• Aucun résultat trouvé

Des sympathisant·e·s et des disciples

3. Cemalnur Sargut et ses disciples

3.1. Des sympathisant·e·s et des disciples

Différents cercles de personnes autour de la guide

Les activités de guide spirituelle de Cemalnur Sargut ne sont pas rassemblées dans un seul lieu, mais fragmentées spatialement et juridiquement. Elle porte plusieurs casquettes. D’une part, elle est présidente d'une branche de l'association TÜRKKAD et membre du comité de la fondation Cenan29. D'autre part, elle donne une fois par semaine des sohbet ouverts au grand public et fait des émissions de radio, de télévision, etc… Elle donne également des cours de Coran à un cercle restreint de disciples dans la maison de l’une d’entre elles. Cemalnur Sargut est ainsi en contact avec des publics différents.

Je n’ai pas cherché à déterminer un groupe particulier comme objet de mon étude, mais je me suis laissé porter par la flexibilité des pratiques centrées sur Cemalnur Sargut. Toutes les personnes qui, pour une raison ou pour une autre, étaient en contact avec elle pendant mon terrain ont été prises en considération dans cette recherche30. Ces personnes peuvent être divisées en deux cercles concentriques. Il y a tout d’abord le cercle extérieur, soit les gens qui suivent l’enseignement de Cemalnur Sargut au sens très large, en écoutant ses émissions à la radio, en visitant son site internet et en allant à ses conférences ouvertes au public. Ils viennent d’horizons très variés et ne sont pas forcément engagés sur une voie soufie ou, si c’est le cas, ils sont rattachés à d’autres maîtres spirituels. Cette catégorie comprend le public turc et le public international. Ces personnes profitant de manière ponctuelle de l’enseignement de Cemalnur Sargut sont souvent appelées muhip (sympathisant·e·s, ar. muḥib).

29

La fondation portant le nom de la mère de Kenan Rifai, Cenan, existe depuis 2000. Comme Cemalnur Sargut est beaucoup moins impliquée dans ses activités que dans celles de TÜRKKAD, je ne l’évoque qu’en passant. Pour en savoir plus sur la fondation Cenan, se référer au site internet www.cenan.org (page consultée le 29.01.2009).

30

Par contre, je n'ai pas réussi à entrer en contact avec des personnes qui avaient quitté le groupe. Je n'ai pas non plus essayé de faire des entretiens avec des personnes d'autres groupes se réclamant de l'héritage de Kenan Rifai. Au vu des tensions existantes, j'aurais risqué d'être prise dans des conflits, ce qui aurait pu porter préjudice à la confiance que me témoignent les disciples de Cemalnur Sargut et remettre en question ma recherche.

68

Le cercle intérieur, quant à lui, comprend celles et ceux qui se considèrent comme ses disciples (mürid). Ces hommes et ces femmes sont engagé·e·s dans une relation maître- disciples qui a une dimension exclusive (ils ou elles ne vont pas voir d’autres maîtres) et des implications beaucoup plus importantes pour leur vie quotidienne.

Ces deux catégories ne sont pas toujours faciles à distinguer. Il n'est pas évident de déterminer, parmi toutes les personnes qui fréquentent la guide spirituelle qui se considère ou est considéré·e comme son ou sa disciple. Il n'existe pas de rituel d'initiation particulier marquant le début de la relation maître-disciple, comme cela est souvent le cas dans d'autres groupes soufis. De plus, il faut signaler que le degré d’engagement à l’intérieur de la catégorie des mürid peut varier. Les disciples ne sont pas tou·te·s impliqué·e·s avec la même passion dans la voie spirituelle et ne passent pas tou·te·s autant de temps avec la guide. Toutefois, le critère essentiel ici est qu’ils et elles la considèrent comme leur mürşid et prennent donc ses enseignements comme cadre de référence pour tous les domaines de leur vie.

En principe, les personnes engagées dans l’association font toutes parties du cercle de disciples, mais on ne peut pas pour autant dire que la catégorie des membres de l’association recoupe parfaitement celle des disciples31. En effet, les mürid ne sont souvent pas formellement membres de l’association, cette procédure leur paraissant inutile. Je n’utilise donc pas l’adhésion à l’association comme critère mais plutôt la nature du lien à la guide. En raison des frontières floues et du caractère informel de ces catégories, il est extrêmement difficile d’articuler des chiffres pour quantifier le nombre de muhip et de mürid. J’estime à un peu plus d’une centaine, peut-être deux cents, le nombre de personnes qui se considèrent comme disciples (mürid) de Cemalnur Sargut et sont régulièrement en contact avec elle à Istanbul. Le nombre d’individus touchés par ses autres activités est évidemment beaucoup plus élevé et impossible à estimer. Selon les dires des disciples, confirmés par mes propres observations, le nombre de membres de leur groupe augmente d’année en année, de même que la notoriété de la guide au niveau national et international.

Les chapitres suivants portent essentiellement sur les personnes entrant dans la catégorie des disciples. Je reviendrai sur les personnes formant le cercle plus large des sympathisant·e·s dans le dernier chapitre.

Profil sociologique des disciples

Un nombre important de disciples appartient à la classe définie par David Behar comme la grande bourgeoisie turque, née après la fondation de la République. Issue de la classe

31

militaro-bureaucrate de l'Empire ottoman, elle a bâti sa légitimité dans le nouveau contexte de la République autour des principes kémalistes. Cette grande bourgeoisie a en effet su s'adapter en devenant pro-kémaliste et favorable à l'Occident. Ces familles, dont la grande majorité sont installées à Istanbul, cumulent l'ensemble des capitaux permettant d'accéder au statut de dominant·e, à savoir le capital économique, social, culturel, scolaire et symbolique (Behar, 2006, p. 39). Les membres de cette classe adoptent en général des positions progressistes. Les femmes choisissent un style d'habillement moderne; elles mettent des jupes et ne se voilent pas. Leurs descendants sont envoyés à l'étranger pour leurs études. Ces personnes se distinguent de la nouvelle bourgeoisie ayant ses racines en Anatolie. Née grâce à la libéralisation de l'économie des années 1980, cette dernière représente un pouvoir économique grandissant. Ses membres ont un mode de vie conservateur, lié à leurs racines rurales et fortement marqué par leur attachement religieux.

La majorité des disciples de Cemalnur Sargut est titulaire d’un diplôme d’études supérieures. On peut noter, par exemple, la participation de plusieurs économistes, médecins, architectes, avocat·e·s et ingénieur·e·s. Un nombre important de mürid ont suivi leur scolarité primaire ou secondaire dans des lycées privés où les cours sont donnés en français ou en anglais. Certain·e·s ont fait un séjour à l’étranger pour un master ou un doctorat. Elles et ils disposent ainsi d’une solide éducation occidentale et maîtrisent souvent une ou deux langues européennes. Il est à noter que je n’ai rencontré personne dans ce groupe ayant suivi sa scolarité obligatoire dans des écoles de type "imam-hatip"32.

Les situations professionnelles sont très variées et le groupe comprend aussi bien des femmes au foyer que d’autres actives ou retraitées. En revanche, la majorité des hommes travaillent à plein temps. Bien que plusieurs mürid aient des revenus modestes, la plupart peuvent être considéré·e·s comme riches par rapport à la moyenne de la population turque. Le groupe comporte plusieurs personnes très fortunées, notamment des hommes d’affaires et des industriels influents. Un nombre non négligeable de disciples peut compter sur l’aide d’employé·e·s de maison à plein temps, ce qui facilite leur engagement intensif aux côtés de la guide. Les disciples de Cemalnur sont très mobiles et leurs activités ont lieu aux quatre coins d’Istanbul; il est donc assez difficile d’y participer si on ne dispose pas d’un véhicule. A cela s’ajoute le coût des sorties en groupe (restaurant, cinéma) et les voyages à l’étranger. Cet aspect financier représente un obstacle clair à la participation des personnes à revenu modeste.

32

Il s’agit d’écoles publiques confessionnelles, chargées de former des imams et des prédicateurs, comme leur nom l’indique. Les matières religieuses y sont enseignées en plus du cursus normal. De nombreuses familles pieuses les considèrent comme une alternative aux écoles secondaires laïques.

70

La présence de disciples aisé·e·s influence le fonctionnement de l'association de manière déterminante. Elles et ils jouent un rôle essentiel en mettant à disposition leurs ressources, financières entre autres, pour les activités de la guide. Leurs salons spacieux de villas luxueuses peuvent accueillir des réunions rassemblant plus d’une cinquantaine de personnes. Il est à noter que les mürid ont tendance à percevoir leur cercle comme ouvert à toutes et à tous et à ne pas être conscient·e·s de leur spécificité de classe.

Environ 80% de l’entourage de Cemalnur Sargut est féminin. Les femmes sont en première ligne tant au niveau des fonctions occupées au sein de l’association que de leur présence auprès de la guide. Plusieurs mürid masculins sont toutefois également très impliqués, avec des rôles importants pour certains, par exemple dans la conduite des rituels. Un grand nombre des personnes de l'entourage de la guide sont célibataires. Les conjoint·e·s des disciples marié·e·s font le plus souvent aussi partie du groupe. De fait, c’est en général dans ce cadre qu’ils se sont rencontrés ou alors, ils ont découvert la guide ensemble. Parfois l’un·e des deux a entraîné l’autre. Rares sont les cas de personnes engagées dont le ou la conjoint·e garde ses distances.

Les disciples ont en moyenne entre 30 et 50 ans. La plupart s’est affiliée récemment. De fait, durant ces dix dernières années, Cemalnur Sargut a développé ses activités de guide spirituelle et les a rendues plus visibles. Les plus âgé·e·s ont toutefois aussi connu l'époque de Samiha Ayverdi, voire de Kenan Rifai.

Photo 6, soirée dans une villa au bord du Bosphore appartenant à une des disciples lors du colloque sur Ibn ʿArabī (23.05.2008).

(Photo: Anna Neubauer)