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La direction spirituelle personnalisée

6. La relation maître-disciples

6.4. La direction spirituelle personnalisée

Aussi bien pour Cemalnur Sargut que pour ses mürid, il y a une idée essentielle à saisir dans la relation maître-disciples: le vrai maître propose une direction spirituelle personnalisée (kişisel irşad). Chaque disciple est différent·e, porte d’autres noms de Dieu et doit se battre contre des traits de caractère différents. Ainsi, le maître ne peut ni s’adresser de la même manière à tous et à toutes, ni en exiger les mêmes choses. L’enseignement s’adapte au niveau et à la capacité spirituelle des disciples, à leur caractère de même qu’aux obstacles spécifiques qu’ils ou elles vont rencontrer.

La différence se situe tout d’abord au niveau de la forme, de la manière dont la mürşid s’adresse aux mürid, comme l’explique Cemalnur Sargut:

Le maître doit proposer une direction spirituelle personnalisée. Par exemple, j’étais une enseignante de chimie très douce. Il y a eu beaucoup d’élèves qui ont appris la chimie avec moi mais il y en a aussi eu qui n’ont rien appris, parce qu’il y en a qui aiment les enseignant·e·s plus strict· e·s. C’est pourquoi le mürşid doit faire la différence entre celles et ceux qui aiment les

maîtres stricts et celles et ceux qui aiment les maîtres plus doux; il doit regarder dans leur cœur, voir cette différence et se comporter en conséquences. (Cemalnur Sargut, 05.10.2006)

Dans les entretiens, les disciples ont souvent souligné avec admiration cette capacité de la guide à adapter son comportement en fonction des disciples:

Chacun·e est éduqué· e différemment, ce n’est pas la même chose. Il y a des gens à qui il faut expliquer en les brusquant un peu tandis que d’autres comprennent quand on les aime et les caresse. Cemalnur est un chef d’orchestre, elle gère tout ça, pour chacun différemment, c’est tellement fatigant. Je l’observe, c’est insupportable. Mais Dieu lui a donné ce devoir, Il lui donne aussi la force qui va avec. (Bahar, 22.06.2007)

En plus de la manière de s’adresser à ses disciples, la mürşid doit aussi adapter le contenu de son enseignement, étant donné que chaque personne ne peut saisir que les réalités qui correspondent à son niveau spirituel et que tous et toutes ne sont pas destiné·e·s à atteindre le même degré. Ainsi, selon la guide, il ne peut y avoir un enseignement standard, qui prévoirait par exemple une série de choses à assimiler chaque année. Chaque mürid est différent·e et avance sur le chemin à sa propre vitesse. Certain·e·s devront se contenter d’arriver à un certain point, par exemple arrêter de boire, tandis que d’autres s’appliqueront à des réalisations spirituelles plus profondes.

Une règle qui est valable pour une personne peut ne pas être valable pour une autre. Par exemple, dans les enseignements collectifs, Cemalnur Sargut apprend qu’il faut aider son prochain, mais elle peut interdire à un ou une mürid en particulier d’aider, parce qu’elle pense que cette personne le fait pour de mauvaises raisons ou que ce qu’elle doit apprendre se trouve dans le fait de se retenir de rendre service. Ceci implique bien entendu, selon les disciples, que la maître est capable de lire leur âme, d’apprécier leur caractère et l’avancement spirituel de chacun·e, comme l’exprime un mürid:

Elle sait quel est le bon moment pour tout. Si elle m’avait dit ça un mois plus tôt, j’aurais pu fuir ou me fâcher, mais le temps était venu. C’est ça, la différence entre un vrai mürşid et un faux mürşid. Le faux mürşid, parce qu’il ne sait pas quand est le bon moment, parce qu’il ne sait pas lire les gens, il ne peut pas faire un enseignement spécialisé, il peut te mener au suicide. Et il existe des exemples! (Mahir, 20.07.2006)

Cette manière d’interdire pour certain·e·s ce qui est permis ou au contraire de permettre pour certain·e·s ce qui est interdit peut être poussée jusqu’à des formes assez surprenantes pour une observatrice extérieure, comme dans cet exemple concernant des jeunes du groupe qui m’a été rapporté par un disciple plus âgé. Celui-ci m’a expliqué que la guide spirituelle doit détruire la personnalité (kişilik) de ses disciples, car c’est cette dernière qui les empêche d’avancer. Selon lui, elle détruit en fait le semblant de personnalité que les mürid se sont forgée durant leur vie pour mieux faire ressortir leur vraie personnalité. Or, la maître attend que les mürid soient mûr·e·s pour procéder à cette destruction. Tant qu’une personne n’est pas prête, elle peut

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l’encourager à continuer à vivre de la manière dont elle vit, même si cela ne correspond pas à la morale religieuse qu’elle-même défend:

Mais cela doit être comme ça [elle doit détruire la personnalité], c’est ta personnalité qui t’empêche t’avancer. Après, elle reconstruit sur les décombres. Et tant que le temps n’est pas venu, elle rajoute des étages à cet immeuble qui n’est en fait pas le tien. Elle sait qu’un jour il sera détruit et elle te protège. Je le vois chez les jeunes [du groupe]. C’est une des choses qui me surprennent le plus et qui augmentent encore mon admiration pour les mürşid. Ces jeunes vivent au bord du monde matériel. Mais ils viennent aussi parfois à la mosquée, certains sont venus à la Mecque. D’un côté, ils voient ces choses religieuses et de l’autre côté, il a cette vie folle, les discos, les femmes, une vie très mélangée. Il y a cette idée: On ne sacrifie pas une nefs qui n’est pas encore arrivée à maturité (körpe nefs kesilmez). Imagine que la nefs est d’abord un bébé, puis elle devient un veau, puis une vache. Il ne faut pas sacrifier la nefs lorsqu’elle est encore à l’état de bébé. Et jusqu’à ce que ce temps soit venu, elle les aide à le vivre, pour qu’il n’y ait pas d’accident. Elle les protège. Ils m’ont raconté qu’ils en avaient assez, qu’ils avaient envie de se ranger. Elle leur a dit que ce n’était pas possible, qu’ils devaient continuer à vivre leur vie normalement, que le moment n’était pas encore venu. Ils sont encore jeunes et tendres (körpe). Quand le moment de procéder au sacrifice sera venu, elle leur demandera de tendre la gorge…Parce que des trésors incroyables vont en sortir. Pour le moment, ces trésors sont recouverts, cachés. Mais c’est avec leur vérité qu’ils vont trouver la paix intérieure (tr. huzur, ar. uḍūr). Il faut attendre. (Mahir, 08.08.2007)