• Aucun résultat trouvé

Accès des femmes à différentes positions dans la hiérarchie religieuse

4. Discours sur le féminin et le masculin dans l’islam et le soufisme

4.4. Accès des femmes à différentes positions dans la hiérarchie religieuse

En comparaison avec l'islam exotérique, le soufisme a la réputation d'offrir plus de possibilités aux femmes de s'épanouir spirituellement et d'occuper des positions d'autorité. Néanmoins, celles qui sont pleinement reconnues comme guides spirituelles par des disciples hommes et femmes restent rares.

Cemalnur Sargut défend une position très claire à ce sujet: Non seulement les femmes peuvent être derviches au même titre que les hommes et atteindre la perfection spirituelle, mais elles peuvent aussi exercer la maîtrise spirituelle sur des personnes des deux sexes. Ce dernier point est une conviction profonde de la guide et faire accepter l’idée des femmes mürşid est un de ses objectifs principaux, une sorte de mission, comme elle le dit elle-même:

Malheureusement, l’Orient ne l’a pas encore tout à fait accepté [que les femmes peuvent être mürşid]. Parce qu’il y a des erreurs qui viennent des traditions. Inşallah, nous allons les briser et

67

Dans la partie réservée aux femmes de la tekke des Cerrahi, on peut voir, affiché bien en évidence, un panneau disant: "Hanımlar lütfen konuşmayınız" (Mesdames, veuillez ne pas parler), voir (Karaatlı, 2006).

110

mettre en pratique l’islam dans sa vraie signification. A ce moment, la valeur des femmes pourra mieux être expliquée. C’est une de nos missions. (Cemalnur Sargut, 26.10.2007)

Cette conviction est l’un des éléments sur lesquels elle est le plus souvent attaquée mais aussi le plus admirée, suivant les personnes et les milieux concernés.

Pour légitimer cette conception, la guide fait référence à certaines personnalités les plus importantes de l'histoire du soufisme et affirme que celles-ci ont défendu la même position qu'elle. L’argument principal de la mürşid est en effet assez simple: les plus grands soufis ont eu des femmes pour maître et ont reconnu leurs mérites:

Il y a des gens qui disent qu’une femme ne peut pas être mürşid, vous avez déjà entendu quelque chose d’aussi bizarre, pour l’amour de Dieu! Cela fait des siècles que des femmes deviennent mürşid. La mürşid d’Ibn ʿArabī était une femme et celle de Bāyazīd Bastāmī aussi. Rābiʿa est une femme. La mürşid de Nizameddin en Inde est une femme. Partout où il y a un grand, il y a une femme mürşid derrière. Le mürşid d’Efendi [Kenan Rifai] est une femme. Si tu remets en cause cela, tu remets en cause Efendi. (Cemalnur Sargut, 21.04.2007)

Elle évoque le fait qu’Ibn ʿArabī avait deux femmes parmi ses mürşid, Fāṭima bint al- Muṯannā et Šams de Séville, preuve qu’il estimait qu’une femme peut être pleinement maître spirituelle. Ibn ʿArabī est en effet l’un de ceux qui ont défendu le plus explicitement les aptitudes intellectuelles et spirituelles des femmes, affirmant qu'elles avaient accès à tous les niveaux de la vie spirituelle et qu'elles pouvaient occuper le rang le plus élevé dans la hiérarchie des saints, celui de pôle (ar. quṭb)(Schimmel, 2000, p. 52)68. Cemalnur Sargut se fonde aussi parfois sur Rūmī, pourtant moins explicite à ce sujet que le théosophe andalou. Il lui arrive de raconter l’histoire des pois chiches, qui illustre bien selon elle le fait qu'une femme peut être guide et enjoindre ses disciples à supporter vaillamment les souffrances69.

68

Sur la conception de la femme et du féminin d’Ibn ʿArabī, voir le remarquable article d’Al-Hakim (2008), écrit pour le colloque organisé par TÜRKKAD à Istanbul en 2005.

69

Schimmel interprète elle aussi l'histoire de cette manière. Elle admet cependant que le message apparaît sous une forme "quelque peu codée" (2000, p. 93). La preuve que le message n’est pas immédiatement perceptible est que dans la traduction française de Kudsi Ergüner, la cuisinière devient…un cuisinier! (Rumi, 1988).

Encadré 8, Les pois chiches

Comparaison de la fuite du vrai croyant, et de son impatience dans l’affliction, à l’agitation et l’impatience des pois chiches et autres légumes bouillant dans la marmite, et à leur précipitation vers la surface pour s’échapper.

Vois le pois chiche dans la marmite, comme il saute lorsqu’il est soumis au feu.

Au moment où on le fait bouillir, le pois chiche monte constamment en haut de la marmite, en poussant cent cris,

Disant: "Pourquoi me brûlez-vous? Puisque vous m’avez acheté, pourquoi me retournez-vous tête en bas?"

La ménagère continue à le frapper avec la louche. "Non, dit-elle, reste sagement à bouillir, et ne saute pas loin de celui qui fait le feu.

"Je ne te fais pas bouillir parce que je te déteste: c’est pour que tu acquières du goût et de la saveur,

"Afin que tu puisses devenir un aliment et que tu sois mêlé à l’esprit vital; ton affliction ne vient pas de ce que tu es méprisé."

(Maṯnawī, 3, 4159)

Selon Cemalnur Sargut, les femmes mürşid ont été nombreuses dans l'histoire du soufisme mais sont restées dans l'ombre des grands hommes.

La guide estime qu'il est temps de les reconnaître à leur juste valeur et que le monde est enfin prêt à accepter cette réalité:

De tous temps il y a eu des mürşid femmes. Mais parce qu’elles savaient que les hommes n’allaient pas les accepter, elles sont restées derrière. Je dis que cette époque est l’époque des femmes parce que les hommes ont commencé à comprendre que les femmes peuvent être mürşid (Cemalnur Sargut, 26.10.2007)

Si Cemalnur Sargut défend une position très tranchée sur le droit des femmes à être mürşid, elle conçoit qu’il puisse y avoir certaines restrictions par rapport à d’autres fonctions religieuses. Il y a une limite très claire dans son discours, celle qui interdit à une femme d'être prophète. On retrouve d’ailleurs cette même restriction dans la pensée d’Ibn ʿArabī70. Cela s’explique, selon la guide, pour la raison suivante:

Les femmes ne peuvent pas être prophète parce que le regard que les hommes portent sur les femmes n’est pas du même ordre que le regard que les femmes portent sur les hommes. Lorsqu’une femme regarde un homme, elle peut le regarder en le respectant en tant que prophète. Mais un homme, lorsqu’il regarde une femme, verra forcément aussi la beauté physique en elle. Ceci peut occasionner un péché de la part de l’homme. C’est pourquoi les femmes ne peuvent pas être prophète. (Cemalnur Sargut, réponse à une question posée sur le forum de son site internet71)

70

Dans les Futuhat, III, p.88 (cité dansAl-Hakim, 2008, p. 112) 71

http://cemalnur.org/component/option,com_jdirectory/task,detail/id,10/catid,8/Itemid,27/lang,tr/ (page consultée le 20.07.2008).

112

Cemalnur Sargut lie donc cette limitation à une différence de nature entre les hommes et les femmes. Il est intéressant de noter ici un retournement par rapport à l’explication habituelle de sens commun de cette restriction. Les explications habituelles soulignent plutôt des tares qui se situent dans la nature féminine. Elles seraient impures et plus proches de Satan. Dans la version de la mürşid, le problème se situe plutôt dans la nature des hommes tandis que les femmes acceptent de bonne guerre de rester en retrait pour qu’eux ne tombent pas dans le péché.

La guide défend aussi une autre restriction, qu'elle a affirmée à plusieurs occasions: une femme ne devrait pas prendre le rôle d’imam, c'est-à-dire qu'elle ne devrait pas diriger la prière d’une congrégation mixte pour les mêmes raisons évoquées précédemment. Cemalnur Sargut semble appliquer cette restriction dans ses pratiques. Mes observations confirment en effet qu'elle ne conduit pas de rituels dans la vie quotidienne du groupe. Les prières et litanies sont récitées par un jeune homme, Eren, qui remplit aussi la fonction d’imam lorsque les disciples effectuent les prières collectivement. Les rituels liés au mariage sont quant à eux pris en charge par un professeur de théologie proche du groupe. Une telle position semble assez surprenante chez une personne qui défend avec autant de conviction l'accès des femmes à la fonction de mürşid; d’autant plus qu’Ibn ʿArabī – dont elle connaît les ouvrages et auquel elle fait toujours référence lorsqu’elle débat des questions touchant aux femmes – prend très clairement position pour l'imamat de celles-ci72. Plusieurs indices nous donnent cependant des raisons d’affirmer que le fond de la pensée de Cemalnur Sargut est plus complexe que ce qu’il n’y paraît. Il faut pour ceci analyser ses déclarations en fonction du contexte. Voici ce qu’elle dit lors d’une conférence en Allemagne:

Les femmes en tant qu’imams, cela se discute, mais cela ne concerne que la question de la direction de la prière. Il y a une bonne raison pour cela, je le dis en m’excusant auprès des hommes. Lorsque les hommes regardent les femmes en général, ils ont tendance à regarder avec un point de vue sexuel alors qu’une femme ne regarde jamais un homme ainsi, si elle n’est pas "femelle", donc au niveau de la nefs. Lorsqu’une femme dirige la prière devant, il est possible que l’homme qui prie derrière elle la voie comme à une autre station. Donc il y a eu un débat par rapport au rôle d’imam, mais nous, au sein de nos communautés, pouvons diriger la prière. (Conférence de Cemalnur Sargut, Rodgau, en Allemagne, 11.11.2006)

Nous voyons donc qu’une nuance est possible si les hommes ont été éduqués de sorte à ne pas regarder les femmes avec concupiscence, ce qui est le cas des disciples de Cemalnur Sargut, selon elle. A l'étranger, celle-ci affirme que, dans leur groupe, il est permis aux femmes de diriger la prière des hommes, contredisant à la fois ses propres affirmations dans d'autres

72

Dans les Futuhat: "Il y a des gens qui autorisent l'imamat de la femme dans l'absolu, lui accordant le pouvoir de diriger la prière des hommes et des femmes, et personnellement je suis de leur avis" (cité dans Meddeb, 2006, p. 336).

circonstances et surtout mes observations des pratiques du groupe en Turquie. Dans un milieu favorable à une plus importante visibilité des femmes –les interventions du public allemand ne laissent planer aucun doute là-dessus - la guide est prête à admettre la possibilité pour les femmes de conduire la prière des hommes. Comment expliquer cette contradiction? Il est clair qu'elle tord un peu la réalité des pratiques du groupe pour faire bonne figure face à un public occidental. Je pense toutefois qu'elle est sincère lorsqu'elle dit qu'elle est pourrait envisager l'imamat des femmes. Seulement, elle ne peut ni le dire ni le pratiquer en Turquie. Pour affirmer ceci, je me fonde sur sa réaction à une demande de participation à un débat télévisé à Istanbul. Lors d’un entretien, alors qu’elle présente le danger de l’intérêt des médias pour les soufis, elle lâche:

Par exemple, une télévision turque m’a invitée pour un programme, j’ai refusé. Cela concernait les femmes imams, c’est un sujet tellement saugrenu! Ce sont des sujets concernant la charia, pas mes sujets et bien entendu tu vas dire quelque chose qui sera compris de travers. Ça ne me plaît pas. (Cemalnur Sargut, 29.09.2006)

La guide est particulièrement prudente lorsqu’elle touche à des thèmes qui n’ont plus spécifiquement trait au soufisme. Elle a décidé de faire profil bas sur certains sujets qui ne lui semblent pas essentiels. Elle sait que beaucoup de détracteurs potentiels (ou détractrices potentielles) l’attendent au tournant et qu’une grande vigilance est de mise. En conséquence, elle est prête à certains compromis. Elle sait qu’elle s’exposerait particulièrement à la critique en allant marcher sur les plate-bandes des exotéristes et considère que l'enjeu n’en vaut pas la peine. Ce qui est important pour elle, c’est la direction spirituelle:

Je n’ai pas cette prétention [de diriger des rituels]. Et je veux aussi agir d’une manière qui plaise à tout le monde. Je ne veux pas faire tomber les gens dans l'erreur, les mettre mal à l’aise. Ainsi je peux mieux être en contact avec l’humanité et je peux être utile à plus de personnes. (Cemalnur Sargut, 26.10.2007)

Ainsi, une certaine retenue et aptitude au compromis lui permet de remplir de manière plus efficace ce qu’elle considère comme son véritable rôle, la direction spirituelle, sans provoquer des conflits inutiles.

Tout porte à croire que les femmes musulmanes qui aspirent à occuper des positions d'autorité ont compris que l'imamat est le dernier bastion qu'elles ne pourront pas conquérir sans s'attirer de gros ennuis et risquer de remettre en question leurs acquis. Cela est vrai d'une part pour les femmes soufies, dont l'exemple de Cemalnur Sargut mais aussi de Sokhna Magat Diop au Sénégal, déjà évoquée dans les chapitres précédents, montrent qu'elles préfèrent ne pas empiéter sur ce domaine. L'autorité de cette dernière est pleinement reconnue par les membres de son groupe (hommes et femmes) et par la hiérarchie de la confrérie. Pourtant, elle ne se rend jamais dans les mosquées, bien qu'elle ait récolté les fonds nécessaires à les construire, et

114

ne conduit jamais la prière (Coulon, 1988, p. 131). On peut d'autre part observer des cas dans l'islam exotérique. Hilary Kalmbach présente l'exemple de Hudā Al-Ḥabaš, une enseignante donnant des cours à des femmes dans les mosquées de Damas et jouissant d'une grande autorité. Al-Ḥabaš accepte pleinement le code moral qui interdit aux femmes d'enseigner à un public mixte. Kalmbach montre que si elle ne l'acceptait pas, elle perdrait l'autorité qu'elle a actuellement et qui lui donne accès aux mosquées. Les femmes qui rejettent délibérément les contraintes, spécialement celles touchant à la moralité personnelle et à l'interdiction d’enseigner aux hommes, ne sont pas acceptées comme des autorités légitimes par l'islam majoritaire. Ceci est bien illustré par Amina Wadud, une musulmane américaine qui a soulevé une tempête de protestations dans le monde musulman en s'auto-instituant imam et en dirigeant la prière d'une congrégation mixte à New York en mars 2005 (Kalmbach, 2008)73.