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Fondements de l’autorité de Cemalnur Sargut

6. La relation maître-disciples

6.1. Fondements de l’autorité de Cemalnur Sargut

L’autorité de Cemalnur Sargut repose en premier lieu sur le fait que ses disciples considèrent qu’elle a atteint le stade de kamil insan (ar. al-insān al-kāmil), d’être humain parfait. En effet, comme le dit Michel Chodkiewicz, le cheikh doit avoir une expérience personnelle de la voie sur laquelle il prétend guider les autres. Il faut qu’il ait franchi pas à pas toutes les étapes du suluk (ar. sulūk ), le "voyage" qui mène à Dieu, qu’il connaisse les étapes et leurs périls (1998, p. 46). L’être humain parfait est celui ou celle qui a réussi à dompter sa nefs et atteint l’extinction en Dieu. Pour ces personnes, les voiles de la création qui séparent l’homme et la femme de leur créateur sont percés et il ou elle contemple alors Dieu. Les personnes qui ont fait l’expérience de cette proximité avec Dieu sont appelées veli (ar. walī), souvent traduit en français par le concept chrétien de saint (Sedgwick, 2001).

Si le fait d’avoir atteint le rang de veli est une exigence pour devenir maître, tou·te·s les saint·e·s ne sont pas destiné·e·s à transmettre leur savoir, encore faut-il que la fonction de mürşid et les attributs qui y sont liés leur soit accordés par Dieu. Une fois que cette fonction leur a été donnée, ils ou elles seront aidés dans leur tâche par le savoir immédiat dont ils ou elles disposent grâce à leur connexion directe avec Dieu. Ce savoir ne provient pas de l’étude des traités théologiques ou de la loi islamique, mais de l’expérience mystique du divin (Werbner, 2003, pp. 145-146). Comme plusieurs disciples me l’ont expliqué, les êtres humains parfaits ont accès à des réalités qui échappent aux êtres humains ordinaires et, à ce titre, ils ou elles sont à même de les diriger en vue d'une progression spirituelle optimale:

Mon père disait toujours que nous sommes dans un corridor qui nous mène à Dieu. Mais ce corridor est tout à fait sombre et comme beaucoup de personnes y ont passé avant toi, il y a de nombreuses choses qui jonchent le sol et qui rendent la progression difficile. Si tu essayes d’avancer tout seul, tu avances à tâtons et tu progresses très lentement. Mais tu peux avoir une personne qui a déjà emprunté ce corridor de nombreuses fois et qui a des yeux infrarouges pour te guider. C’est ça un mürşid. (Ömer, 13.08.2007)

En plus d’avoir atteint la perfection spirituelle, Cemalnur Sargut s’insère aussi dans une tradition; elle est la manifestation (tecelli) vivante de ses prédécesseur·e·s. Pour les soufis, l’enveloppe physique a peu d’importance. Ce qui compte, c’est l’essence, la lumière mohammadienne qui se transmet d’un maître à son successeur. Ainsi, selon les membres de ce groupe, Kenan Rifai, Samiha Ayverdi et Cemalnur Sargut sont des manifestations de la même essence, il n’y a aucune différence entre eux. Et c’est à cette essence-là que les disciples se soumettent.

En dehors de ses accomplissements sur le plan spirituel et de son intégration dans une chaîne de transmission qui font de Cemalnur Sargut un être exceptionnel, il y a un autre critère qui est essentiel pour ses mürid. A la question: "Quelles sont les caractéristiques les plus importantes d’un mürşid?", la grand majorité d’entre eux a répondu sans hésiter: "qu’il ou elle fasse ce qu’il ou elle dit." Comme le montre les deux citations de disciples ci-dessous, l’élément qui distingue le vrai maître des faux est qu’il met lui-même en œuvre ce qu’il enseigne:

Kenan Rifai a dit: "Si tu es sur le point de donner ta main à un cheikh [te lier à lui], que ton seul critère soit: est-ce que ses actes correspondent à ses paroles? S’il ne fait pas ce qu’il dit…Je vous le dis sans détour, si vous voyez que je mens, je vous donne la permission de mentir aussi. Si je vous trompe, vous pouvez le faire aussi." (Elmas, 08.08.2007)

Pour Ebru, c'est ce critère qui la convainc qu'elle a trouvé en Cemalnur Sargut exactement la maître qu'elle cherchait:

Un certain moment, je pensais que j’étais heureuse, mais j’ai fait ce vœu au fond de mon cœur: "Je veux le vrai bonheur, mon Dieu" et pour moi le vrai bonheur, c’est vraiment près de Cemalnur Abla que je l’ai trouvé. C’était exactement la personne que je cherchais, qui fait ce qu’elle dit et qui dit ce qu’elle fait. Dans ma vie, toutes les personnes dont j’ai pensé qu’elles étaient idéales m’ont déçue mais seulement chez Cemalnur Abla, tout est beau. (Ebru, 27.09.2006)

Il existe de nombreuses histoires illustrant ce thème. En voici une qui est régulièrement utilisée par la guide dans ses enseignements.

Encadré 13, Histoire de l'enfant qui ne mangeait que du miel

Pour illustrer l’idée que les conseils ne sont efficaces que s'ils sont proférés par un maître qui les met lui-même en pratique, une mürid m’a raconté cette histoire:

Il était une fois un enfant qui ne mangeait que du miel, il ne mangeait rien d'autre. Ses parents, inquiets, l'amenèrent chez le médecin, mais il ne guérit pas. Ils firent le tour de tous les médecins de la région, rien n'y fit. Finalement, ils se décidèrent à rendre visite à un vieux sage qu'on leur avait conseillé. Le père et le fils firent le voyage jusqu'à lui et lui exposèrent la situation. Le vieux leur dit de revenir quarante jours plus tard. Le père sortit de là très fâché, en disant qu'il avait fait un très long chemin. Ils revinrent néanmoins quarante jours plus tard et là, le vieux les reçut et dit à l'enfant: "Ne mange plus de miel!". Le père sortit encore plus fâché que la première fois, en disant qu'il aurait pu dire ça à son fils lui-même sans avoir besoin de faire tout ce trajet deux fois et en plus d'attendre quarante jours entre les deux. Toutefois, à partir de ce jour-là, l'enfant cessa de manger du miel. Impressionné, le père retourna voir le vieux pour lui demander comment il avait fait. Celui-ci lui dit: "Je vous ai fait attendre quarante jours, car il fallait bien que je ne mange moi-même pas de miel pendant quarante jours avant de pouvoir le conseiller à ton fils!"

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En tant que personne mettant en pratique ce qu’elle enseigne et incarnant une tradition qui remonte au prophète, Cemalnur Sargut devient un exemple pour vivre l’islam aujourd’hui. Les mürşid incarnent l’exemple du prophète et de tous les maîtres précédents et par là permettent à ceux dont ils ont la charge de savoir comment adapter l'enseignement du prophète à la vie contemporaine.

Une fois qu’un·e aspirant·e sur ce chemin a trouvé un maître qui correspond à cette description, il ou elle se soumettra à lui82, c’est-à-dire qu’idéalement, il ou elle s’engage à avoir comme but de lui obéir de manière aveugle et renonce à son libre-arbitre pour s’en remettre à l’arbitre de son maître. En effet, sur ce chemin, la raison humaine individuelle est vue plutôt comme un obstacle que comme une aide ou un garde-fou, étant trop limitée pour qu’on puisse s’y fier (Geoffroy, 2003). L’obéissance au cheikh ne se limite pas au domaine manifestement spirituel, mais s’étend à tous les actes qui relèvent de ce que l’on considère habituellement comme la vie profane: le choix d’un métier, d’une épouse, d’un domicile (Chodkiewicz, 1998, p. 41). Comme le souligne Eric Geoffroy, selon les soufis, le but de la soumission n’est pas d’asservir le disciple, mais de le rendre transparent, afin qu’il puisse être investi par l’état spirituel de son maître. La nefs du novice, en effet, s’érigeant en perpétuel interrogatrice, fait obstacle à la lumière et à l’amour divins qui effusent de son maître (2003, p. 215). L’obéissance est nécessaire pour suivre un guide spirituel, mais elle se révèle aussi utile en elle-même: la nefs répugne à obéir à quiconque et l’habitude d’obéissance sert donc aussi à soumettre la nefs. Un soufi peut aussi recevoir des ordres qui n’ont en réalité d’autre but que d’éprouver son obéissance afin de soumettre sa nefs (Sedgwick, 2001, p. 47).

La relation maître-disciples comporte aussi des devoirs pour le maître. Ce dernier s’engage à diriger celles et ceux dont il a la charge dans la voie, mais aussi à les protéger, les assister, les secourir. Il prend en charge les besoins spirituels et temporels de sa communauté (Chih, 2004, p. 86). Je reproduis ci-dessous les attributs du maître et du disciple, tels qu'ils m'ont été présentés par Cemalnur Sargut.83

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Le verbe turc traduit ici par "se soumettre" est "teslim olmak" qui signifie aussi "s'en remettre entièrement à". Ce mot est également utilisé lorsqu'on parle d'une personne qui se rend à la police par exemple.

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Comme le turc ne connaît pas de genre, le mot mürşid dans les paroles de Cemalnur Sargut peut désigner aussi bien un homme qu’une femme. Je l’ai néanmoins traduit par le masculin, parce qu’elle parle ici de manière générique la fonction de mürşid qui est occupée en général par un homme. En ce qui concerne la deuxième partie du texte, à propos du ou de la mürid, le texte original en parle au singulier mais j’ai opté pour le pluriel dans la traduction pour éviter d’avoir à préciser à chaque fois qu’il pouvait s’agir d’une femme ou d’un homme.

Encadré 14, Les attributs du maître et du disciple selon Cemalnur Sargut

Je commence avec les caractéristiques du mürşid. Tout d’abord, un vrai mürşid doit vivre selon la morale de Mohammed (ahlakı Muhammedi), C’est-à-dire qu’il va vivre de manière extrêmement morale. Il ne va pas mentir, ne va pas répandre des rumeurs, ne va pas se plaindre. Pas une seule parole vilaine, rumeur, médisance ne doivent sortir de sa bouche. Si elles en sortent, tu peux être sûre que ce n’est pas un mürşid. Il doit se comporter avec amour, embrasser les gens, les prendre dans son giron, il ne va rien attendre [en retour], ne va rien attendre du tout de ses mürid. Je ne dis pas cela seulement d’un point de vue matériel, je veux dire aussi d’un point de vue spirituel : “ça y est, ah non, ce n’est pas ça, oh là là, je me suis donné tellement de peine, pourquoi ça n’a pas marché”, il ne va jamais se poser ce genre de questions [...] Deuxièmement, le mürşid va toujours pardonner. Troisièmement, le mürşid fait de la direction spirituelle personnalisée [...] Le mürşid doit faire la différence entre les élèves auxquel·le·s il faut s’adresser avec dureté et ceux ou celles à qui il faut parler avec douceur. En regardant leur coeur, il va voir cette différence et se comporter en conséquence. Il doit être drôle. Le Prophète était une personne pleine d’humour. Il doit être intelligent. Il doit être capable d’attirer les gens, être un chasseur. Pour être capable de faire ceci, il doit être sûr de lui. Le meilleur moyen d’être sûr de soi est d’être sûr de Dieu. C’est la caractéristique la plus importante du Prophète. Il avait deux caractéristiques: il était sûr de lui car il était sûr de Dieu et il était un serviteur. C’est-à-dire qu’il [le mürşid] doit avoir pris conscience de son propre néant (hiçlik ehli olacak).

En même temps sûr de lui et modeste...

Oui, ces deux caractéristiques doivent être rassemblées dans le mürşid. Avant, pour être ainsi, je ne racontais rien de ce que j’avais fait. Ce n’est pas ça. Il va raconter ce qui doit être raconté, mais il ne va pas s’attribuer ces faits, il sait qu’il n’est qu’un instrument [de Dieu], qu’il n’est là que pour servir. Il sait profiter de la vie, il est très propre. Il doit être un exemple par sa manière de s’habiller, si c’est une femme, avec son maquillage, si c’est une homme, il sera toujours propre. Il va au cinéma, ce n’est pas qu’il ne doit pas profiter des bienfaits du monde sensible, mais il ne doit pas les adorer [en faire des idôles]. C’est cela qui est difficile. S’il n’en profite pas du tout, il est facile de ne pas les adorer, mais s’il arrive à ne pas les adorer tout en en profitant, c’est cela vivre le soufisme. Tout le monde passera avant lui. C’est lui qui viendra en dernier. Il ne va jamais penser à lui-même. Il n’aura ni loisirs, ni vie privée. Il fera passer les enfants des autres avant ses propres enfants. C’est ainsi que doit être le maître parfait (mürşidi kamil).

En ce qui concerne les mürid: Les mürid doivent se connaître eux-mêmes ou elles-mêmes. Tout le problème est là. Tout d’abord, ils ou elles doivent arriver en tant que page blanche. Les disciples doivent accepter ce que le mürşid dit et venir. C’est comme lorsqu’on lit le Coran, d’abord on accepte, ensuite on met en question. Donc, les mürid vont d’abord accepter le mürşid. Pour ce faire, ils ou elles doivent jauger le mürşid, en se demandant s’il possède ces caractéristiques [citée ci-dessus] ou non. Les mürid le jaugent avec leur raison, mais en fait, ils ou elles se sont déjà vu attribuer le mürşid que Dieu voulait dans la prééternité. Après s’être assuré·e·s que c’est leur mürşid, ils ou elles vont se soumettre à lui (ona teslim olacak), même si celui-ci leur propose quelque chose qu’ils ou elles ne peuvent comprendre avec leur raison, à condition que cela ne soit pas contraire à la morale et à la charia. [...] Le mürşid doit tout le temps respecter la charia. “Je suis un mürşid qui ne fait pas les prières rituelles”, ça ce n’est pas possible. Il doit être un exemple à tous les niveaux. Les mürid vont se lier à lui [faire ce qu’il leur dit de faire]. Lorsqu’ils ou elles n’y arriveront pas, il faut le confesser: “Je n’arrive pas à vous suivre sur ce point, maître, pardonnez-moi”. Celui-ci va lui répondre: “Tu

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m’écouteras quand le moment sera venu. Pour le moment, il est suffisant que tu saches que tu dois m’écouter.” C’est ainsi que leur relation se poursuivra.

Il y a beaucoup de jalousies bien sûr: “Il m’aime, il ne fait pas attention à moi, etc.” Le maître aura une position douce, mais distante par rapport à ses disciples. Il ne va pas leur faire beaucoup de compliments. S’il leur fait beaucoup de compliments, il les empêchera de vaincre leur nefs. Il se montrera à la fois proche et distant. Les mürid de leur côté vont se donner de la peine pour se vaincre [vaincre leur nefs]. J’ai été très jalouse des personnes qui entouraient Samiha Anne les premiers temps. Je voulais qu’elle me fasse un joli compliment, qu’elle me montre de l’amour. Mais un jour je me suis dis: “Combien de personnes ont-elles l’opportunité d’être en sa présence? Moi, je suis là, assise en sa présence, peut-il exister un plus grand compliment?” Le jour où j’ai pris conscience de cela, ces désirs ont disparu. Tu ne recevras pas beaucoup de compliments de ton mürşid. Des fois oui, des fois pas du tout. S’il voit que c’est la nefs qui dirige [les disciples], il les tiendra à distance en conséquence. Tout ceci doit être géré de manière très prudente par le mürşid. La personne doit être consciente de ses propres manques. Est-ce que j’ai été claire? Si l’affaire est menée ainsi dans une relation d’amour, même si la personne n’arrive pas à vaincre ses traits de caractère (meşrep), cela sera accepté [par Dieu], parce qu’elle suit l’amour et parce qu’elle s’est abandonnée et liée à lui dans l’amour et qu’elle fait des efforts. Et finalement, elle atteindra la paix intérieure (huzur). (Cemalnur Sargut, 05.10.2006)