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Les sites naturels

II. Les politiques de préservation au service du tourisme

3. Les sites naturels

Si les monuments historiques sont les premiers à jouir d’une législation, la prise en compte des sites naturels est plus tardive et doit beaucoup à l’action des défenseurs de l’activité touristique. Notons que ce retard n’est pas propre à l’Indochine. En métropole, bien qu’il existe la loi de 1906 sur la protection des sites de caractères artistiques pouvant s’appliquer aux sites naturels, il faut attendre la loi du 2 mai 1930 sur la protection des sites et monuments naturels pour que ceux-ci fassent réellement l’objet d’une protection.

Nous verrons que cette prise en compte tardive tient en partie aux conflits d’intérêts, opposant l’activité agricole et industrielle à l’activité touristique. Puis nous reviendrons sur le cas de la baie d’Along qui conditionne toute la législation en la matière.

Contrairement aux sites historiques dont la préservation peut entrer « seulement » en conflit avec les populations colonisées, la sauvegarde des sites naturels entre quant à elle en conflit avec les intérêts économiques de la colonie, ce qui explique la lenteur des autorités à se saisir de la question. En outre, ces sites naturels portent généralement sur un espace étendu, mettant directement en péril l’activité qui s’y trouve. Ainsi la déforestation menaçant la diversité de la faune et de la flore et la variété des paysages est tolérée en raison des ressources en bois et de la disponibilité des terres qu’elle génère. En Cochinchine, les autorités sont réticentes à constituer des espaces protégés pour ne pas menacer le développement économique, notamment agricole, de la région. Mais le cas le plus emblématique, à l’origine de la législation en faveur des sites naturels, est celui de la baie

retrouve, après avoir découvert le temple de Bantea Srey et enlevé des têtes de statues, en situation illégale et en plus accusé de pillage. (…) En janvier 1924, Malraux et son associé Chevasson sont inculpés mais non arrêtés. (…) Lors du procès qui se déroule à Phnom Penh en juillet 1924, le juge Jodin (…) demande 3 ans de prison et 5 années d’interdiction de séjour pour Malraux et 18 mois pour Chevasson. (…) Le 28 octobre 1924, la peine de Malraux est ramenée à 1 an de prison avec sursis » [Morlat P., Indochine années vingt : le rendez-vous manqué (1918-1928), la politique indigène des grands commis au service de la mise en valeur, Paris : Les Indes savantes,

123 d’Along dont le paysage est menacé par l’extraction de charbon. Les enjeux de cette extraction sont primordiaux, ils permettent de développer la colonie et d’enrichir la métropole. D’ailleurs l’exploitation des ressources en charbon de la baie est un des objectifs de la conquête française, elle permet à la flotte (fonctionnant à la vapeur) de posséder un point de ravitaillement en Asie et de s’affranchir de la dépendance énergétique britannique284. Le Comité national de la protection de la faune coloniale est conscient que pour sauvegarder ces espaces il faut mettre en avant l’intérêt économique du tourisme afin de lutter contre l’intérêt industriel et agricole : « tous ceux qui s’intéressent à la beauté de notre sol et à la prospérité de nos colonies vous seront reconnaissant des mesures que vous jugerez bon de prendre dans ce sens, afin de concilier des deux intérêts inégalement importants sans doute, mais assurément importants tous les deux, du développement industriel et de la conservation de notre patrimoine esthétique et touristique »285.

La prise de conscience dans l’opinion publique concernant la fragilité des sites naturels est provoquée par l’émoi suscité par les dégradations des carrières en baie d’Along, révélées par Paul Roque dans la presse286. Cet émoi est relayé par le directeur de l’EFEO et le

directeur des Services économiques André Lochard, en charge du tourisme. En 1912 et en 1914, la baie d’Along avait déjà bénéficié d’une législation (jamais appliquée) pour limiter le développement des carrières, afin de préserver le site et notamment ses grottes. En 1921, la question est soumise à la Commission des antiquités du Tonkin. Elle aboutit à la signature d’un arrêté (4 octobre 1921287) délimitant dans la baie un périmètre à l’intérieur duquel

l’administration s’interdisait de concéder des exploitations industrielles. Cette délimitation ne fait pas l’unanimité. L’ingénieur des mines considère qu’elle n’est pas fondée sur les destructions mais sur l’esthétique : « l’auteur de l’arrêté à certainement entendu que les exploitations de carrières devraient être dissimulées dans les anses des régions où les touristes ne font que passer en chaloupes à vapeur et disposées en sorte qu’elles ne soient pas

284 Brocheux P. et Hémery D., Indochine, La colonisation ambiguë 1854-1954, Paris : La Decouverte, réd.2001,

p. 30

285 ANOM, GGI 66 739, 1928.7.4, note au sujet d’un projet de réglementation en matière de classement des sites

naturels

286 « Ainsi que le montre la carte ci-jointe, la baie ou port Parseval, qui est un des joyaux de la baie d’Along

visité par tous les touristes et dont la protection contre les exploitations Lapicque était l’un des principaux objectif de la légitime campagne entreprise dans la presse et auprès de l’administration » [ANOM, GGI 66 735,

1921.10.12, ingénieur en chef des Mines à GGI]

124 visibles des passes suivies par ces bateaux »288. Cette remarque souligne les raisons

touristiques de cette préservation.

Suite aux controverses, le directeur de l’EFEO demande au directeur des Services économiques de remplacer l’arrêté pris par la Commission des antiquités par une réglementation précise et de créer d’une commission spéciale, chargée du classement et de la surveillance des sites, prétextant que ni la Commission des antiquités ni l’EFEO n’ont les compétences pour juger de la protection des sites naturels et que cette tâche revient aux autorités s’intéressant au tourisme. Il explique que : « le motif qui justifie des mesures administratives en vue de protéger l’intégrité des sites naturels est essentiellement d’ordre touristique : il paraît donc logique que l’organisme qui sera institué pour assurer cette protection soit dirigé par le Chef de service, qui a le tourisme dans ses attributions»289. Le

directeur des Services économiques responsable des questions touristiques hérite du dossier. Il le défend auprès du Gouverneur général, en soulignant l’injustice entre la préservation des monuments historiques et les « richesses artistiques incorporées au sol même », autrement dit les « monuments naturels de caractère artistique »290. Sa demande aboutit à la signature d’un

arrêté par le Gouverneur le 9 novembre 1921291 (complété par l’arrêté du 27 juin 1932)

interdisant l’abattage et le ramassage de toutes roches calcaires dans certaines îles du golfe du Tonkin et la création d’une Commission des sites chargée d’instruire les demandes de protection. La composition de la commission révèle les administrations impliquées directement ou indirectement dans la gestion touristique : elle comprend les représentants des Services économiques, forestiers, miniers et des travaux publics, un fonctionnaire chargé du tourisme à la direction des Affaires économiques, un haut fonctionnaire vietnamien et un membre de l’EFEO.

Cependant, ces mesures concernant la baie d’Along et plus généralement leur extension à d’autres sites s’avèrent peu efficaces. Dans le cas de la baie d’Along, elles sont entravées par la possibilité de bénéficier d’une dérogation octroyée par le Résident supérieur au Tonkin et par le laxisme constaté dans leur application. Le 6 octobre 1923292, un arrêté

renforçant les contraventions tente d’y remédier. L’extension de la protection à d’autres sites est pénalisée par l’inaction de la Commission qui se réunit rarement et par l’absence d’une

288 ANOM, GGI 66 735, 1921.10.12, ingénieur en chef des Mines à GGI

289 ANOM, GGI 66 735, 1921.10.22, directeur de l’EFEO à directeur des Services économiques 290 ANOM, GGI 66 735, 1921.11.8, rapport du directeur des Services économiques à GGI

291 ANOM, GGI 66 735 1921.11.9, arrêté interdisant l’abatage et le ramassage de toutes roches calcaires dans les

îles du golfe du Tonkin situées à l’est du Méridien 116 g20

125 législation générale sur le classement et la conservation des sites naturels. En 1927, le ministre des Colonies, pressé en métropole par le Comité national la protection de la faune coloniale, demande au Gouvernement général de travailler à une législation sur la protection des sites naturels. Un projet de dépêche est préparé, les administrateurs sont sommés de dresser la liste de sites qu’ils désirent classer. Cependant la validation du projet est renvoyée de bureau en bureau (tourisme, législation, Affaires économiques) au motif que cette question n’est pas de leur compétence. Cette querelle de services témoigne du manque de considération pour le tourisme, ou du moins pour les mesures de protection des sites naturels. Le 3 avril 1928 le Gouverneur tranche et charge, par arrêté, le directeur de l’Office indochinois du tourisme et de la propagande de l’inventaire et la préservation des sites et beautés naturelles. Il aboutit à la promulgation d’un décret, le 5 janvier 1931, réglementant la protection des sites et monuments naturels de caractère artistique ou pittoresque. Cette réglementation s’accompagne de la création de commissions locales chapeautées par une commission centrale. Leurs travaux aboutissent le 20 décembre 1933 à un classement des sites et monuments naturels de l’Indochine293. Les commentaires justifiant le classement de certains

sites rappellent la filiation touristique de cette conservation, ainsi il est précisé pour la Cascade km 326 : « Site pittoresque très apprécié des touristes », et pour les chutes de Khône : « Intérêt pittoresque et touristique, accessibles en toutes saisons »294.

La préservation de sites naturels est étroitement liée à la notion de beauté du paysage chère aux voyageurs du XVIIIème siècle. Cependant, le retard pris par les sites naturels dans

leur préservation peut, en partie, s’explique par le fait, qu’ils n’ont pas acquis une dimension scientifique (grâce à la géographie et la géologie), contrairement aux sites historiques qui, eux, ont bénéficié d’une aura scientifique (l’histoire et l’archéologie) facilitant leur protection.