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Enfance parmi les disciples et premiers pas comme maître

2. Cemalnur Sargut ou la légitimation d'une femme maître

2.1. Enfance parmi les disciples et premiers pas comme maître

Cemalnur Sargut est née en 1952 dans une riche famille de la bourgeoisie stambouliote. Son grand-père paternel fut commandant en Libye sous l'Empire ottoman. Aussi bien son père Faruk, médecin, que sa mère Meşküre étaient de proches disciples de Kenan Rifai. La première personne de la famille à se lier à ce dernier fut une femme appelée Hayriye, la sœur de l’arrière grand-mère de Cemalnur. Elle a entraîné une grande partie de sa famille dans cette aventure spirituelle, si bien que Cemalnur Sargut et sa sœur représentent la quatrième génération de derviches en lignée maternelle. Comme Meşküre Sargut a choisi son époux au sein du groupe, la majorité des ancêtres qui forment l’arbre généalogique de Cemalnur Sargut sur les trois générations

précédentes ont été affilié·e·s à cette branches de la Rifāʿiyya.

Meşküre Sargut a grandi dans l'entourage du maître et avait 25 ans lorsque Kenan Rifai est décédé. Selon son propre récit, elle a profité non seulement des enseignements collectifs du maître, mais aussi d’un enseignement personnel. En effet, lorsque qu’elle avait 20 ans, celui-ci a commencé à lui donner des cours particuliers sur le

Maṯnawī, qui se sont poursuivis pendant cinq ans:

Il m'a dit: “Tu es une broderie entre mes mains, je te travaille comme une broderie, tu entends et tu feras entendre”. (Meşküre Sargut, 14.07.2006).

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Depuis la mort de Kenan Rifai jusqu’à nos jours, Meşküre Sargut a en effet transmis l’enseignement de son maître dans le cadre des sohbet (ar. ṣuḥba) qu'elle donne plusieurs fois par semaine18. Elle a toujours eu un rôle un peu effacé, notamment par rapport à Samiha Ayverdi, mais les disciples lui témoignent un très grand respect. En raison de son grand âge (plus de 80 ans), Meşküre Sargut se retire petit à petit au profit de sa fille.

Née deux ans après le décès de Kenan Rifai, Cemalnur Sargut a grandi parmi les disciples sous la guidance de plusieurs maîtres. Elle fait toujours référence en premier lieu à Samiha Ayverdi, morte en 1993, qu'elle considère comme la successeure de Kenan Rifai. Elle évoque aussi Nazlı Anne, une autre femme très proche du maître19 et enfin à sa mère. Après avoir terminé ses études d’ingénieure en chimie à l’âge de 22 ans, elle s’est mise à travailler comme enseignante de l'école secondaire dans cette discipline. Quelques années plus tard, Samiha Ayverdi l’a encouragé à enseigner les écrits de Ǧalāl al-Dīn Rūmī aux jeunes. Elle l’a aussi envoyée vers d’autres personnes pour sa formation dans le domaine religieux. C’est ainsi que Cemalnur Sargut suivra deux années de cours de Coran avec Hayrı Bilecik et travaillera pendant six années le Maṯnawī avec Nermin Suner Pekin. Cette dernière était une disciple proche de Şefik Can, un Mevlevi connu comme un des derniers grands spécialistes du Maṯnawī de Turquie, mort en 2005.

Les enseignements donnés par Cemalnur Sargut se sont développés et diversifiés au fil des années. Elle dit avoir commencé avec une poignée de personnes, puis en quelques années, leur nombre est montré à environs 60-70. Alors qu’au départ, il ne s’agissait que de jeunes, petit à petit, des personnes plus âgées les ont rejoint·e·s. Jusqu’à sa retraite en 1996, Cemalnur Sargut a mené en parallèle sa vie professionnelle d’enseignante de chimie et les enseignements en tant que guide spirituelle les soirs ou les week-ends. Depuis qu’elle a arrêté de travailler, elle se dédie essentiellement à son rôle de guide spirituelle et ses disciples considèrent que c’est à elle qu’est revenu le rôle de mürşid à la mort de Samiha Ayverdi. Elle est ainsi à la tête d'un petit groupe d'une centaine de disciples hommes et femmes. Certaines de leurs activités, comme les cours de Coran ou les sohbet, ont lieu dans des maisons privées. Cemalnur Sargut et ses disciples sont par ailleurs très actifs et actives dans le cadre de la branche stambouliote de TÜRKKAD (Türk kadınlar kültür derneği, "Association culturelle des femmes turques"), dont la guide est la présidente.

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Le sohbet est une forme d'enseignement caractéristique du soufisme. Il s'agit d'une discussion menée par le maître, pendant laquelle les disciples peuvent poser des questions. Le maître passe d'un sujet à l'autre en improvisant en fonction des questions ou de ses réflexions du moment.

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Pour une raison que je n'ai pas réussi à éclaircir, Nazlı Anne (Mère Nazlı) est la seule femme proéminente du cercle de Kenan Rifai dont le nom de famille n’est jamais mentionné.

Cemalnur Sargut est une personnalité relativement connue du paysage du soufisme stambouliote. Depuis quelques années, elle passe régulièrement à la radio et à la télévision en Turquie. Ses activités dans le cadre de l'association et auprès des médias lui donnent l'occasion de toucher un public plus large. Elle est aussi périodiquement invitée à donner des conférences à l'étranger, aux Etats-Unis, au Pakistan, en Allemagne. Cemalnur Sargut remplit donc à la fois une fonction d'autorité religieuse vis-à-vis du grand public et un rôle plus spécifique de maître spirituelle (mürşid) pour les personnes dont elle a la charge.

La guide a été mariée deux fois et les deux unions se sont terminées en divorce. De son deuxième mariage sont nés deux enfants, dont une fille décédée en bas âge. Son fils est ingénieur et travaille aux Etats-Unis, où il s'est installé avec sa femme, également turque. Bien qu'il participe aux réunions du groupe lorsqu'il est en vacances en Turquie, il ne semble pas donner une grande importance à la spiritualité dans sa vie personnelle outre-Atlantique.

La vie quotidienne de la guide

Cemalnur Sargut consacre la grande majorité de son temps à ses activités de maître spirituelle. Elle habite seule, en face de l’immeuble où logent sa sœur et sa mère. Il n’est pas exagéré de dire qu’elle ne rentre chez elle que pour dormir. En effet, elle passe toutes les journées de la semaine en compagnie de ses disciples. Si elle n’est pas en train d’enseigner ou en rendez- vous à l'extérieur, elle se trouve dans les locaux de TÜRKKAD pour travailler à différents projets ou régler des affaires courantes. Jusqu’à récemment, elle consacrait le dimanche à se reposer et s’occuper de son ménage, mais depuis la fin de 2006, les leçons pour les hommes ont lieu ce jour-là. Il est à noter qu’elle ne prend pratiquement pas de vacances, à part une semaine en famille au bord de la mer certaines années. Elle vit grâce à sa petite retraite d'enseignante et, lors des activités, ses frais sont pris en charge par les disciples ou les personnes qui l'ont invitée.

La mürşid a un horaire journalier assez particulier. Elle se lève en général à 3h du matin. Elle commence par faire la dernière des cinq prières rituelles du jour précédent (tr. yatsı namazı, ar. ṣalāt al-ʿišāʾ), qu'elle ne peut effectuer le soir, car elle se couche trop tôt. A 3h30, elle passe dans l’appartement de sa sœur et de sa mère et commence à préparer le petit déjeuner. Au moment de l'appel du muezzin, elle fait la prière de l'aube. Puis, si elle donne un cours ou une conférence ce jour-là, elle travaille, sinon, elle regarde la télévision. A 6h, sa mère se lève et les deux femmes parlent de ce qu’elles vont faire dans la journée autour du petit déjeuner. A 9h, elle sort de la maison pour se rendre à l’association ou à divers rendez-vous. Elle se couche entre 19h et 21heures.

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