• Aucun résultat trouvé

Mise en valeur des zones hautes et des littoraux et intégration des marges

I. Des stations : une composante de la colonisation

3. Mise en valeur des zones hautes et des littoraux et intégration des marges

est à décider, à concevoir et à construire. Pour définir les critères qui guident le choix du lieu, les autorités font appel aux préceptes de la géographie médicale, l’argument scientifique déterminant est celui de l’étagement montagnard conditionnant la baisse progressive de la température et dans une moindre mesure, celui de l’exposition aux vents sur les littoraux [voir chapitre 1]. Les caractéristiques géo-climatiques servent de caution à la réussite de l’installation. Le déterminisme géographique et scientifique trouve dans ces constructions ex nihilo un terrain d’épanouissement. Nous verrons sur quels critères s’appuie cette nouvelle lecture du territoire, et quelles zones ils contribuent à mettre en valeur. Puis dans un second temps nous estimerons la part des perceptions individuelles dans la lecture et la valorisation de ces critères.

Cette nouvelle lecture, valorisant les hautes terres au climat plus frais et les littoraux dont la température est adoucie par la brise marine, est conditionnée par les bienfaits thérapeutiques de la géographie médicale, mais aussi le désir de retrouver le climat tempéré de la métropole. La volonté de recréer l’environnement climatique connu est primordial dans la lecture et l’utilisation du territoire conquis. Si les colons avait été originaires d’une région tropicale, ils auraient certainement porté un regard différent sur les zones montagnardes. Les colons développent une nouvelle conception de l’habitabilité des territoires, basée sur des facteurs topographiques et climatiques. La prise en compte de ces facteurs est une donnée nouvelle pour certains groupes ethniques comme les Kinhs145 majoritaires au Vietnam qui

avaient traditionnellement privilégiés les zones agricoles deltaïques aux zones montagneuses peuplées de communautés ethniques. Les facteurs topographiques et climatiques vont donc conditionner la création de stations. L’Indochine s’étire entre 8°31 et 23°22, de latitude nord,

145 Kinh : groupe ethnique originaire de la partie nord de l’Indochine et du sud de la Chine. « Les représentants

de l’ethnie viet ou kinh, dominante numériquement et politiquement, sont concentrés dans les basses terres alors que les peuples minoritaires sont pour l’essentiel confinés aux piémonts, plateaux, et flancs de montagnes »

58 sur une distance de 1 400 kilomètres146, entraînant une grande diversité des climats et des

reliefs, multipliant les possibilités. Dans un premier temps les autorités dressent le profil climatique de l’Indochine et identifient les zones chaudes et froides, puis dans un second temps elles établissent sa topographie distinguant les zones basses et les zones hautes. Il ressort de ce classement que les zones considérées comme malsaines sont les zones basses et chaudes et que celles estimées comme saines sont les zones hautes et froides.

En 1897, pour affiner les caractéristiques météorologiques de l’Indochine, indispensables à l’établissement de la colonie et à la démonstration que la colonie est habitable, Paul Doumer décide d’étendre l’étude climatologique, cantonnée alors à trois postes, aux grandes villes, aux sites balnéaires et montagnards. Deux types de stations météorologiques sont installées : les principales (à Saigon et au Cap Saint-Jacques, pour la Cochinchine ; à Phnom-Penh, pour le Cambodge ; à Nha Trang, au Langbian et à Tourane, pour l'Annam ; à Hanoi, pour le Tonkin) et les secondaires, outillées plus sommairement (Hong-Yen, Quin Hon, Huê, Quang-Yen, Moncay, Caobang et Laokay). A la fin de l’année 1898, on compte plus de dix-huit stations météorologiques. De ces études il ressort que : « le climat de la Cochinchine est particulièrement dangereux et débilitant ; l’état dans lequel sont les troupes qui y tiennent garnison, le renouvellement rapide du personnel des administrations en sont une preuve suffisante. Le Cambodge, le Laos, l’Annam, peuvent être plus sains, ne mettent, cependant, pas les Français à l’abri des maladies spéciales aux pays chauds qui les guettent. Le Tonkin, avec son hiver à la température européenne est plus sain. (…) Partout, en Indochine, des stations d’altitude seraient donc utiles. Dans le Sud, elles sont indispensables »147. Le sud indochinois (Cochinchine, Cambodge et Sud-Annam) présente des caractéristiques équatoriales, son climat est chaud, pluvieux, sans variation de température, tandis que le Tonkin, plus au nord, possède un climat plus tempéré marqué par une saison froide.

Au niveau topographique les autorités distinguent deux zones : les zones basses et les zones montagneuses. Les zones basses sont considérées comme malsaines, à l’exception de certains sites côtiers bénéficiant d’une bonne orientation aux vents et d’un environnement sain. Dans la notice sur l’Indochine réalisée pour l’exposition de 1900, Pierre Nicolas conseille à l’Européen désireux de s’installer en Indochine « d’éviter les régions basses, formées d'alluvions, sillonnées de fleuves, de ruisseaux dormants, parsemées de marais,

146 « 1400 kilomètres de la frontière chinoise jusqu’à la pointe de Ca Mau, près de 2 000 kilomètres si on en

mesure toutes indentations » [Koninck R., L’Asie du Sud-Est, Paris : A.Colin, 2009, p.303]

59 riches d'humus superficiel, mais très insalubres » 148. Elles couvrent toute la Cochinchine et le

Cambodge, hormis quelques pitons isolés et chaînons de collines peu élevées, ainsi que la région deltaïque du golfe du Tonkin. Pour autant ces zones sont les plus peuplées (colons et colonisés), en raison de leur accessibilité et de la richesse de leur environnement. Elles s’opposent aux zones hautes, considérées comme plus saines par les colons, mais moins accessibles et moins peuplées. Rejetées par les Kinhs en raison de leur manque d’intérêt agricole et de la présence d’ethnies différentes, elles apparaissent comme la solution au bien- être de la communauté et la clé de la colonisation. Ce qui était perçu par les Kinhs comme des inconvénients se transforme en avantages : la faiblesse du peuplement et la diversité ethnique permettent aux Français de mieux s’approprier l’espace, tandis que l’altitude leur offre des conditions de vie tempérée. Paul Doumer les décrit en ces termes : « [Les zones montagnardes] sont des contrées où les Français peuvent vivre, travailler, implanter fortement notre race. Les populations autochtones y sont présentement assez clairsemées pour qu’on n’ait à évincer personne. Que toutes ces régions élevées se peuplent de colons, cultivateurs, planteurs, éleveurs français, comme cela est possible et comme il faut que cela soit, et la civilisation en Indochine, la souveraineté de la France dans cette partie de l’Extrême Orient seront établies d’une manière indestructible » 149. De plus l’implantation

dans ces zones permet aussi de développer des cultures tempérées, contribuant à limiter l’importation en provenance de la Chine, et des cultures de rente comme le murier, l’hévéa et le pavot à opium. Ces hautes terres sont situées dans le Nord du Tonkin et dans la chaîne annamitique, qui s’étend parallèlement à la mer, du Tonkin au sud de l’Annam. La chaîne annamitique possède des altitudes variant de 200 à 2 200 mètres où se succèdent des plateaux plus ou moins élevés.

La conjonction de ces deux facteurs, topographiques et météorologiques, fait émerger que les zones malsaines les plus importantes, dont l’équipement en stations est indispensable, se situent en Cochinchine et au Cambodge, alors que les zones, où l’implantation de stations d’altitude est possible, sont majoritairement présentes au Tonkin, au Laos et dans le centre Annam. Cependant toutes les zones hautes ne sont pas considérées comme propices à une installation, ainsi le Nord du Tonkin est jugé trop accidenté. Pour la Cochinchine, territoire rassemblant le plus de colons, l’unique possibilité de créer une station d’altitude se situe dans le Sud de la chaîne annamitique. Concernant la création de stations balnéaires, l’étendue des

148 Nicolas P., Notices sur l'Indo-Chine, Cochinchine, Cambodge, Annam, Tonkin, Laos, Kouang-Tchéou-Ouan,

publiées à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1900, Paris : impr. de Alcan-Lévy, 1900, p.39

60 côtés, 5 234 kilomètres carrés de la côte vietnamienne auxquels il faut ajouter les 509 kilomètres carrés du Cambodge150 ouvre de nombreuses possibilités. Notons que l’Annam,

prisonnière entre la chaîne annamitique et la Mer de Chine a développé moins de stations d’altitude que de stations balnéaires.

Cette lecture des atouts du territoire, pourtant basée sur des critères scientifiques et médicaux ne fait pas l’unanimité dans la communauté coloniale, là encore les perceptions individuelles rentrent en jeu. Il existe deux lectures de ces caractéristiques donnant naissance à deux projets différents. La lecture du Gouverneur général Paul Doumer qui valorise les zones de hautes montagnes et dont le but est de construire des stations d’été de grande envergure et la lecture du ministre des Colonies Gaston Doumergue151 qui, lui, valorise les

moyennes montagnes dans l’objectif de créer des casernements proches des concentrations européennes.

Paul Doumer est partisan d’une utilisation rigoureuse des conditions géo-climatiques. Influencé par le modèle des stations indiennes de haute altitude, il fixe, en 1897, un seuil minimal de 1 200 mètres, les régions situées en-dessous de 1 000 mètres étant considérées comme « fiévreuses ». Le site doit être étendu, peu accidenté et sain afin de recevoir des installations importantes. Il doit posséder des sources d’eau potable, avoir un accès facile, pour favoriser l’acheminement des personnes et du ravitaillement, et disposer d’une terre suffisamment fertile pour y entreprendre des cultures propres aux régions tempérées [Annexe 6. La détermination du lieu d’implantation d’une station]. Paul Doumer focalise ses recherches dans le sud de l’Annam, zone montagneuse la plus proche de la Cochinchine, région où la concentration coloniale est la plus importante. Conformément à sa lecture des caractéristiques d’une station, son attention se porte sur le plateau le plus élevé, le Langbian, laissant de côté : le plateau du Langsa (d’altitude insuffisante entre 600 et 900 mètres), les plateaux de Bahmars et Sédangs (dont les altitudes s’échelonnent entre 300 à 1 000 mètres) et les plateaux des Bolovons, (d’une altitude insuffisante et d’un accès difficile). Cependant ces critères ne font pas l’unanimité, les choix du Langbian et du Bockor sont régulièrement attaqués. Ainsi, le docteur Grall critique l’intérêt médical des caractéristiques géo-climatiques retenues par Paul Doumer pour la station de Dalat, trouvant qu’elles ne sont pas compatibles avec toutes les pathologies en raison de sa trop grande froideur, et de son amplitude diurne (de la journée 25° à 0° durant la nuit) trop violente pour des troupes convalescentes dans la

150 Koninck R., L’Asie du Sud-Est, Paris : A.Colin, 2009, p.24 151 Ministre des Colonies de 1902 à 1905

61 colonie depuis longtemps. Pour se défendre face à ces accusations, les autorités ont recours à la comparaison des données climatiques des stations incriminées avec d’autres stations étrangères notamment indiennes.

Quelques années plus tard, en 1904, Gaston Doumergue, désirant multiplier les projets de créations de stations, revoit à la baisse l’altitude minimum de 800 à 1 000 mètres. Différentes raisons sont avancées pour justifier cet abaissement. La raison médicale, l’altitude trop importante expose le corps à un froid inadapté à toutes les pathologies comme les impaludés et les anémiés (argument du docteur Grall), à laquelle il faut ajouter des raisons techniques et financières, plus l’altitude est importante plus les travaux sont difficiles, coûteux et longs. Les autres critères tels que : la présence d’eau potable, de terres cultivables, la possibilité d’établir des communications faciles sont maintenus. De plus, il affirme la possibilité de créer des stations balnéaires, mettant en avant les bienfaits de la brise marine sur le paludisme.

Cette nouvelle lecture du territoire, suivant des critères géo-climatiques inédits, conduit à la mise en valeur de territoires nouveaux et à la création de structures inédites : les stations climatiques. C’est à la fois le fruit d’un regard porté par la communauté coloniale sur les qualités géo-climatiques du territoire, mais aussi d’une interprétation personnelle de ces données par les décideurs. Construites pour les colons les stations vont être localisées en fonction des concentrations d’Européens.