propos du terme « handicap » et de sa définition étaient extrêmement vifs, l’unité de ce champ était moins problématique que ce que la définissait. En tant qu’alternative, le modèle social a alors proposé une approche fondée sur l’idée de participation restreinte due à des barrières physiques ou sociales. C’est cette communauté d’expérience qui a alors servi de référence. L’accessibilité de la ville, le combat contre les obstacles de toute nature, l’adaptation des règles sociales et politiques…sont devenus des moyens d’action privilégiés auxquels les diverses sous- populations ont pu s’identifier ». (Ville et Ravaud, 2007, p.139)

Le tableau suivant synthétise les principales caractéristiques du handicap en France et au Japon étudiées au cours de ce chapitre :

France Japon Dénomination « Handicap », terme récent qui a

remplacé celui « d’infirmité » et qui inclut l’idée d’une compensation

« shōgai (障害) », terme qui fait débat du fait de sa connotation très négative mais qui demeure la dénomination la plus courante. Ancrage religieux Héritage grec : handicap comme tare

Tradition judéo-chrétienne : handicap d’abord perçu comme un tare, puis passage progressif à une éthique de la charité

Shintoïsme : handicap généralement conçu comme un malheur, mais certains types de handicap (cécité) apparaissent comme le signe d’une relation privilégiée avec le monde des kami

Bouddhisme : handicap comme souillure, mais le principe de compassion implique que les monastères accueillent les personnes handicapées

Histoire prémoderne Personnes handicapées associées aux « miséreux ». Elles ont pour principale activité la mendicité, mais ne sont pas exclues de la société médiévale. A partir du XVIIIème siècle : enfermement massif des personnes handicapées et développement d’un regard médical sur le handicap.

Personnes handicapées associées aux différentes populations marginales qui peuplent le Japon médiéval et prémoderne. Les aveugles bénéficient d’une considération particulière et pratiquent des métiers spécifiques (musique, puis acupuncture), ce qui leur permet d’assurer leur autonomie financière et de former une communauté puissante.

Les autres personnes handicapées se regroupent en association de mendiants. Histoire moderne L’éducation des aveugles et des sourds se développe en France à partir de la fin du

XVIIIème siècle. Elle se met en place au Japon sur le modèle français à partir à l’ère Meiji (1868-1912). Toutefois, si au Japon l’éducation spécialisée passe très rapidement sous la tutelle du Ministère de l’Education, elle est rejetée par le Ministère de l’Instruction Publique en France, ce qui se traduit encore aujourd’hui par une séparation administrative entre éducation spécialisée et éducation ordinaire.

Au début du XXème siècle, la nécessité de prendre en charge les mutilés de guerre aboutit dans les deux pays au développement des premières prestations sociales liées au handicap et d’établissement destinés à la réadaptation à la société des invalides de guerre. On voit également apparaître en France les premières mesures destinées aux accidentés du travail. Après 1945, les Etat-Providence français et japonais se construisent et élargissent le périmètre de la protection sociale à tous les handicaps. Initialement, cela se traduit en particulier par un fort développement des institutions spécialisées.

A partir des années 80, suite aux mouvements pour les droits des personnes handicapées, la priorité devient l’intégration : des mesures sont prises pour permettre aux personnes handicapées de participer à tous les aspects de la vie sociale, notamment l’activité économique.

Traitement politique contemporain

Dans les années 2000, réforme générale de la protection sociale des personnes handicapées qui met en avant les idées de soutien à l’autonomie et d’égalité des chances.

Dans les années 2000, réforme générale de la protection sociale des personnes handicapées qui met en avant l’idée de soutien à l’autonomie tout en s’inscrivant dans le cadre de la réforme néolibéral de l’Etat-Providence japonais.

Conceptualisation Une référence commune : les disability studies anglo-saxonnes qui opposent deux modèles du handicap (modèle médical et modèle social) et ont donné naissance à des classifications internationales.

En France, le champ des études sur le handicap a connu une institutionnalisation progressive et commence à s’autonomiser par rapport aux recherches anglo-saxonnes en développant ses propres concepts.

Au Japon, le champ est encore récent et ses réseaux institutionnels se construisent progressivement depuis les années 2000. Les travaux anglo-saxons constituent encore la majorité des références et, si les travaux de chercheurs japonais commencent à se multiplier, ils n’ont pas encore donné naissance à des innovations conceptuelles qui serviraient de théorie de référence dans la communauté.

On a ainsi montré que, bien que le handicap s’inscrive dans un contexte socio-culturel différent en France et au Japon, on observe des similitudes à différents niveaux, en particulier à celui de la conceptualisation.

Cette clarification du sens du concept de handicap dans les contextes français et japonais et la mise en évidence d’une convergence internationale dans les domaines de la recherche et, dans une certaine mesure, de l’action politique, nous permet d’affirmer le caractère comparable des « situations de handicap » entre la France et le Japon, même si elles ne sont pas similaires. On peut alors envisager la France et le Japon comme des cas de mise en œuvre dans deux contextes nationaux particuliers d’un phénomène international : un mouvement vers une définition du handicap de moins en moins catégorielle (c’est-à-dire, différenciant les personnes en fonction de l’origine de leur déficience) et de plus en plus générale (c’est-à-dire, accordant un traitement similaire à un ensemble de personnes de plus en plus larges). On peut alors se pencher plus spécifiquement sur le cas des enfants en situation de handicap et l’évolution, dans ce contexte intellectuel et politique, des structures qui prennent en charge leur éducation.

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