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4. Discours sur le féminin et le masculin dans l’islam et le soufisme

4.6. Conception du mariage

Dans les premiers temps de l’islam, beaucoup de soufis, hommes et femmes, étaient des ascètes célibataires, comme le montre l’exemple célèbre de Rābiʿa. Les femmes qui faisaient ce choix rejetaient ainsi la tutelle des hommes, l’obligation de leur obéir, de même que les charges et les responsabilités du mariage et de la maternité (Hoffman, 1995, p. 229). Schimmel (2000) cite toutefois des grandes femmes soufies mariées. Comme l’indiquent ces deux auteures, les attitudes des soufis envers le mariage étaient très diverses, certains ascètes du Moyen-âge s’y opposant farouchement. Chez la plupart des musulman·e·s pourtant, soufi·e·s ou non, le mariage est considéré comme une obligation. Ils et elles estiment que le célibat implique une acceptation de l’idéal chrétien de monachisme, rejeté par le Coran et préfèrent suivre l’exemple du Prophète qui tenait le mariage en haute estime (Hoffman, 1995, p. 230). Cemalnur Sargut défend le mariage comme faisant pleinement partie de la féminité:

On rencontre des femmes soufies à chaque époque du soufisme. Rābiʿa n’en est que la première et un des plus beaux exemples mais son célibat ne doit pas être un exemple de féminité. Les femmes musulmanes sont, comme Fatma de Nishapur, en même temps capables d’être mariées avec des grands soufis mais aussi capables d’être des maîtres pour les grands soufis comme Bāyazīd Bastāmī. Et ceci sans abandonner leur féminité, c’est-à-dire en se mariant, en faisant des enfants, en souffrant. (Cemalnur Sargut, émission sur TRT, 12.12.2006)

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Le mariage est aussi considéré par la guide comme une nécessité car il est perçu comme un excellent moyen d’éducation (terbiye). Être confronté quotidiennement à une personne différente force à apprendre à contrôler sa nefs:

Rūmī dit: deux personnes se marient, mêmes si elles sont les plus belles personnes du monde, certains de leurs traits de caractère seront incompatibles mais le sens du mariage est de se polir l’un l’autre, on se frotte, on se frotte, on se nettoie et il en sort une magnifique œuvre. Donc les hommes et les femmes ne sont pas séparés mais deux êtres qui se complètent. (Conférence de Cemalnur Sargut, Francfort, 10.11.2006)

Or, une lecture attentive du passage de Rūmī auquel la guide fait référence dans sa conférence révèle une version passablement différente de l'idée du mariage en tant que moyen d’éducation. Dans ce chapitre, le mystique de Konya est en effet peu élogieux à l’égard des femmes, qui seraient faites pour permettre à l'homme, en supportant patiemment leurs idées saugrenues, de s'éduquer, un peu comme si on se débarrassait de la saleté avec une serviette (Schimmel, 2000, p. 87).

Encadré 10, Rūmī à propos du mariage

Le Maître dit: "Tu luttes jour et nuit et tu cherches à purifier le caractère de ta femme, tandis que tu essuies sa souillure avec toi-même. Mieux vaut te purifier en elle que de la purifier en toi. Va auprès d'elle, et accepte tout ce qu'elle te dit, même si cela te paraît impossible. Renonce à la jalousie. Bien que cet attribut soit une qualité pour un homme, il n'engendre que des défauts.

C'est pourquoi le Prophète (sur lui le salut) a dit: "Il n'y a pas de vie monastique en Islam." Les moines ont leur isolement, leur retraite dans la montagne, la continence et le renoncement au monde. Dieu le Très Haut a montré une voie subtile et cachée au Prophète (sur lui le salut), à savoir, pour se purifier, de prendre femme, afin de supporter la tyrannie des femmes en entendant leurs exigences irréalisables et leurs attaques. "Tu as un caractère sublime." (Coran, 68, 4) Supporter la tyrannie des autres revient à frotter sur eux sa propre impureté. Ton caractère se corrige par ta patience, mais leur caractère empire par leur tyrannie et agression. Extrait de Djala-ud-Din Rûmî (1982). Le Livre du Dedans. Fîhi-mâ-fîhi. Paris: Sinbad, p.121, trad. du persan par Eva de Vitray-Meyerovitch.

Cet extrait montre le point de vue de l’homme qui serait éduqué parce qu’il supporterait les manquements et les caprices de son épouse. Que cette épouse puisse elle-même cheminer sur la voie ne semble pas envisageable. Dans son interprétation, Cemalnur Sargut conserve l’idée d’éducation spirituelle au sein du couple, mais elle en fait un concept réciproque. Le mariage est vu comme un agent dans l’administration de l’éducation spirituelle parce qu’il fait découvrir au derviche (femme ou homme) ses propres défauts lorsqu’il ou elle est confronté·e à une personne qui a comme seule particularité d’être différente. Il est intéressant de noter qu'elle se réfère à un grand nom du soufisme, Rūmī, mais elle renverse totalement son idée en

la reformulant d'une manière favorable aux femmes. En le citant, elle légitime sa vision du couple en créant l'impression qu'elle se situe dans une tradition qui remonterait aux plus grands mystiques du Moyen-âge musulman.

Il arrive aussi à Cemalnur Sargut d'utiliser une histoire qui présente une image négative de la femme dans le mariage lors de ses apparitions publiques. Elle le fait en général pour contrebalancer des propos très favorables aux femmes. Cette histoire-ci vient aussi de Rūmī (Maṯnawī, livre VI, 2044 et suivants) et véhicule la même vision de l'homme qui devient un saint à force de supporter sa femme.

Encadré 11, Histoire de Harekani et de sa femme

Je ne veux pas donner l’impression de ne défendre que les femmes. Je sais à quel point les femmes peuvent aussi rendre la vie difficile à leurs maris. Il y a une histoire que j’aime beaucoup qui vient du Maṯnawī. J’aimerais la raconter pour gagner aussi le cœur des hommes. Il était une fois un très grand saint dans la région de Kars, Harekani (ar. Ḫaraḳānī). Il était un très grand homme mais sa femme le détestait, parce que tout le monde aimait son mari. Un voyageur est venu de loin pour lui rendre visite et c’est sa femme qui a ouvert la porte. Elle lui a dit: ‘C’est cet affreux bonhomme que tu es venu voir? Ça ne vaut pas la peine, tu es venu pour rien.’ Et le visiteur se dit: ‘Il n’a même pas réussi à amener sa femme à la raison, comment est-ce qu’il va pouvoir m’enseigner quelque chose?’ et il est parti. Sur le chemin, il rencontre le saint homme en train de chevaucher un lion, avec dans la main un serpent en guise de fouet. Harekanı lui dit: ‘Mon fils, ne soit pas triste, si je ne pouvais pas supporter cette femme, est-ce que ce lion me supporterait?’

(Conférence à Francfort, le 18.11.2006)

En ce qui concerne les rôles au sein du couple, Cemalnur Sargut défend une vision traditionnelle de répartition des tâches, basée sur la complémentarité des époux. C’est le devoir des hommes de pourvoir à l’entretien de la famille et celui des femmes de s’occuper du foyer. La guide n’est pas opposée à ce que les femmes aient une activité professionnelle en dehors, mais elles doivent s’assurer en parallèle du bien-être de son mari et de ses enfants et que le ménage n’en soit pas négligé pour autant. Dans ses enseignements, la mürşid transmet une vision de la femme idéale comme épouse et mère dévouée à sa famille, qui ne voit pas d’inconvénient à être au second plan au sein de la famille.

La femme est modeste; dans son foyer, elle préfère être au second plan, cela ne la rend pas triste car en amour, elle est toujours au premier plan. La femme est très modeste au sein du foyer. La femme supporte, écoute son mari et le respecte. (Conférence de Cemalnur Sargut, Francfort, 10.11.2006)

En effet, la guide enseigne que selon la charia, c’est l’homme qui a le dernier mot au sein de la famille. Par exemple, elle répète toujours qu’une femme ne doit se rendre au sohbet que si elle a le consentement de son mari. Le cas des hommes, dont les épouses pourraient aussi ne

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pas apprécier l’engagement avec le groupe, n’est jamais évoqué. La mürşid explique qu’une femme peut imposer ses idées à son mari, mais qu’elle doit le convaincre en utilisant des moyens détournés sans s’opposer à lui frontalement.