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L’axe Est-Ouest : Cochinchine et Cambodge

I. Des circuits pas toujours touristiques

2. L’axe Est-Ouest : Cochinchine et Cambodge

Cet axe de communication traverse deux territoires : la Cochinchine et le Cambodge. Sa construction est favorisée par plusieurs facteurs : touristique avec la présence des temples d’Angkor (site majeur de l’Indochine), politique avec la volonté de relier les deux capitales, Saigon et Phnom Penh ; et enfin, stratégique avec le projet de relier le Siam. Dans un premier temps, nous reviendrons sur les raisons conduisant le Sud indochinois à connaître un développement différencié. Puis dans un second temps, nous analyserons les étapes et les conséquences de l’établissement de la liaison touristique Saigon-Angkor-Anraya (Siam) sur le développement touristique d’Angkor315.

Le premier territoire de l’Union à bénéficier d’aménagements importants (dans le domaine de l’économie, l’habitat et les communications) est la Cochinchine. Des raisons à la fois politico-historiques, économiques et géographiques expliquent ce développement précoce. En effet, la Cochinchine, bastion de la colonisation, est la seule à bénéficier du statut de colonie ; Saigon est le principal port de l’Indochine, et, la platitude du relief facilite l’équipement de la région. Le développement du Cambodge, bien qu’en deçà de celui de la Cochinchine, est clairement encouragé par la présence d’Angkor et par sa situation frontalière avec le Siam. En 1913316, Rondet-Saint décrit ces régions comme sillonnées par un réseau de

superbes routes où plusieurs services publics fonctionnent (fluviaux reliant My Tho, Phnom

315 Voir Demay A., « De la Sala de voyageur au Palace : l’industrie hôtelière à Angkor », à paraître dans la revue

Siksacakr

316 ANOM, FOM 388, PV, 1927.3.6, Section du tourisme, Rapport de Rondet-Saint extrait de son ouvrage,

138 Penh et Angkor, et ferrés reliant Saigon à My Tho), alors que le reste de l’Indochine est doté d’hôtels sales et de mauvaises routes.

L’accès au site d’Angkor, par le Siam et Saigon, a mis vingt ans à être établi. Nous reviendrons sur ces étapes en mettant en exergue les interactions entre transports, hébergements et flux touristiques [Annexe 14. La mobilité en Indochine]. Dans un premier temps, nous étudierons la mutation de la maison de passagers en un bungalow touristique, puis nous aborderons les conséquences touristiques de l’instauration progressive de l’axe routier Saigon-Angkor-Aranya.

Durant les dix premières années, l’administration, via les cahiers des charges, cantonne le bungalow à la fonction de gîte d’étape accessible aux touristes mais surtout au personnel administratif et aux colons. Un logement de dix chambres avait été édifié en trois mois à Angkor à l’occasion du voyage du Gouverneur général Antony Klobukowski317 et du

roi du Cambodge Sisowath. Par la suite, le bâtiment est affecté en l’état, à la fonction de sala318 de voyageurs. Le 26 juin 1910, l’administration confie sa gérance aux Messageries fluviales de la Cochinchine qui gèrent déjà l’acheminement des passagers, soulignant les liens entre les compagnies de transports et l’hôtellerie. La liaison entre Saigon et Angkor se fait alors par bateaux à vapeur une fois par semaine pendant les six mois des hautes eaux, mois durant lesquels la navigabilité des Grands lacs est assurée. Le service se fait au moyen de simples bateaux de commerce transportant, sans distinction, marchandises, passagers et touristes. Aucune considération particulière n’est accordée aux touristes et les rotations ne prennent pas en compte l’organisation d’un séjour touristique aux ruines. Ils disposent soit de 36 heures s’ils veulent reprendre le même bateau, soit de neuf jours s’ils choisissent de prendre le suivant. De plus, le retrait progressif des eaux, engendrant la formation de marécages, rend difficile le débarquement à Siem Reap. Pour y remédier, l’administration entreprend, dès 1910, la construction d’un chenal pour normaliser l’accès durant la saison touristique. La visite des ruines se fait en charrette à bœufs et à cheval. L’administration oblige les Messageries à répartir les chambres équitablement entre les touristes et les fonctionnaires, à maintenir un gérant européen pendant la haute saison (hautes eaux de septembre à mai) et un gérant asiatique durant la basse saison (basses eaux). Le gérant exerce une fonction de gardiennage plus que de gérant d’établissement hôtelier, le représentant de l’administration à Siem Reap décidant à quelles personnes les chambres sont attribuées. Par

317 Gouverneur général de l’Indochine de septembre 1908 à janvier 1910.

139 ailleurs, le contrat précise que l’usage des locaux et du matériel est gratuit (seuls les repas sont payants), en contrepartie les Messageries reçoivent une subvention de 1 500 piastres par an. Cette gestion est critiquée par le TCF : « il semble que l’administration n’ait eu d’autre but que de créer à Angkor, pour l’usage des fonctionnaires habitant le Cambodge, un hôtel confortable et à prix réduits et qu’elle n’ait fait, en d’autres termes, des sacrifices pécuniaires importants, non point pour faciliter aux touristes la visite des temples merveilleux d’Angkor, mais pour permettre à son personnel de faire une villégiature agréable et dont elle consentait gracieusement à supporter les frais»319. Cet état de fait est assumé par le Résident supérieur

du Cambodge : « en effet, s’il est intéressant pour la colonie de voir s’accroître d’année en année le nombre des touristes étrangers qui visitent l’Indochine, il est également intéressant que l’accès et la visite des ruines d’Angkor soient facilités aux colons, commerçants et fonctionnaires indochinois dont les ressources sont plus modestes »320.

Malgré cet amateurisme, le site d’Angkor se développe et la sala devient rapidement inadaptée car trop petite. En 1912, elle est agrandie de cinq chambres et prend l’appellation de bungalow. Sa gestion s’apparente alors plus à une gestion touristique ; désormais le concessionnaire dispose de toutes les chambres sous réserve que cinq d’entres elles puissent être réquisitionnées par le Protectorat. Une tarification est établie distinguant la location de chambre avec ou sans pension, et une remise de 25% est accordée aux personnes résidant en Indochine. Par ailleurs, l’administration propose contre deux piastres une visite guidée de deux jours du site. Le 12 mai 1916, un nouveau contrat est signé pour cinq ans entre l’administration et les Messageries. Les conditions d’exploitation restent semblables, seule une clause oblige les Messageries à faire agréer ses gérants par l’administration, et prévoit la possibilité de les remplacer en cas de plaintes de touristes. Cette nouvelle clause laisse donc supposer des fautes dans les gérances précédentes. En 1919, le bungalow est de nouveau agrandi de dix chambres. Les Messageries le géreront jusqu’au 31 décembre 1926.

L’agrandissement du bungalow et la mise en place des routes permettent le développement du site d’Angkor. Nous estimons que, jusqu’au début des années 1920 et compte tenu des conditions de parcours (trajet fluvial subordonné à la période des hautes eaux) et de séjour (quinze chambres jusqu’en 1919), le nombre de touristes visitant Angkor est faible, ne dépassant pas, pour les meilleures années, une centaine par an. En 1921,

319 ANOM, GGI, 19 341,1911.6.14, Touring club de France, note sur l’ensemble des dispositions qui pourraient

être prises pour favoriser le tourisme en Indochine.

320 ANOM, GGI, 19 341,1911.6.14, Touring club de France, note sur l’ensemble des dispositions qui pourraient

140 l’ouverture de la route reliant Phnom Penh à Saigon place les deux villes à six heures [Annexe 14. Doc 2. (1)] ; cela permet aux Messageries de doubler leur service fluvial par un service postal et de s’affranchir de la saison des pluies. Elle est prolongée, en 1924, par l’achèvement de la route reliant Phnom Penh à Angkor [(2)] et l’édification d’un bungalow d’étape à Kompong Thom, à mi-parcours. Désormais Saigon est relié à Angkor via Phnom Penh par un réseau routier accessible en toute saison. Cette desserte permet de faire venir jusqu’à 500 touristes les meilleures années. En 1928, l’accès au site est facilité par l’ouverture d’une route directe reliant Saigon à Angkor [(3)], dotée d’un bungalow à Kompong Cham à mi-parcours. Elle permet de réduire de 100 kilomètres le trajet et de supprimer l’étape de Phnom Penh. Cette ouverture est à mettre en parallèle avec le développement du transport automobile qui provoque le déclin du transport fluvial. A la même période, les autorités ouvrent un bungalow à Soa Rieng, à mi-chemin entre Saigon et Phnom Penh. La Société des transports et messageries de l’Indochine (TEMI) établit, entre Saigon et Angkor, un service d’autocar et de location de voiture particulière. Tout cela permet d’accéder aux ruines dans de meilleures conditions de régularité, de prix et de confort. En 1929, une source321 révèle que 2 000

touristes seraient venus visiter le site. Cet accroissement est favorisé par l’ajout de vingt chambres au bungalow. En 1931, les effets de la crise et la faillite de la SGHI font chuter le nombre de touristes à 1015. En 1932, la route reliant Siem Reap à Aranya, située à la frontière siamoise, est terminée ainsi que son bungalow d’étape à Sisophon. Le dessein de ce projet est de capter les croisiéristes, majoritairement, Américains effectuant un tour du monde et faisant escale à Bangkok, Penang ou Singapour. Son achèvement permet de constituer une transversale, coupant d’Est en Ouest le Sud de l’Union indochinoise via Angkor et le raccordement au réseau ferré siamois [(4)]. Cependant ce raccordement au Siam, contrairement aux souhaits des autorités voulant établir un circuit Bangkok-Angkor-Saigon, contribue à évincer l’escale saigonnaise, autrefois indispensable pour atteindre les ruines, au profit du circuit siamois Aranya-Angkor-Aranya [Annexe 19. Venir en Indochine]. Un rapport de 1932, présenté au Comité central du tourisme par la direction des Affaires économiques et administratives322, explique que l’administration, consciente que l’ouverture de la route Siem

Reap-Sisophon constituait une menace pour le port de Saigon, comptait s’en affranchir par une active propagande auprès des agences de voyages étrangères, de ses représentants

321 ANOM, FOM 547, 1929.4.17, rapport au ministre des Colonies sur les travaux du Conseil supérieur des

colonies pendant la session 1927-1928

322 ANOM Sup 27, 1932, direction des Affaires économiques et administratives, rapport de présentation au

141 diplomatiques ou consulaires d’Extrême-Orient et d’Amérique. Dès l’ouverture de la route, Alfred Messner (hôtelier à Angkor) met en service, deux fois par semaine, un car limousine destiné aux touristes faisant la liaison entre Aranya et Angkor. Cette transversale met un terme à la navette fluviale entre Saigon et Angkor. Celle-ci est supprimée en 1934, avant même l’expiration du contrat, fin 1936. Par ailleurs, les horaires postaux entre Saigon et Angkor sont réduits à quatre voyages par semaine dont deux par camions et deux seulement par autocars. En résumé, cette transversale touristique permet d’éviter Saigon et donc l’Indochine. Angkor est maintenant accessible par le Siam. En 1934, le nombre de touristes croît de 50% passant à 1 582. Cette croissance s’explique aussi par l’ouverture définitive du Grand hôtel (1934) augmentant le parc hôtelier de 62 chambres. Notons que, dès le début des années trente, le tourisme aérien se développe, avec la construction d’un aérodrome à Siem Reap, agrandi quelques années plus tard (1938) pour permettre l’atterrissage des gros porteurs.

Le Sud indochinois a donc bénéficié d’un réseau routier et d’hébergement précoce, pour des raisons politiques, stratégiques et touristiques. L’axe Saigon-Angkor-Aranya constitue pour sa part un véritable axe touristique. Il est d’ailleurs complété par un autre axe, plus au Sud (via Pursat et Battambang), permettant de desservir Phnom Penh en évitant Angkor et servant en priorité la mobilité intérieure.