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6. La relation maître-disciples

6.3. Affiliation

Dans les confréries soufies, l’entrée dans la voie est traditionnellement marquée par un rituel, lors duquel le ou la disciple promet allégeance au maître. Ce n’est pas le cas dans le cercle étudié ici, qui ne connaît aucune cérémonie formelle sanctionnant l’admission dans le groupe. L’affiliation se passe progressivement, sans qu’elle ne soit jamais explicitement marquée, ni par un acte de parole, ni par un rituel. Comment Cemalnur Sargut accepte-elle une nouvelle ou un nouveau mürid? Comme nous l’avons vu au chapitre 5, le lien entre le maître et le disciple est considéré comme fixé dans la prééternité et comme le fruit d’une décision qui ne dépend ni du disciple ni du maître. Lorsqu’on pose la question directement à la mürşid, elle souligne qu’elle laisse les personnes intéressées venir à elle et qu’elle n’entre en matière que lorsque qu’elles insistent. Elle s’efforce de montrer ainsi qu’elle ne fait pas d’efforts particuliers destinés à attirer des adeptes. En fait, selon ses dires, elle s’applique à laisser s’accomplir ce qui est déjà accordé (tr. nasip, ar. nasīb) par Dieu. Elle est disponible si une personne a besoin d’elle, mais la laisse s’éloigner si ce n’est pas sa destinée d’être sa mürid. Cette attitude fait aussi partie de la construction du charisme. Le maître doit montrer que c'est cet élément mystérieux qui le différencie des autres êtres humains qui attire des adeptes et non ses efforts conscients de recruter des disciples. Cela donne par ailleurs une image de modestie et d'innocence qui va avec la figure du maître.

Une fois qu’une relation de maîtrise spirituelle est établie, Cemalnur Sargut décourage ses disciples de participer à des réunions d’autres groupes, car elle estime qu’il n’est pas bon de mélanger les enseignements de plusieurs maîtres. Cette règle n’est valable que pour les

personnes qu’elle considère comme ses mürid (disciples), car elle est responsable de leur vie spirituelle. Cela ne concerne pas les muhip (sympathisant·e·s, celles et ceux qui viennent par exemple aux sohbet ouverts au grand public) qui proviennent d’ailleurs en partie d’autres groupes et peuvent être lié·e·s à d’autres maîtres. Dans l’histoire du soufisme, l’affiliation à plusieurs confréries en même temps est pourtant un phénomène assez courant, bien qu’il n’y ait souvent de véritable lien initiatique qu’avec un seul maître (Geoffroy, 2003, p. 219). Cemalnur Sargut représente donc une exception, car elle décourage aussi la simple visite à d’autres mürşid ou d’autres tekke (lieu de réunion de derviches). La mürşid souligne que tant que la personne est en recherche, elle ne se permettrait pas de lui dire quoi que ce soit à ce sujet, pour qu’elle puisse librement choisir le groupe qui lui convient le mieux, mais une fois qu’elle a décidé de se lier à la tradition de Kenan Rifai, elle la découragera d’aller voir ailleurs. Elle le justifie en disant que chaque maître a sa propre méthode et sa propre personnalité et que les mürid risquent de s’embrouiller en mélangeant les styles. Deux métaphores reviennent régulièrement dans les enseignements et dans les entretiens que j’ai faits avec les disciples pour défendre cette position. Il y a tout d’abord le parallèle avec la médecine: la personne qui essaye beaucoup de médicaments différents en même temps ne va pas guérir. Ces médicaments différents sont efficaces, mais chacun séparément. Il ne s’agit pas de dire que les autres maîtres ne sont pas authentiques, mais il ne faut pas mélanger les enseignements. L’autre métaphore qui est citée encore plus souvent fait un lien entre le rôle de mürşid et celui de la mère. Selon les personnes que j'ai interrogées, le lait de la mère est bon pour l’enfant auquel elle a donné naissance, mais ne serait pas bon pour un autre enfant. Chacun·e préfère le lait de sa propre mère.

Or, la possibilité ou non de double affiliation affecte considérablement la forme que prend la vie religieuse des membres d’un groupe. En particulier, cela a des conséquences importantes sur la relation maître-disciple et sur l’étendue de l’influence du maître sur la vie de ses mürid. Pour illustrer ce point, une comparaison avec un autre groupe peut être utile. Je me suis rendue à plusieurs reprises dans une tekke d’un groupe de Qādiri pour y assister au zikir le jeudi soir. J’ai aussi revu certaines des femmes rencontrées là-bas à l’extérieur. Ce groupe diffère de celui de Cemalnur Sargut à bien des égards. Ses membres proviennent essentiellement des couches pauvres composées de migrant·e·s de diverses régions d'Anatolie84. Certaines des femmes, la majorité peut-être, ne savent pas lire et écrire. Ce groupe donne une très grande place aux rituels, sans qu’il n’existe –à ma connaissance-

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d’autres formes d’enseignement ou de réunions que ces rencontres du jeudi soir. Par ailleurs, la ségrégation entre les hommes et les femmes est appliquée strictement. Dès qu’elles ont franchi la porte d’entrée, les femmes empruntent un escalier qui les mène à la section qui leur est réservée. Lors du rituel, elles sont séparées du reste du groupe par une paroi en moucharabié qui leur permet d’entendre le cheikh et de participer sans être vues. Parfois, le cheikh passe rapidement du côté des femmes après le repas pour voir si tout se passe bien, ce qui est l’unique occasion pour elles de l’apercevoir pendant la soirée. Il est probable qu’elles puissent lui parler en face à face sur rendez-vous, si elles ont une question particulière à lui poser, mais en général leurs rapports avec lui sont très limités. Or, rien ne s’oppose ici à une affiliation à un autre groupe ou à la fréquentation d’une autre tekke. Ceci a pour effet que les femmes de cette confrérie organisent leur vie spirituelle de manière relativement indépendante de leur maître. Elles peuvent se rendre dans d’autres tekke, notamment celles où les rituels ont lieu un autre jour de la semaine. Elles organisent aussi des rencontres entre elles dans leurs foyers, qui leur permettent de prier et d’échanger loin du contrôle du cheikh. Elles peuvent donc se créer de manière autonome une vie spirituelle à partir du patchwork des différentes réunions auxquelles elles se rendent. La situation est totalement différente parmi les disciples de Cemalnur Sargut, où comme nous allons le voir dans le reste de ce chapitre et dans le chapitre suivant, l’impact de la guide sur la vie de ses mürid est très grand. Par ailleurs, sa manière de les décourager d'aller voir ailleurs a aussi pour effet de les empêcher d'acquérir un savoir différent qui leur permettrait de la contredire.