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La soumission vécue au quotidien

6. La relation maître-disciples

6.6. La soumission vécue au quotidien

Le principe de la soumission absolue des disciples au maître est souvent affirmé sans recul critique de la part des chercheur·e·s, qui semblent prendre les déclarations des manuels et des personnes concernées non pas pour l’affirmation d’un idéal - ce qu’elles sont à mon avis - mais pour la réalité. Même Rachida Chih, qui a pourtant fait une recherche de terrain extensive, affirme que cette soumission peut s’observer telle quelle dans les relations réelles:

Le type de relations décrites dans les manuels de soufisme s’observe aujourd’hui entre un cheikh et ses fidèles […] Les disciples font preuve envers lui d’une obéissance aveugle et doivent accepter ses paroles comme un ordre divin. (2004, pp. 87-88)

Ernest Gellner nous met cependant en garde de ne pas prendre l’idée de l’obéissance aveugle pour argent comptant. Selon lui, la doctrine de la discipline est exagérée pour contrebalancer la faiblesse organisationnelle des confréries (1972). Dans son étude d’un mouvement soufi transnational basé au Pakistan, Pnina Werbner décrit un épisode qui montre que les disciples peuvent effectivement faire le choix de quitter un maître qui les a déçus (2003, p. 151). Elle offre ainsi une illustration du fait que les disciples ne cessent jamais d’être capables de penser par eux-mêmes et qu’ils ont la possibilité de mettre fin à la relation avec leur maître. Or, si cet exemple permet de complexifier le tableau, il me semble qu'il ne représente pas le cas de figure le plus intéressant. A mon avis, les mécanismes subtils de la soumission peuvent le

mieux être observés lorsque l'idée d’obéissance totale est remise en question sans provoquer la rupture de la relation. Charlotte Pezeril évoque ce deuxième cas de figure dans son ouvrage sur les Baay Faal du Sénégal. Elle montre qu'il y a un écart entre la norme d'une soumission absolue et sans faille et l'effectivité de la soumission: d'une part une marge de transgression existe tant qu'elle reste dans la sphère privée qu'elle opère avec une certaine discrétion; d'autre part, beaucoup de disciples vivent leur quotidien éloignés du marabout et ont donc concrètement une grande marge d'action; enfin les disciples vont souvent agir comme bon leur semble, tout en légitimant leur acte en essayant de démontrer leur adéquation avec les ordres maraboutiques, même s'ils sont en flagrante transgression (Pezeril, 2008, p. 294). Les trois auteur·e·s cité·e·s s’efforcent de démontrer que la soumission n’est pas absolue et qu’il existe des possibilités de transgression. L’idée principale que je défends dans ce chapitre se place dans cette lignée d'argumentation, mais s'en distingue légèrement. En effet, je vais nuancer l'idée de soumission, non pas dans le but de démontrer qu’elle est moins absolue que ce qu’on pourrait penser, mais pour affirmer que les disciples peuvent choisir si elle sera absolue ou partielle. Il existe en effet des mécanismes qui permettent de moduler le degré de soumission. On assiste ainsi un réel processus actif de construction de leur propre soumission par les disciples. Je m’inspire de Laughlin (1999) qui a démontré dans son étude des adeptes de Cheikh Nazım à Chypre que la soumission était un processus dynamique, où il y avait place pour des intenses négociations et réinterprétations de la part des disciples. Je montre aussi que les mécanismes qui nuancent la soumission ne sont pas des stratégies mises en place par les disciples à l’insu de la maître et contre elle, mais qu’au contraire, certains de ces mécanismes sont même enseignés par la guide elle-même. Dans ce chapitre, je vais m’attacher à mettre en lumière la manière dont l’idéal du teslimiyet est mis en pratique, dont il est vécu au quotidien et l'existence de marges de manœuvre pour les disciples. Nous verrons à l’aide de nombreux exemples concrets que loin d’être passive et imposée, la soumission est au contraire profondément active.

L’idée de soumission est évoquée par Cemalnur Sargut dans ses enseignements soit comme un idéal abstrait, soit en se référant à des exemples certes concrets, mais lointains dans le temps ou dans l’espace. Il n’est jamais fait référence directe à la relation entre la guide et ses disciples. Elle donne aussi souvent des exemples de sa propre vie, en montrant comment elle a pu évoluer spirituellement en se soumettant à sa maître. Cependant, c’est à chaque disciple de faire le pas et d’appliquer concrètement le principe général à sa relation avec sa propre mürşid. Cemalnur Sargut ne dira jamais à un·e disciple: "Tu dois m’obéir". Elle dira: "Les disciples doivent obéir à leur maître, s’ils ou elles veulent avancer sur le chemin". Aux

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disciples de saisir la partie sous-entendue: "Si tu me considères comme ta maître, obéis-moi.". Ainsi, cette soumission est proposée et non pas imposée par la maître à ses disciples, qui choisissent librement de s’y plier.

La soumission en tant que processus

L’idéal soufi de la soumission totale des disciples au maître est souvent illustré par ce célèbre adage, cité dans la majorité des livres traitant du soufisme: l’aspirant·e doit être entre les mains de son maître comme le cadavre entre les mains du laveur de morts. J’ai demandé à la mürşid ce qu’elle pensait de cette idée:

La vraie manière d’être disciple est de réussir à être ainsi. Le sens du mot mürid est ‘celui qui s'abandonne comme un mort’. Je suis entièrement d’accord avec ça, c’est la vraie manière d’être disciple. Mais il n’y a pas de règle qui dit qu’on ne va pas enseigner à une personne qui n’est pas comme ça. Ça, c’est le problème des disciples (orası müridin vazifesi). En fait, ce que veulent dire les êtres humains parfaits, c’est: ‘Si tu es comme ça, tu auras atteint la station de ceux et celles qui sont mort·e·s avant la mort. Si tu n’es pas comme ça, il faut au moins y tendre.’ Comme la fourmi, je suis sur le chemin, je m’efforce. Cela ne m’intéresse pas de savoir s’il ou elle est comme ça ou pas, moi je me contente de faire mon travail. (Cemalnur Sargut, 05.10.2006)

Le message est clair: la seule voie pour l’accomplissement spirituel est de se soumettre totalement au maître et de lui obéir, quoi qu’il ordonne. Cemalnur Sargut reprend à son compte cet idéal bien connu dans l’histoire du soufisme. Ainsi, les aménagements possibles que je vais présenter dans les paragraphes suivants ne proviennent pas d’une compréhension édulcorée de la soumission. On ne se trouve pas en présence d’un de ces groupes soufis modernes remettant en question le concept d’autorité du maître. Le principe de base de la nécessité de teslimiyet est affirmé de manière univoque.

En même temps, la mürşid est très consciente que, dans les faits, les disciples ne sont que rarement soumis totalement. Plutôt que de s'en offusquer, elle souligne que c’est leur problème et non le sien. Elle leur demande uniquement d'y tendre. En effet, il est ouvertement admis que cet idéal ne peut être atteint que par certain·e·s personnes ayant une capacité spirituelle supérieure et ce après une longue lutte. La soumission est vue comme un processus, dont tout le monde sait qu’il va être long est accompagné de doutes et de résistance. Personne n’attend donc de chaque disciple qu’il ou elle le mette en pratique de manière absolue, ni tout de suite. Il est évident pour les mürid que chacun·e avance sur la voie à son rythme et qu’il ou elle ne peut pratiquer certaines règles ou obéir à certains ordres que lorsque le moment est venu pour lui ou elle de le faire. Une personne peut donc ne pas faire ce que la maître a dit sans avoir l’impression de lui désobéir, car dans sa perception, l’obéissance est simplement différée dans le temps. Un jour, une jeune femme du groupe arrive à un entretien que nous

avions prévu dans un café et allume une cigarette. Surprise, je lui demande si la guide ne leur a pas dit d’arrêter de fumer et elle me répond d’un air détaché: "Elle a donné l’ordre, mais c’est à toi de voir quand tu commences à le mettre en pratique." (Aliye, 21.06.2007). Aliye dit clairement qu’une marge d’action existe pour les mürid, qui décident si une consigne générale s’applique à leur situation actuelle ou si la mise en pratique peut attendre.

Les règles du jeu

Au-delà de l’idéal de base de la soumission, il existe des règles plus précises concernant la manière de mettre en pratique le teslimiyet dans la vie quotidienne. Ces principes que j’appelle les "règles du jeu" sont soit appris en observant et discutant avec les disciples plus avancé·e·s ou parfois aussi explicités par la guide elle-même. Le premier principe consiste en une distinction à faire entre les ordres (tr. emir, ar. amr) et toutes les autres formes de remarques, signes et suggestions que la maître fait à ses disciples. Tandis que les derniers laissent une certaine place à l’interprétation, les ordres sont en général univoques, ménagent donc peu de marge de manœuvre et doivent être obéis. Le concept d’emir occupe une place centrale dans la relation maître-disciple. Bien qu’il ne soit jamais dit exactement ce qui se passerait si un emir n’était pas respecté, cela est perçu comme une faute d’une gravité extrême. Plusieurs fois, lorsqu’une mürid a voulu justifier une de ses actions, elle me disait: "Je l’ai fait ainsi immédiatement, car j’en avais reçu l’ordre" ou alors "J’ai pu le faire autrement, car ce n’était pas un ordre." Bien que cela soit relativement rare, il arrive effectivement à Cemalnur Sargut de donner des ordres. J’en ai été témoin quelque fois et d’autres exemples m’ont été rapportés dans les entretiens. Comme le montre l’extrait suivant, dans la perception des disciples, les ordres sont réservés à des injonctions particulièrement importantes:

Ni Cemalnur Abla ni Meşküre Anne ne diront jamais: "Fais ceci, ne fais pas cela". Si tu veux vraiment le savoir, elle te le fera comprendre et tu le feras si tu le veux; elles ne le disent pas directement. Mais une fois, Meşküre Anne m’a appelée et m’a dit: "Je veux que tu ailles en Amérique." (Elmas, 03.10.2006)

La mürid a fait ce qui lui avait été demandé, parce que c’était un ordre. Elle est partie aux Etats-Unis, où elle est restée presqu’une année. J’ai pu aussi observer la guide lorsqu’elle demande de manière directe à un de ses disciples de faire quelque chose. Un soir, les mürid et la guide s’étaient retrouvés pour un cours de tango spontané. Un des disciples, Tolga, s’était joint au groupe après le travail, mais il était venu sans sa femme, restée à la maison. Tout à coup, Cemalnur Sargut lui dit:

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-Vous voulez que j’aille la chercher? -Oui.

Tolga téléphone à son épouse pour qu’elle se prépare et part immédiatement la chercher, alors que je venais de l’entendre expliquer à un ami qu’elle avait préféré ne pas venir. Voilà un exemple où un ordre de la maître qui peut sembler peu logique à l’observatrice extérieure ou peut-être même au disciple - le couple habitant à l’autre bout de la ville, il était clair qu’ils ne seraient pas de retour avant une heure - est obéi sans discuter.

Comme je l’ai dit plus haut, cette forme d’injonction est assez rare. Lorsqu’elle s’adresse à un·e mürid, Cemalnur Sargut préfère la plupart du temps le faire sous la forme d’une question "Ne voudrais-tu pas…?" ou de suggestion "Si tu fais comme ceci, ce sera bien pour toi." Bien souvent, elle choisit même une manière indirecte, voilée, pour faire passer son message. Elle fera comprendre ce qu’elle pense vraiment d’une idée par l’expression de son visage ou fera passer son conseil par le truchement d’une histoire racontée comme par hasard. Les disciples savent qu’elle communique souvent indirectement ou par signes et sont d’autant plus attentifs et attentives à repérer ceux-ci, comme l’illustrent les deux extraits d’entretien suivants:

En fait, Cemalnur Abla ne dit pas non, mais quand tu demandes, si tu fais très attention, tu te rendras compte si cela ne lui plaît pas. Soit elle tourne la tête, soit elle ne dit rien, à ce moment tu comprends que ce n’est pas quelque chose d’auspicieux (hayırlı). (Nuran, 17.07.2006)

Elle ne dit jamais "Faites comme ceci, faites comme cela". Elle explique en racontant des histoires, comme si cela lui était arrivé à elle. Elle dit: "Sais-tu ce qui m’est arrivé hier, regarde ce que j’ai fait" alors que c’est quelque chose que toi tu as fait. Si tu peux le comprendre…Cela dépend de tes capacités. (Derya, 20.07.2006)

Les déclarations de ces deux femmes montrent que, loin d’être des passives réceptrices d’instructions, elles doivent être vigilantes et concentrées pour capter les messages de la guide et observer ses moindres mimiques.

Deux autres règles du jeu sont explicitement enseignées par la guide lors des sohbet. Les disciples m’ont rapporté que Cemalnur Sargut leur avait enseigné que les mürid ne devaient pas poser une question à la mürşid s’il existait un risque qu’ils ou elles ne soient pas capables de mettre en pratique la réponse que celle-ci leur donnerait. L’idée est simple. Si les disciples savent qu’ils ou elles tiennent trop à une idée pour l’abandonner, ils ou elles ne vont va pas aller demander à la guide ce qu’elle en pense, car dans le cas où elle leur conseillerait de l’abandonner, les disciples devraient lui obéir. Un conseil est en effet considéré comme plus contraignant s’il a été sollicité. Demander l’avis de la maître implique donc une grande responsabilité spirituelle (vebal) que les disciples aiment mieux éviter:

Comme j’ai une mürşid, j’essaye de lui demander son avis à propos des décisions importantes. D’ailleurs - je vais te livrer un secret - des fois les gens ont peur de demander. Parce que si elle te donne son avis, tu seras dans la situation de celui qui a demandé. Avant de demander, tu aurais pu faire ce que tu voulais. Pour certaines décisions importantes, je peux dire que je fuis [rires]. (Ahmet, 07.09.2007)

Un troisième principe enfin est mis en œuvre et enseigné par Cemalnur Sargut. Il s’agit de l’idée qu’il ne faut pas insister si l’on n’est pas satisfait ou si on ne peut pas accepter la première réponse de la mürşid. Voici ce qu’en dit une disciple, en prenant l’exemple de la mère de la mürşid:

Tu reçois une réponse une fois. Meşküre Anne a dit lors d’un sohbet: "La première réponse du mürşid, c’est la réponse de ton mürşid. La réponse donnée lors de la deuxième fois, c’est la réponse donnée par ta nefs, la troisième dit: ‘fais ce que tu veux’." Je ne l’ai jamais oublié, c’est la première réponse. (Lale, 24.06.2007)

En effet, j’ai observé à plusieurs reprises que Cemalnur Sargut n’insistait pas si elle voyait que le ou la mürid n’était pas capable d’accepter sa réponse. En général, si la personne revient à la charge, la guide lui donne raison, même si au départ elle s’opposait à son idée.

Comment peut-on comprendre ces trois principes?

Nous avons vu que la guide évite de confronter ses disciples à un ordre direct en préférant exprimer ses consignes sous forme de suggestions. De la même manière, elle leur conseille de se garder de se placer eux-mêmes ou elles-mêmes dans cette situation, en ne demandant pas inutilement des conseils qui auraient alors la force d’un emir. Elle leur apprend donc à éviter de se trouver dans une posture où ils ou elles risqueraient de ne pas pouvoir obéir. Par ailleurs, si la mürşid se rend compte que la personne n’est pas en mesure de saisir le message, elle n’insiste pas et modifie celui-ci pour abonder dans son sens. Il s’agit une fois de plus d’une manière de ne pas obliger les disciples, de ne pas les mettre dans une situation où ils et elles seront coupables de ne pas avoir écouté. Du point de vue des disciples, cette façon indirecte de diriger a pour but principal de leur éviter le danger de commettre une faute qui serait considérée comme très grave. En effet, on ne peut pas reprocher à une personne de ne pas obéir si le message lui a échappé. Elle ne peut pas être tenue responsable au même titre que si elle avait reçu ou même demandé un ordre direct et univoque. Cette délicatesse des mürşid m’a été particulièrement bien expliquée par Bahar, une derviche d’un certain âge et d’une grande expérience:

Elle ne dit pas de manière nette, "fais comme ça". Simplement, en réfléchissant un peu, nous essayons de comprendre ce que veut dire sa réponse. Samiha Anne était aussi comme ça, il lui arrivait de dire oui ou non de manière nette, mais c’est très rare et ce sont des réponses très importantes et très nettes. Pour les autres, elle [Cemalnur Sargut] nous laisse faire notre choix tout en nous indiquant…

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Parce que - moi aussi je me suis posée cette question - parce que si je ne fais pas ce qu’elle m’a dit de manière très claire - Efendi était aussi comme ça - c’est très mauvais pour moi. De ne pas écouter ses paroles. Pour que je ne tombe pas dans une telle situation, que je ne fasse pas une telle faute avec ma propre raison, elles donnent ce genre de réponses. (Bahar, 22.06.2007)

La guide est perçue comme infiniment miséricordieuse face aux difficultés de ses disciples et comme mettant tout en œuvre pour les protéger de leur propre faiblesse. Certain·e·s disciples poussent cette idée si loin que, dans leur perception, la guide peut même aller jusqu’à les aider à maquiller leur désobéissance en obéissance, comme dans cet exemple qui m’a été raconté après un entretien, par une jeune femme du groupe. Je rapporte ici les notes que j’ai prises ce jour-là:

Après notre entretien, Elmas et moi buvons encore un thé et papotons. Elle me dit qu’elle a quitté l’université et qu’elle réfléchit si elle devrait la reprendre. Après trois ans d’uni, elle s’était rendu compte qu’elle n’arrivait nulle part et avait décidé d’arrêter, alors que Cemalnur lui avait dit de ne pas abandonner ses études. Elle me raconte que le jour où elle a vraiment décidé de quitter l’école, elle a appelé sa mère. Celle-ci venait de parler avec la guide. Cemalnur aurait dit à sa mère qu’elle avait conseillé à Elmas de ne pas quitter l’école uniquement pour lui lancer un défi, mais qu’en fait, elle n’était pas vraiment opposée à cette idée, "qu’elle ne soit pas triste