• Aucun résultat trouvé

Le genre dans les études sur l’islam

1. Approche théorique et méthode

1.2. Le genre dans les études sur l’islam

En plus de son appartenance à la classe supérieure, le groupe soufi qui forme le sujet de cette étude se caractérise par le fait que la majorité de ses membres, ainsi que la majorité des personnes occupant des positions de responsabilité, sont des femmes. Erika Friedl, qui a étudié les femmes d’un village en Iran pendant plus de 25 ans, nous met en garde:

Speaking about women now necessitates the delineation of the frame in which one places them, if one wants to avoid being accused of hidden motives and tendentious reporting. (1994, p. 93).

Suivant cette mise en garde, je consacre les paragraphes suivants à la clarification du cadre dans lequel je place Cemalnur Sargut et ses disciples.

L’androcentrisme dans les études sur la religion

Pendant longtemps, la question du genre était presqu’entièrement absente des études portant sur la religion. La situation a changé en partie grâce à l’impact de ce qu’on a appelé la deuxième vague du féminisme qui s’est développée dans les années 1960. Ces approches ont peu à peu influencé les différentes disciplines qui s’occupent de l’étude de la religion, de l’histoire à l’anthropologie (Woodhead, 2002). A partir de cette époque, les féministes ont cherché à provoquer une prise de conscience dans les milieux de la recherche en mettant en avant la nécessité d’étudier les femmes de manière aussi approfondie, critique et empathique que les hommes. Rita Gross (1977, 1994, 1996, 2005), pionnière dans l’étude des femmes dans le domaine de la religion, a clairement exposé la nécessité d’un changement de paradigme visant à remplacer une approche androcentrique par une approche se fondant sur un modèle d’humanité neutre et inclusif en ce qui concerne le genre10. Elle commence par définir les trois caractéristiques principales de l’approche androcentrique dont il s’agit de se distancer. Premièrement, la norme masculine et la norme humaine sont confondues et deviennent identiques. La féminité est vue comme une exception à cette norme. Il n'y a aucune conscience du fait que la masculinité n'est qu'une des facettes de l'expérience humaine. Ceci implique, deuxièmement, qu'on estime qu’étudier les manières de faire et de penser des hommes revient à étudier l’humanité. Il ne serait donc pas nécessaire de s'intéresser aux femmes, puisqu'elles sont inclues dans le générique masculin. Enfin, troisièmement, lorsque les femmes sont prises en considération, elles sont présentées comme des objets extérieurs à l’humanité, dont l'existence appelle une explication parce qu'elles

10

Dans ses premiers articles, elle utilisait les termes "androgynous models of humanity" pour dire aussi bien masculin que féminin mais cela a été mal compris et interprété comme une sexualité vague et indifférenciée. C'est pourquoi, dans ses écrits suivants, elle a employé l’expression plus complexe "gender neutral and gender inclusive models of humanity" (Gross, 2005, p. 18).

22

diffèrent de la norme masculine. Dans la plupart des études classiques, ces trois manières de penser induisent que les hommes sont présentés comme des sujets religieux à part entière, tandis que les femmes ne sont présentées qu’en relation avec les hommes étudiés. Dans ces études androcentriques, la discussion sur les femmes et la religion concerne le plus souvent la manière dont les hommes voient les femmes, les restrictions qui leur sont imposées ou encore le symbolisme et les personnages mythiques féminins. Leur vie religieuse et les rôles qu’elles ont au sein d’une religion sont le plus souvent passés sous silence, de même que leur appropriation du système religieux ou leur indépendance par rapport à l’ordre religieux. Si elles ne sont pas totalement ignorées, les femmes sont reléguées à un chapitre à part ou à une note de bas de page. Gross nous invite à abandonner ce type d’approche et à opérer le changement de paradigme présenté plus haut.

L’auteure américaine se défend contre une objection fréquente affirmant que ce sont les religions elles-mêmes qui sont androcentriques. Savoir si la religion étudiée ou non est androcentrique n'est pas importante d’un point de vue méthodologique, car même un système hautement centré sur les hommes ne peut pas être compris de manière adéquate si les données récoltées ne portent que sur ces derniers. La vraie question se situe au niveau du regard des chercheur·e·s. Selon Gross, la plupart des religions auraient l'air moins androcentriques si les chercheur·e·s ne projetaient pas leur propre androcentrisme sur elles.

Elle a identifié trois perspectives à prendre en compte dans les futures recherches touchant aux femmes dans le domaine de la religion. Les deux premières sont présentées ici, car elles s’avèrent particulièrement pertinentes pour mon étude. D’après Gross, il s’agit en premier lieu d’étudier les vies et les pensées de femmes en chair et en os. Elle précise:

Cultural stereotypes and normative laws about women cannot, under any circumstances, be substituted for the actual information about what women, in fact, do and think. What they are supposed to do, how they should feel, and the like, are merely cultural projections placed upon women. While interesting and important, they do not tell us about women’s religious lives (1994, p. 342).

Il faut donc les étudier comme des sujets à part entière et non pas comme des objets dans l’univers religieux masculin. Deuxièmement, Gross estime que si on les reconnaît pour ce qu’ils sont, les stéréotypes culturels et les normes concernant les femmes et la féminité sont aussi très intéressants et importants à étudier. L’étude simultanée de ces deux domaines permet en effet de mettre en lumière le fait qu’il existe un écart significatif entre ce que les femmes devraient faire et ce qu'elles font en réalité. Cela montre aussi la manière dont elles manipulent et se réapproprient ces normes.

La question de l’oppression des femmes

Pourtant, des limites à certaines approches féministes dans les études portant sur la religion ont aussi été relevées. Selon Linda Woodhead, un des effets négatifs de l’influence de la deuxième vague féministe sur l’étude de la religion a été la tendance à approcher la question sous l’angle d’une seule problématique: la religion est-elle un élément "favorable" (libérateur) ou "mauvais" (oppressant) pour les femmes? Or cette approche comporte certaines limites. Premièrement, la question est trop large. Elle ne permet pas de rendre justice à l’immense variété des pratiques religieuses et surtout aux manières subtiles et complexes dont les femmes les habitent, les subvertissent et les négocient. Deuxièmement, le critère de libération/oppression en lui-même est trop vague et ne prend pas en compte les différences culturelles et historiques. Comme la notion de libération est souvent pensée en termes d’autonomie, les études qui s'y rapportent tendent à conclure que toutes les formes de religion sont insatisfaisantes. De plus, cette approche ne permet pas d’expliquer l’attrait qu'exercent les religions sur les femmes dans le monde entier autrement qu’en termes d’intériorisation de normes patriarcales (Woodhead, 2002, p. 332).

Bien que depuis deux décennies les théoricien·ne·s de la troisième vague du féminisme cherchent à intégrer les questions de différence sexuelle, raciale, nationale et de classe dans leurs raisonnements, la différence religieuse a été largement négligée. De plus, comme le relève Saba Mahmood, il semblerait que le caractère épineux de la relation entre féminisme et religion se manifeste le plus clairement dans les discussions à propos de l’islam (2001, p. 202). En effet, la question dominant le débat dans les médias, et parfois aussi dans les travaux scientifiques, est de savoir si cette religion oppresse les femmes, ou alors comment celles-ci font face à cette oppression. Le grand public occidental, nourri d’images de femmes voilées dans les médias, a pris l’habitude de penser les musulmanes comme étant forcément opprimées et confinées dans leurs foyers. Des conceptions essentialisantes de la culture et de la religion sont invoquées pour expliquer la violence subie par les femmes musulmanes et empêchent de considérer le contexte politique et historique. Ces femmes sont constamment traitées en victimes, que ce soit dans leur pays d’origine ou en tant que migrantes en Europe et en Amérique du Nord. Elles ne sont pas reconnues comme actrices de leur propre vie.

Leila Ahmed (1992) a montré que cette obsession autour de la question de l’oppression des femmes musulmanes prend ses racines dans les discours liés à la colonisation européenne. En effet, vers la fin du XIXème siècle, les administrateurs coloniaux ont lié voile et oppression patriarcale dans le but de démontrer l’infériorité des sociétés non-européennes. En s’appropriant le langage du féminisme naissant, les puissances coloniales pouvaient justifier

24

leur domination sur l’Asie et l’Afrique en se présentant comme les hérauts de la modernité éclairée. Bien entendu, ces mêmes hommes, qui critiquaient les musulmans et leur manière de traiter leurs femmes, étaient souvent farouchement opposés aux mouvements féministes dans leur propre pays. Or, ce genre d’argumentations est encore à l’œuvre de nos jours, par exemple dans la "guerre contre le terrorisme" lancée par l’administration Bush après le 11 septembre 2001. La volonté affichée d'améliorer le sort des femmes musulmanes, afghanes en l’occurrence, continue à être utilisée pour légitimer des actions politiques et militaires à visées impérialistes (Abu-Lughod, 2002). Cette imbrication problématique entre féminisme et racisme, donnant lieu à un racisme genré touchant spécifiquement les femmes musulmanes, a été mise en lumière par Christine Delphy dans le cas du débat sur le foulard en France (2006). Qu’on le veuille ou non, les images et les discours dominants dans les médias influencent aussi les questions de recherche et les analyses scientifiques. Comme le dit David Lepoutre à propos des jeunes vivant dans les banlieues françaises:

Ces espaces et les populations qui les occupent sont déjà sous les feux de la rampe. Ils sont par conséquent l’objet de discours préconstruits qui s’imposent à la pensée et orientent – ou désorientent - l’analyse (2001, p. 99).

La persistance de l’image coloniale de "la" femme musulmane, avec ses biais ethnocentriques et racistes, forme un obstacle majeur à la compréhension du point de vue des femmes musulmanes dans le monde contemporain (Hoodfar, 2001, p. 440).

J'ai signalé plus haut que les féministes actuelles, dites de la 3ème vague, ont pris conscience des erreurs des féministes occidentales blanches qui tendaient à imposer leurs préoccupations particulières à toutes les femmes sans prendre en compte les différenciations qui pouvaient exister entre elles. Par ailleurs, un nombre croissant de féminismes non occidentaux sont apparus de par le monde, au sein desquels les idées de base de ce mouvement sont reprises et adaptées aux situations locales particulières. Parmi eux, des féminismes musulmans gagnent en importance depuis les années 1990, ancrant leur discours et leurs pratiques dans les enseignements du Coran et des hadiths.

Pour ma part, je reprends les enseignements des études genre à mon compte dans la mesure où ils m’ont sensibilisée à l’omniprésence du biais androcentrique et à la nécessité de prendre en compte le genre dans une étude comme celle-ci. Cette approche me paraît judicieuse pour autant que l'on évite de tomber dans des discours stigmatisant les femmes musulmanes et qu'on refuse de les enfermer dans une réflexion se centrant uniquement sur la question de leur oppression.