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Soufisme et autorité féminine

1. Approche théorique et méthode

1.3. Soufisme et autorité féminine

La question de l’autorité féminine est centrale dans cette thèse. En partant du cas concret de Cemalnur Sargut, je cherche à explorer la manière dont une femme peut légitimer son autorité dans une fonction bien souvent réservée aux hommes. Mon but principal est de déterminer quels mécanismes lui permettent de justifier sa place en tant que guide spirituelle dans une chaîne d'initiation et d’accepter des disciples masculins.

Depuis une dizaine d’années, des efforts ont été faits pour donner plus de visibilité aux femmes dans les recherches sur le soufisme11. Leur relative absence dans les comptes-rendus ethnographiques concernant les confréries ou les pratiques soufies est en effet d’autant plus injustifiée que, si les femmes sont en général moins visibles que les hommes, elles sont très souvent plus nombreuses à fréquenter ces groupes ou à s’adonner à ces pratiques. Certaines de ces recherches plus récentes décrivent les responsabilités prises par des femmes d'autorité dans le soufisme. Dans les paragraphes suivants, je vais tenter de dégager les enjeux centraux de la question en me référant à plusieurs de ces études.

L'autorité féminine en islam

Pendant des siècles, dans les sociétés musulmanes, seuls les hommes avaient accès aux institutions dans lesquelles l'éducation religieuse était dispensée et aux espaces publics où ils pouvaient exprimer leurs opinions à ce sujet. L'éducation religieuse des femmes avait lieu à la maison par l'intermédiaire d'autres femmes. Pourtant, les possibilités pour elles d'exercer différents types d'autorité religieuse islamique se sont passablement accrues au XXème siècle, spécialement dans ses deux ou trois dernières décennies. On assiste à une acceptation grandissante des femmes dans les mosquées et les madrasas dont elles ont traditionnellement été exclues (Kalmbach, 2008).

Même si ces transformations ont permis l'émergence de formes d'autorité féminine dans l'islam sunnite exotérique, la plupart des sources s'accordent pour dire que le soufisme offre plus de possibilités aux femmes en termes d’épanouissement spirituel ainsi qu’en termes d’accès à des positions de pouvoir. Différent·e·s auteur·e·s ont relevé que la gent féminine a trouvé dans le soufisme des sources alternatives pour légitimer leur autorité depuis les tous

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Je n'en citerai ici que les plus importantes. En ce qui concerne le Moyen-Orient, on peut signaler Hoffman (1995), Schielke (2008), Boettcher (1998b, 2001), Andezian (2001), Dwyer (1978) et Clancy-Smith (1991). Pour la Turquie en plus particulier, on se référera à Rauvdere (1998, 2002, 2003). Un certain nombre de recherches ont été produites sur les femmes soufies en Afrique: Coulon et Reveyrand (1990), Coulon (1988), Rosander (1998, 2003), Bop (2005), Hutson (2001) Declich (2000) et Grandin (1988). Pemberton (2006), Abbas (2002) et Flueckiger (2006) se penchent sur les femmes dans le soufisme en Asie du Sud. Depuis peu, des chercheuses ont commencé à étudier cette question dans les groupes soufis présents en Occident, comme par exemple Andezian (1983), Rosander (2004) et Jawad (2006).

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débuts de l'islam (Gürsoy-Naşkalı, 1983; Schimmel, 2000). En effet, dans le soufisme, l'autorité se fonde surtout sur la notion de sainteté. Or, depuis les débuts de l'islam, il a été admis que les femmes pouvaient, au même titre que les hommes, accéder à la sainteté. Dans la relation directe et personnelle qui lie les croyant·e·s à Dieu, il n'y a pas de place pour la distinction entre les hommes et les femmes, distinction qui est liée au monde matériel. La sainteté est un état offert par Dieu à ses élu·e·s et Il ne les choisit pas en fonction de critères valables dans ce monde. Ainsi, l'autorité de type charismatique est plus facile d'accès pour les femmes que que l'autorité traditionnelle ou celle basée sur un savoir formel (Kalmbach, 2008, p. 41). Ceci a très bien été exprimé par Valérie Hoffman pour l'Egypte:

Leadership in mosque-centered Islam requires certification from the religious school system crowned by al-Azhar [mosquée et université reconnue comme un centre intellectuel important dans le monde musulman], and preachers and leaders of prayer are all men. But the credentials of mysticism are by definition of another order, from the grace of God, and therefore the boundaries of sex and of literacy and formal education do not apply. (1995, p. 227)

Cependant, si l'on y regarde de plus près et que l’on essaie de préciser quelles sont exactement les possibilités que le soufisme leur offre et comment celle-ci se traduisent effectivement en terme d'autorité, on se rend compte que les femmes soufies sont confrontées à des limites qui ressemblent beaucoup à celles de leurs consœurs de l'islam exotérique (Bop, 2005).

La question de la ségrégation entre hommes et femmes

L'argument principal contre la participation des femmes et leur accès à des positions de pouvoir est le rejet de la mixité. Elles ne peuvent pas remplir les fonctions religieuses parce qu'elles sont considérées comme impures et susceptibles d'attirer le regard des hommes. Cet argument est aussi fréquemment utilisé dans le soufisme, qui admet pourtant qu'à partir d'un certain stade d'élévation spirituelle et de détachement par rapport aux questions liées au corps physique, la distinction entre homme et femme cesse de jouer un rôle. Comme le relève Kelly Pemberton, l'autorité féminine dans le soufisme est toutefois perçue par beaucoup comme une menace à l'ordre hégémonique qui idéalise l'exclusion des femmes des rituels, la ségrégation et la subordination des femmes à l'autorité masculine (2005, p. 5). Même au niveau de la participation des femmes en tant que disciples, la question de la ségrégation pose problème. Hoffman montre qu'en Egypte, le Conseil suprême des confréries interdit aux femmes d'être membres de confréries soufies pour éviter la mixité, interdite par la loi islamique, et ainsi préserver la moralité (1995, p. 25).

Une façon d'éviter cette mixité prohibée est de faire intervenir des femmes enseignantes. C'est le cas dans les mosquées en Syrie, décrites par Hilary Kalmbach, mais aussi dans beaucoup de groupes soufis. Annabelle Boettcher (1998a, 2001) fournit un bon exemple de cette pratique

dans son étude sur la Kaftāriyya. Cette branche de la Naqšbandiyya, très active en Syrie, recrute avec une grande efficacité des jeunes femmes qui sont ensuite formées dans le but d'instruire d'autres femmes. Ces enseignantes ne dirigent toutefois pas leurs groupes de manière indépendante puisqu’elles sont incluses dans une hiérarchie où elles sont subordonnées à un supérieur masculin. Cette soumission comporte deux dimensions. Administrativement parlant, les groupes de femmes qu’elles dirigent sont inclus dans un ensemble plus grand, qui lui-même est dirigé par un homme. Cette dépendance administrative se double d’une dépendance spirituelle. En effet, les cheikha ne peuvent pas remplir le rôle de guides spirituelles, c’est-à-dire qu’elles peuvent enseigner et conseiller, mais leurs tâches ne comprennent pas la direction spirituelle à proprement parler. Le lien d’allégeance des membres féminins de sous-groupes dirigés par une cheikha les lie en effet directement au cheikh Aḥmad Kaftārū, le chef de la confrérie (Boettcher, 1998a, p. 130). Comme le relève Kalmbach, la volonté de séparation entre les hommes et les femmes est certes l'argument qui permet à ces dernières d'accéder à des positions d'autorité dans certains groupes, mais ce même principe représente également la plus grande limite. Il les empêche d'enseigner aux hommes et les enferme par ailleurs dans des structures où elles sont subordonnées à une hiérarchie masculine.

Aussi, seule l'acceptation de la mixité dans la relation maître-disciples permet l'apparition de femmes maîtres indépendantes, comme les exemples cités dans la littérature le confirment (Clancy-Smith, 1991; Coulon & Reveyrand, 1990; Hoffman, 1995). En conséquence, l'un des éléments importants permettant de distinguer différents types d’autorité féminine est de savoir si ces femmes n’enseignent qu’à des femmes, ou si elles ont aussi des disciples masculins qui les considèrent comme des maîtres spirituelles.

L'importance des liens de parenté

Un autre élément à prendre en compte est la présence ou non d'un lien de parenté avec un cheikh établi. Les femmes qui occupent des positions d'autorité sont généralement les épouses, filles, mères ou sœurs d'hommes de pouvoir. Souvent elles complètent les tâches d'un homme de leur parenté, par exemple en le secondant lors des rituels (Pemberton, 2006). Ou alors, il arrive qu'elles prennent la succession d'un de leur parent à la mort de celui-ci. Dans les confréries ayant adopté un système de succession parentale, le fils d’un cheikh lui succède. En l’absence de fils présentant les qualités requises, il arrive qu’une fille prenne la place de son père. Plusieurs cas ont été décrits dans la littérature (Clancy-Smith, 1991; Coulon & Reveyrand, 1990; Grandin, 1988), mais il faut noter que souvent, s'il n'y a pas de garçons

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dans la lignée directe, la fonction de chef de confrérie passe plutôt au mari de la fille. J'ai trouvé un seul exemple dans la littérature où la fonction de chef de confrérie avait été transmise à une femme sans que celle-ci ait un lien de parenté avec le chef décédé. Mark Sedgwick mentionne une branche de l’ordre Dandarawi à Beyrouth, qui est dirigée, depuis les années 70, par une femme professeur d’université qui n’a aucun lien de parenté avec un cheikh antérieur et qui a installé une crèche dans les locaux de l’ordre (2001, p. 37). Cela montre que la transmission de cette fonction à une femme provient d'une volonté de conserver l'autorité religieuse au sein de la famille. Il n'y a pas là de reconnaissance des qualités particulières de la personne.

La question de la reconnaissance formelle de l’autorité féminine

Un examen de la littérature traitant de la place des femmes dans le soufisme révèle que si les femmes peuvent de facto être actives en tant que guides spirituelles, elles ne sont souvent pas officiellement reconnues comme telles.

Plusieurs auteur·e·s relèvent des cas dans lesquels les femmes remplissent les mêmes fonctions que les hommes, mais le titre associé à ces fonctions ne leur est pas attribué (Dwyer, 1978; Hutson, 2001; Pemberton, 2006). Hoffman en livre un exemple très parlant; elle présente le cas d’une jeune femme dont tous les disciples reconnaissent qu’elle a hérité des pouvoirs spirituels de son père, mais c'est le fils qui a repris la direction officielle de la confrérie (1995, p. 129).

Vu la peine qu'elles ont à obtenir cette reconnaissance institutionnelle, il n'est pas étonnant que les femmes se soient repliées sur les marges du soufisme. En effet, selon Pemberton (2006), comme les études concernant les relations maître-disciples ont eu tendance à se concentrer sur le soufisme institutionnel, formel et dominé par les hommes, la présence de femmes, non seulement comme disciples mais aussi comme figures d’autorité, est passée inaperçue. On trouve le même type de réflexion chez Schielke (2008), qui explique le manque d’études consacrées aux femmes dans le soufisme égyptien par le fait que les chercheur·e·s ont eu tendance à se concentrer sur les ordres soufis d’orientation réformiste et organisés de manière formelle.

Contraintes particulières pour les femmes

En y regardant de plus près, on se rend compte que des contraintes particulières pèsent sur les femmes. Comme nous l'avons évoqué plus haut, l'autorité dans le soufisme est liée à la sainteté et c'est pour cette raison qu'elle est théoriquement accessible aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Pourtant, cette même notion de sainteté implique des contraintes particulières

pour les femmes, limitant leur pouvoir. Ce qui frappe en effet dans les divers comptes-rendus, c’est qu'elles peuvent avoir du pouvoir, mais seulement si elles se montrent d’autant plus pieuses et modestes. Cette même modestie revient dans les faits à limiter leurs possibilités de prendre la parole en public et d'être actives sur le devant de la scène, ce qui n'est pas le cas pour les hommes.

Dans son article présentant Sokhna Magat Diop, qui a repris la direction d'une branche de la confrérie mouride à la mort de son père en 1943, Christian Coulon parvient à la conclusion que, de façon générale, rien ne la distingue des autres grands marabouts mourides. Il décèle néanmoins quelques caractéristiques qui lui sont propres. Parce qu'elle est une femme, il y a par exemple certaines fonctions qu'elle ne peut pas remplir, comme diriger la prière. Par ailleurs, elle ne célèbre pas les mariages et ne prend pas la parole en public, tâches qu'elle laisse à son fils. De plus, la vie très ascétique qu’elle mène semble la rendre d’autant plus remarquable aux yeux de sa communauté et la distingue des autres marabouts, beaucoup plus tournés vers le monde. Coulon explique que malgré ces limites, Sokhna Magat Diop exerce un réel pouvoir en coulisse. Par exemple, si elle ne dirige pas la prière, c'est elle qui choisit les imams. L'auteur affirme que:

One should not be led to believe that this relative public invisibility of the khalifa indicates some sort of limit to her authority. On the contrary, her discretion is interpreted as a sign of her holiness. It is not only because she is a woman that Sokhna shows such reticence, but especially because she is a wali whose baraka transcends 'ordinary' manifestations of authority […]. Hence it is less important that Sokhna lacks the legal powers of a man. This only makes her more holy (Coulon, 1988, pp. 131-132).

Cette description illustre à merveille le paradoxe du pouvoir des femmes basé sur la sainteté et la piété, paradoxe qui semble d'ailleurs échapper à l'auteur de l'article. Tout semble indiquer que moins les femmes ont de pouvoir, plus elles paraissent saintes, ce qui en retour leur donne du pouvoir mais seulement si elles s'efforcent de donner l'impression qu'elles n'en ont pas. Coulon dit que la discrétion de Sokhna n'est pas due au fait qu'elle soit une femme mais doit être liée à son statut de walī, d'amie de Dieu, de sainte. Pourtant, il reconnaît lui-même que les marabouts hommes peuvent se permettre de se montrer beaucoup plus préoccupés par l'argent et le pouvoir que par le mysticisme, sans que cela ne remette en cause leur autorité.

D'autres sources montrent que le pouvoir des femmes dans le soufisme vient souvent au prix de grands sacrifices personnels. L'exemple de Lalla Zainab, présenté par Clancy-Smith (1991), décrit une femme qui a renoncé à toute vie familiale, sexuelle et affective pour pouvoir établir sa réputation de sainte, qui seule pouvait lui garantir le respect de la population du Sahara.

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Cemalnur Sargut en tant que femme d’autorité

Cette mise en lumière des enjeux de l'autorité féminine dans le soufisme et dans la littérature sur la question permet de mieux cerner la position assez particulière que revêt Cemalnur Sargut. En effet, bien que la majorité de ses disciples soient des femmes, un nombre non négligeable d’hommes la reconnaissent comme leur guide spirituelle. De plus, elle gère son groupe de manière totalement indépendante et n’a aucun lien de parenté avec un cheikh établi qui puisse justifier sa position. On ne peut pas non plus dire que la guide stambouliote se situe dans une marge ou en dehors du soufisme officiel. Il est difficile de reprendre ces réflexions en termes de soufisme "officiel" dans le contexte turc. En effet, les confréries y sont justement formellement interdites de même que le titre de cheikh. On ne peut donc dire de personne, homme ou femme, que son titre ou sa fonction soit publiquement reconnue. En Turquie, il n’existe plus non plus d’ordre organisé de manière suffisamment formelle pour que l’on puisse affirmer que différents statuts ou fonctions ait été reconnus au sein de la hiérarchie de l’ordre. Ainsi, bien qu’il soit difficile de situer Cemalnur Sargut par rapport à un soufisme "officiel" qui n’existe pas dans son pays, on peut quand même relever sa particularité en soulignant que, même si son autorité est contestée à beaucoup de niveaux, elle est une figure publique du paysage soufi turc. A ce jour, il n’existe pas, à ma connaissance, d’ethnographie présentant de manière détaillée un groupe de disciples hommes et femmes sous la guidance d’une maître spirituelle femme12.