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Quelques itinéraires de disciples

5. Pourquoi choisir cette voie?

5.1. Quelques itinéraires de disciples

Les encadrés présentent les parcours de quelques disciples tels qu’ils m’ont été transmis lors des entretiens. Je leur ai demandé de me raconter leur histoire de vie en insistant sur leur milieu familial et la manière dont elles et ils ont fait connaissance avec le groupe de Cemalnur Sargut ou de ses prédécesseur·e·s. Le but de ces extraits est de montrer la manière dont les disciples se représentent leur parcours et le sens qu’elles et ils donnent à leur choix.

En analysant ces récits, il y a toutefois plusieurs éléments à garder à l’esprit. Comme l’a montré Werner Schiffauer, ces narrations sont souvent très dépendantes du contexte de l’entretien. Face à un·e chercheur·e, la personne interrogée est amenée à gommer les contradictions de son histoire et à donner le maximum de sens possible à sa "conversion". Elle va mettre en avant les faits qu’elle pense les plus à même de convaincre. Ainsi, on n’a pas à faire à des faits préexistants qui seraient simplement mis en mots mais à des récits reconstruits a posteriori dans une situation donnée. Le récit fait appel à certains événements mis en lumière parce qu’ils font sens en fonction de la situation de vie au moment de l’entretien. C’est ce sens qui transforme a posteriori ces événements en expériences. Des événements qui ne semblaient peut-être pas spécialement importants au moment où ils ont été vécus apparaissent pertinents au vu de l’engagement actuel dans un groupe religieux. Ces expériences, si elles se construisent et changent en fonction des rencontres ultérieures n’en sont pas pour autant totalement malléables. Ce sont elles qui déterminent justement le fait que les rencontres soient reconnues comme importantes. Ceci est particulièrement vrai pour les rencontres avec des leaders charismatiques. Tandis que certain·e·s se laissent enthousiasmer, d’autres les trouvent sans intérêt. Dans l’interprétation de ce type de récit, il ne faut pas considérer les événements décrits remontant, par exemple, à l’enfance comme des faits historiques, mais les appréhender comme des souvenirs qui prennent sens à partir du présent en fonction duquel ils sont reconstruits. On ne peut pas utiliser la biographie pour expliquer le

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présent, mais on doit se demander à l’inverse comment le passé est construit à partir du présent (Schiffauer, 2000, pp. 233-237).

Au-delà cette reconstruction de l'enchaînement des événements à posteriori face au chercheur, il faut aussi garder à l'esprit que ces récits de conversion sont déjà des éléments très importants dans les échanges entre les disciples eux-mêmes. Chaque petit événement de la vie d'un·e mürid peut donner lieu à un récit partagé qui permettra de mettre en lumière sa signification profonde. Cette idée s'applique a fortiori à l'enchaînement d'événements qui a amené la personne à s'engager dans le groupe. Ces récits ont probablement été faits des centaines de fois avant d'avoir été recueillis par l'anthropologue et ont été mis en forme en fonction des conventions narratives propre à ce genre de témoignages.

Les types de parcours des différents disciples sont relativement variés. Une première distinction sépare celles et ceux qui sont né·e·s dans des familles affiliées à la tradition de Kenan Rifai des autres. Toutefois, même chez les personnes nées dans ces familles, on peut observer dans certains cas une prise de distance à un moment donné qui a exigé une décision consciente de se ré-affilier au groupe. Les plupart des disciples ont présenté leur parcours comme menant assez directement à Cemalnur Sargut. Deux personnes ont fréquenté d’autres groupes soufis de type confrérique lorsqu’elles étaient petites parce que leur famille en faisait partie. Deux autres ont vécu une sorte d’étape préliminaire auprès de maîtres qui les ont expressément envoyé·e·s vers la mürşid stambouliote qui leur était géographiquement plus proche. Parmi les personnes interrogées, seules deux ont véritablement mené une longue recherche passant par divers groupes plus ou moins ésotériques et s’inspirant d’autres traditions religieuses (yoga, méditation, zen, développement personnel, cf itinéraires spirituels de Rıza et Mahir). Je ne connais pas d’autre cas de la sorte parmi les autres membres du groupe que j’ai fréquentés.

J’ai sélectionné neuf itinéraires parmi les trente et un qui m’ont été racontés sans rechercher nécessairement à couvrir tout l’éventail des types de parcours possibles ou à respecter la proportion homme-femme du groupe dans son ensemble (avec 3 itinéraires sur 9, les hommes sont légèrement surreprésentés). Je n’ai pas non plus voulu sélectionner uniquement les parcours les plus classiques (celui d’Ahmed par exemple, présenté dans le chapitre 6, est très particulier). J’ai privilégié les récits illustrant le plus clairement les thèmes qui sont traités dans cette thèse. J’ai par exemple choisi d’inclure Rıza et Mahir dans ma sélection d’itinéraires malgré leur particularité parce qu’ils illustrent avec force des problématiques qui sont communes à d’autres disciples.

Les textes présentés dans les encadrés sont formés d’extraits d’entretiens qui ont été raccourcis et légèrement retravaillés. Les questions ont été retranchées pour rendre la lecture plus agréable. En opérant ces modifications, j’ai cherché à rester le plus proche possible de l’original pour conserver le côté spontané de l’expression personnelle des disciples.

Itinéraire spirituel 3, Bahar, née en 1942, femme au foyer, 2 enfants adultes

Je pense que j’ai de la chance, car ma famille a vécu dans le soufisme et j'ai grandi dans ce milieu. Ma grand-mère était une personne très importante pour moi, elle était une derviche de Kenan Rifai, une personne qui a suivi ses enseignements, une très belle personne. Aussi loin que je puisse me rappeler, j’ai toujours eu un immense amour pour elle. C'est elle plus que ma mère qui m'a élevée, qui m’a influencée; et ma plus grande peur a été de la perdre. Elles m'emmenaient avec elles lors de leurs visites à Kenan Rifai. En général, elles me laissaient au premier étage du konak [maison où vivait le maître] dans la chambre d'une vieille femme. Une fois, j'ai eu l’occasion de rencontrer Kenan Rifai, je ne pourrai jamais l’oublier, pour moi, c’est un souvenir d’une beauté exceptionnelle. Je me souviens très bien, nous étions debout et nous lui avons embrassé la main. Au moment de nous séparer, il nous a raccompagné jusqu’à la porte et ma mère a commencé à descendre les escaliers. Mais moi, je me suis cramponnée à ses jambes, j’avais trois ans et demi environ et je suis restée comme ça. Ma mère m’appelait poliment par mon prénom mais je ne bougeais pas. Puis, j’ai senti qu’il m’a caressé les cheveux et je suis descendue les escaliers. J’ai dit à ma mère: "Maman, revenons ici", et il a dit: "Bien sûr ma fille, tu reviendras tout le temps". Je n’oublierai jamais cette phrase. Un amour incroyable que même une mère ne peut pas donner émanait de lui. C'est le plus beau moment de ma vie. Après cet événement, j'y suis allée plusieurs fois avec ma mère. J'avais huit ans quand il est mort. Même à cet âge, je me suis sentie très triste, bien que je ne comprenne pas bien ce que c'était. Ensuite, Samiha Ayverdi est devenue ma hoca (guide spirituelle). Nous étions aussi en contact avec Meşküre Anne, mais c’était plus formel, plus rare. Après la mort de Samiha Anne, nous nous sommes raccrochées à Meşküre Anne. J’allais régulièrement à ses sohbet (réunions), mais elle m’a envoyé aux sohbet de Cemalnur. Cemalnur faisait des sohbet plutôt pour les jeunes, mais il y avait aussi deux personnes de ma génération. Elle a dû penser que je correspondais à cela, elle m’y a envoyée et j’y suis allée avec mes filles. Nous avons commencé à aller à ses sohbet en 1999. Mes filles forment la quatrième génération de derviche dans la famille, Dieu soit loué. (Istanbul, 17.04.2006)

Itinéraire spirituel 4, Emine, employée de banque retraitée, 1 enfant adulte

Je suis la fille d’une famille normale de trois enfants. Tout était normal dans ma famille. Mon père était fonctionnaire; ma mère était très urbaine, bien qu’elle soit originaire d’Anatolie. Dans notre cercle de connaissance, il y avait aussi des fanatiques qui me disaient que j’allais aller en enfer parce qu’on voyait mes cheveux [parce que je n’étais pas voilée]. Depuis toute petite, j’ai essayé de me protéger de ce genre d’influences. Ma mère était tellement civilisée, elle me disait d’enlever mon pull pour que ma peau voie le soleil. Mais cela ne veut pas dire que nous n’étions pas religieux. Elle m’a appris les prières les plus importantes. Elle m’a amené à Merkez Efendi, à Eyüp Sultan. On faisait des pèlerinages et en même temps on était civilisés. J’ai perdu mon père quand j’avais 11 ans. Mon frère a été obligé de travailler. Après, j’ai commencé à travailler, je me suis mariée, ma fille est née. Quand ma fille avait six ans, je cherchais un logement. Ici [l’appartement où elle habite encore aujourd’hui], c’était en construction, alors j’ai passé devant puis je suis revenue parce que je n’ai rien trouvé. C’était en 1972, je tournais autour de cette maison comme si c’était la Kaaba [à La Mecque]. Finalement, un jour que j’étais de nouveau par ici, on m’a dit qu’il y avait un appartement

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libre. Ainsi, je me suis installée dans cette maison. J’ai pris ma retraite. Ma fille est immédiatement devenue amie avec la fille de la voisine, qui a le même âge. Il y avait trente familles dans cet immeuble mais c’est cette famille qui nous a attirées. Moi, je racontais mes problèmes à la voisine et elle m’expliquait des choses spirituelles. Un jour, cette voisine m’a donné un livre, Dost, elle m’a dit de le lire de temps en temps. Ensuite, j’ai commencé à aller aux sohbet, j’ai fait connaissance avec Meşküre Abla. C’était des belles choses. Nous avons eu beaucoup de problèmes dans la famille, j’ai perdu ma mère et j’ai divorcé, ce sont des grandes souffrances qui peuvent amener les gens à se perdre. Mais la spiritualité aide dans ces circonstances. Meşküre Abla dit qu’il faut savoir transformer ses soucis en miel. Ces événements arrivent de toute manière. Ce qui est important, c’est le regard que je porte dessus. On apprend à être patient, à être honnête, à faire face aux difficultés de la vie. On ne se plaint plus parce qu’on sait que tout vient de Dieu. Tu peux faire toutes tes prières (ibadet) de manière formelle (şeklen), cela ne sert à rien si tu n’as pas encore intégré tout ce que tu as appris. Ce que j’essaye de faire, à mon niveau, j’essaye de me montrer patiente lorsqu’il m’arrive des événements que je ne veux pas. J’essaye de manquer le moins de sohbet possibles, parce que j’y apprends la vie. Plus les mêmes choses sont répétées, plus je me rends compte que j’ai faim de ceci et que c’est nécessaire. […] Cemalnur donnait des sohbet pour les jeunes et je n’y allais pas parce que je n’étais pas jeune. Mais un jour, lorsque que je suis revenue après quatre mois aux Etats-Unis, j’avais faim de spiritualité. Elmas [sa fille] m’a proposé de m’emmener aux sohbet de Cemalnur. Cela m’a tellement plu et depuis j’essaye d’y participer sans faire attention à mon âge. Voici l’histoire de ma vie. C’est comme si j’étais née avec ma découverte d’Efendi [Kenan Rifai], avant, c’était la naissance matérielle. C’est après la retraite que ces chemins se sont ouverts à moi. Le moment est très important. Il n’y a pas de passé ou d’avenir. Il faut savoir apprécier la valeur de l’instant. (Istanbul, 16.04.2006)