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Les femmes dans le Coran et aux débuts de l’islam

4. Discours sur le féminin et le masculin dans l’islam et le soufisme

4.1. Les femmes dans le Coran et aux débuts de l’islam

La mürşid défend l'idée que l'islam accorde un excellent statut et tous les droits nécessaires aux femmes. Ce point de vue se trouvait déjà exprimé par son maître, Kenan Rifai:

Au fil des siècles, tant de choses ont été dites sur la femme, tant de choses ont été écrites et tant d'aventures sanglantes entamées. Son nom a parfois été à l'origine de désirs sans limites, parfois placé comme drapeau dans la main de la vertu. Or, en dehors de l'Islam, aucune mentalité, aucune philosophie n'a su lui reconnaître sa vraie valeur, lui donner sa vraie place (cité dans Ayverdi et al., 1983, p. 236).

En citant le fameux verset 35 de la sourate 33, Cemalnur Sargut souligne que le Coran s’adresse au même titre aux hommes et aux femmes:

Les Soumis et les Soumises [à Allah] (muslim), les Croyants et les Croyantes, Orants (qânit) et les Orantes, ceux et celles qui sont véridiques, ceux et celles qui sont constants, ceux et celles qui redoutent [Allah], ceux et celles qui aumônent, ceux et celles qui jeûnent, ceux et celles qui sont chastes, ceux et celles qui invoquent beaucoup Allah, pour ceux-là Allah a préparé un pardon et une rétribution immense.

Selon elle, ce verset prouve que les hommes et les femmes ont les mêmes obligations religieuses et sont donc responsables de la même manière devant Dieu.

En même temps, la mürşid est consciente que ce tableau très positif ne correspond pas à ce que l’on peut observer aujourd’hui dans le monde. Après avoir parlé de la place favorable des femmes dans l'islam, anticipant les questions critiques, elle ajoute souvent spontanément une phrase du type: "Vous allez me dire que je vous raconte des choses magnifiques mais que nous ne les voyons pas mises en pratique" (Conférence à Rodgau, 11.11.2006). Elle explique le manque d'adéquation de la vie des musulman·e·s actuel·le·s avec l'islam tel qu'elle le défend soit par l'influence des "traditions" (anane ve gelenekler), i.e. les traditions préislamiques ou la culture turque, soit par des manipulations liées à des enjeux politiques ou encore par l'idée que les plaisirs égoïstes des individus ont pris le dessus par rapport à la foi. La cause de la mauvaise situation des femmes musulmanes actuelles est en tout cas toujours extérieure à l'islam.

Pour vivre l'islam tel qu'il devrait être, selon la guide, il faut étudier le Coran et la vie quotidienne des hommes et des femmes de la période de la fondation de cette religion. Il ne fait aucun doute pour la guide que l’époque de Mohammed représente l’âge d’or de l’islam et de la situation des femmes. Tous les manquements que l'on peut observer actuellement sont donc le fruit d'une dégradation qui a commencé après la mort du prophète. Cemalnur Sargut décrit celui-ci comme le porteur d’une religion révolutionnant les droits des femmes et comme l’exemple à suivre de comportement envers elles. Cette théorie de l’âge d’or des droits de la gent féminine est très répandue et peut être professée par des musulman·e·s de

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tendances très diverses (Göle, 2003, p. 114). Comme on peut le constater dans les extraits de conférence reproduits plus haut, Cemalnur Sargut pousse toutefois cette vision très loin et défend une conception peu courante de la place des personnalités féminines dans l’histoire de l’islam. Elle souligne souvent que tous les rôles importants du début de l’islam (en dehors de celui de prophète) ont été tenus par des femmes. L’argument qu’elle veut faire passer par ce genre de déclarations, répétées en diverses occasions, est qu’une telle religion, qui à la base repose entièrement sur les femmes, ne peut pas dévaloriser ces dernières. Lorsqu’elle parle de la première croyante, elle fait référence à Ḫadīǧa, la première épouse de Mohammed, avec laquelle il s’est marié à l’âge de vingt-cinq ans, alors qu’elle en avait quarante. Elle fut la première à avoir foi en sa mission d’envoyé de Dieu. Selon la tradition islamique, c’est elle qui, après les premières visions et messages divins, persuada Mohammed que les apparitions dont il avait fait l’expérience n’étaient pas d’origine démoniaque mais divine (Schimmel, 2000, p. 29). Elle a joué un rôle décisif dans les débuts de l'islam, assurant à son mari un soutien sans faille pendant les années difficiles où la nouvelle communauté devait faire face à l’hostilité et les persécutions à la Mecque. En affirmant qu’ʿĀʾiša, l'épouse la plus jeune du prophète, dont on dit souvent qu'elle était sa favorite, est la première juriste de l’islam, Cemalnur Sargut opère un raccourci assez osé. ʿĀʾiša est connue pour avoir rapporté de nombreuses traditions et paroles du Prophète (hadiths) et comme le droit musulman est basé sur les hadiths, la mürşid en conclut qu’ʿĀʾiša peut être considérée comme la première juriste de l’islam.

En ce qui concerne Fāṭima, voici comment Cemalnur Sargut développe son interprétation de la fille du prophète en tant que première mürşid:

Ali a demandé quand il allait devenir martyr. Le Prophète ne lui a pas répondu tant que la sourate de Kadir (ar. Al-Qadr, sourate du Décret divin) n’avait pas été révélée. Lorsqu’elle a été révélée, il dit à Ali: "J’ai une bonne nouvelle pour toi, l’heure où tu deviendras martyr est fixée, c’est dans la sourate de Kadir, mais demande à Fatıma de te l’interpréter." Pouvoir interpréter le Coran est une tâche pour un·e maître parfait·e (kamil mürşid). Comment se fait-il qu’Ali ne le sache pas, il est un grand alim (savant dans les sciences religieuses). Mais la science du cœur (gönül ilmi), l’interprétation du cœur (gönül yorumu) est différente de l’interprétation scientifique (ilmi yorum). Même Ali a eu besoin de la direction spirituelle (mürşidlik) de Fatıma. (Cemalnur Sargut, 06.09.2007)

Enfin, la première martyre de l’islam à laquelle Cemalnur Sargut fait référence est Sumayya, esclave tuée par son maître à l’époque où les musulman·e·s faisaient face à l’hostilité farouche de la tribu de Mohammed à la Mecque (Alili, 1996).

On voit aussi dans l'extrait de la conférence (encadré) que sa volonté de dépeindre Mohammed comme un défenseur des droits des femmes pousse la guide à le présenter comme quasi-monogame. En effet, la polygamie est fermement rejetée par Cemalnur Sargut et ses

disciples (et elle est interdite par la loi turque). Or, le prophète est connu pour s'être remarié avec plusieurs épouses après la mort de Ḫadīǧa. Il aurait consommé le mariage avec neuf d'entre elles (Ernst, 2003, p. 91)56. La mürşid présente Mohammed comme étant resté toute sa vie "spirituellement l'époux d'une seule femme" (Rotterdam, 25.11.2005). Elle assure qu'il n’a jamais vu la majorité des femmes avec lesquelles il était marié. Un grand nombre des autres ne l'aurait épousé que pour être à ses côtés au paradis et il n'aurait pas eu de relations sexuelles avec ces dernières. Finalement, d'autres auraient conclu cette union dans l'unique but que leurs tribus se convertissent à l'islam.

Bien qu’elle se montre en général très respectueuse envers les autres religions, Cemalnur Sargut recourt parfois, dans son argumentation sur la place des femmes dans l'islam, à certaines stratégies rhétoriques qui la font glisser dans un travers qu'on peut observer chez de nombreuses personnes s'adonnant à la comparaison. Cette attitude consiste à juger sa propre tradition en fonction de ses idéaux et celle des autres en fonction de leurs pratiques. Voici un extrait d’une conférence qu’elle a donnée en Hollande devant un public turcophone:

Pour comprendre à quel point notre religion est magnifique, il faut regarder comment cela se passait ailleurs à l’époque du Prophète. A la même époque, à Rome, on tuait les femmes. On brûlait et enterrait les bébés filles. Chez les Juifs, on considérait la femme comme sans morale et extérieure à la religion. Ils détestaient tant les femmes qu’ils n’ont pas accepté que Marie, qui était juive, ait accès à leur temple et si elle y entrait, ce temple cesserait d’être un lieu sacré. Le christianisme de cette époque est aussi contre les femmes de la tête au pied. Ils voient la femme comme sans morale, néfaste pour la religion et équivalent de Satan. Je veux vous dire une chose qui fait mal: Jusqu’en 1806, le droit anglais reconnaît à un mari le droit de vendre sa femme. Après la Révolution française, qui se targue d’avoir amené les droits de l’homme, on discutait encore pour savoir si les femmes étaient des êtres humains ou non. Au Moyen-âge, on faisait brûler des femmes. En gardant cela en tête, imaginez un prophète de la même époque. Le Coran ne sépare jamais les hommes et les femmes. Il ne voit pas la femme comme inférieure de la moindre manière, a fortiori dans la mise en pratique du Prophète. Le Prophète amène un livre qui commence par "lis", un livre qui commence comme ça ne peut pas opérer de séparation entre les hommes et les femmes. Dans son discours d’adieu, le Prophète a interdit aux gens de bafouer le droit des femmes, à une époque où ailleurs, on brûlait les femmes. (Conférence de Cemalnur Sargut, Rotterdam, 25.11.2005)

La mürşid évite ce genre de discours devant les publics chrétiens, où elle mettra plutôt en avant les points communs entre les deux religions57. On peut rencontrer cette stratégie qui compare le statut des femmes dans l’islam avec celui de leurs consœurs des autres religions ou cultures dépeintes sous leurs aspects les plus défavorables dans de nombreux textes

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Le Coran permet aux hommes musulmans d'avoir quatre épouses légitimes à condition de les traiter équitablement. Cette dernière condition est interprétée par certain· e·s musulman· e· s, dont Cemalnur Sargut et ses disciples, comme une restriction insurmontable et comme une indication qu'en fait le texte sacré décourage la polygamie.

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Pour plus d’informations sur la participation de Cemalnur Sargut au dialogue interreligieux, se référer au chapitre 8.

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d’auteur·e·s musulman·e·s58. Ce genre d’arguments est en général utilisé en réaction aux préjugés des occidentaux envers les femmes musulmanes. Il y a toutefois un fait qui échappe parfois à ceux et celles qui y recourent: ce type de propos s’insère exactement dans les mécanismes brillamment mis en évidence par Laura Nader (1989) qui régissent les relations entre Orient et Occident. L’anthropologue américaine a montré que les assertions et contre- assertions sur le statut respectif des femmes en Orient ou en Occident constituent une part importante des discours des deux camps. Or, ces comparaisons culturelles erronées qui soutiennent des prétentions de supériorité détournent l'attention des procédés contrôlant les femmes dans les deux régions. Ainsi, critiquer l'autre sur sa manière de traiter les femmes peut constituer un instrument de contrôle de ses propres femmes lorsque la comparaison conclut à une position de supériorité.

Le recours à ce genre de discours par la mürşid est à mettre en parallèle avec les personnes auxquelles elle s’adressait lors de cette conférence. La guide m'a confié le jour précédant la conférence qu'elle avait des appréhensions à l'idée de prendre la parole face à ce public qu'elle percevait comme étant proche de l'idéologie kémaliste et relativement opposée à l'islam. Pour convaincre cet auditoire loin d’être acquis à sa cause, elle a choisi une stratégie rhétorique qu’elle n’utilise pas avec ses propres disciples59. Il lui aura semblé nécessaire de mettre en évidence un "ennemi commun" pour les rallier ou simplement pour qu’ils et elles l’écoutent.