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Des créateurs de station

II. Des stations : l’expression d’une projection personnelle

1. Des créateurs de station

Le terme de créateur peut paraître exagéré, cependant il souligne le rôle déterminant joué par un individu dans la conception et l’aménagement d’un site, comme celui d’une station. Il donne alors une nouvelle identité et une nouvelle fonction au site, même si par la suite d’autres personnes peuvent jouer un rôle déterminant dans son installation. En Indochine, deux visions s’opposent. Celle de Paul Doumer, influencée par les Hill’s stations britanniques, souhaitant créer de grandes villes d’été, ouvertes à toute la communauté coloniale, où la fonction de tourisme de repos est largement présente et celle de Gaston Doumergue, désirant construire de petites structures médicales principalement destinées aux militaires qui assurent la défense de la colonie.

Paul Doumer s’intéresse exclusivement à la création de villes d’été de haute altitude proche des foyers de peuplements coloniaux les plus importants. Nous verrons sur quels territoires ses recherches portent et sur quels résultats elles débouchent.

Pour le Tonkin, Paul Doumer appuie ses recherches sur les nombreux rapports produits durant la « période de pacification »157. Les cahiers dits « d’itinéraires » rédigés par

les commandants de cercles et de secteurs, détaillent précisément toutes les informations recueillies. Cependant cette consultation étant sans résultat, Paul Doumer envoie, via son Résident supérieur, une circulaire (23 juillet 1897158) reprenant les critères géo-climatiques,

demandant aux commandants de territoires militaires, aux résidents et aux autorités

157 Expression désignant la période durant laquelle le Tonkin rétif à la colonisation connut une période de

troubles et de soulèvements, enrayée par la politique de De Lanessan. Nommé le 21 avril 1891, il étend l’occupation française à toute la partie montagneuse, refuge de la rébellion, et non plus seulement aux régions du delta. Pour ce faire il la divise en août 1891 en quatre territoires militaires. Chaque territoire militaire est méthodiquement exploré par la progression lente d'une ligne de postes provisoires, et ouvert par la construction d'un réseau de routes et de chemins muletiers.

158 ANOM, GGI 5 969, 1897.7.23, circulaire du GGI à RST, au sujet de l’établissement d’un sanatorium de

67 annamites, les possibilités de créer des stations sur leur territoire. Les entités situées dans la partie deltaïque répondent négativement à cette demande. D’autres, notamment les territoires militaires érigés dans les parties montagneuses, répondent plus positivement, sans toutefois affirmer qu’ils possèdent un emplacement satisfaisant à tous les critères énoncés. Les rapports arrivent de toute la partie montagneuse d’Est en Ouest de Lang Son à Son La, en passant par Lao Kay, et également de la partie centrale proche de Hanoi dont l’altitude est moindre, mais dont l’accès serait facilité par la construction du chemin de fer159. Trois sites, qui seront

aménagés plus tard, sont repérés : le Tam Dao et le Bavi, dans la chaîne de montagne de Thay Ngueyn la plus proche de Hanoi, et Mau Son à côté de Lang Son. Les montagnes du nord sont aussi évoquées, comme le site de Tao Ti et de Taffin sans que cela débouche sur l’aménagement d’une station.

Au Laos, le Tran Ninh, découvert par Pavie, est mis en avant par Paul Doumer, sans pour autant engendrer un développement. Tandis qu’au Cambodge la question n’est même pas posée. En Annam la situation est différente, la région, surtout le nord et le centre de la chaîne annamitique, n’a pas été explorée aussi méthodiquement qu’au Tonkin, Paul Doumer s’appuie donc sur les récits des explorateurs qu’il complète par l’envoi de missions. En février 1901, il charge Debay de repérer des sites pouvant offrir un sanatorium aux villes de Huê et de Tourane. Debay en sélectionne trois, seul un, Bana, sera aménagé en station. Mais Paul Doumer focalise son attention sur le sud de la chaîne annamite, seule possibilité pour la Cochinchine de posséder une station d’altitude, montrant ainsi l’importance politique et humaine de ce territoire. La lecture des récits d’exploration du docteur Yersin livre à sa connaissance le site du Langbian : « Je trouvais la description de plateaux d’une suffisante altitude, abondamment arrosés, où l’air était vif et frais, situés sur les derniers contreforts de la chaîne annamitique, mais visités trop hâtivement pour qu’il eût été possible de se rendre compte du climat et des conditions de la vie » 160. Paul Doumer prend contact avec Alexandre

Yersin afin d’obtenir des renseignements complémentaires et lui demander son avis sur l’envoi d’une mission. Le Langbian est perçu comme la solution pour doter le sud de l’Indochine (Cambodge, Cochinchine et Annam jusqu’à Tourane) d’une station d’altitude. Lorsque Paul Doumer quitte le Gouvernement général, le Langbian est le seul projet ayant abouti, l’emplacement de la station a été défini, l’accès est rendu possible par une route

159 Le texte de la loi du 25 décembre 1898 autorise le Gouvernement général de l'Indochine à emprunter 200

millions de francs pour la construction des lignes de chemins de fer suivantes : Haiphong à Hanoi et à Laokay, Hanoi à Nam-Dinh et à Vinh, Tourane à Huê et Quang-Tri, Saïgon au Khanh-Hoa et au Lang-Bian, Mytho à Cantho.

68 carrossable, complétée par un chemin muletier sur sa partie la plus abrupte, quelques bâtiments ont été construits. Concernant les autres sites Bana, Tam Dao, Bavi, Mauson les missions d’exploration n’ont pas engendré de projets concrets. Cependant ces études serviront de base pour les constructions futures, l’action de Paul Doumer n’est donc pas vaine.

Le programme d’équipement de stations est repris en 1903 sur ordre du ministre des Colonies Gaston Doumergue. Après un état des lieux des travaux et des études entreprises, le ministre, par une circulaire du 15 novembre 1904161, définit au Gouvernement général les

conditions d’après lesquelles doit être poursuivie l’installation des stations. Cette circulaire rompt avec les conceptions de Paul Doumer. Si Paul Doumer voulait construire des stations climatiques, sorte de capitales d’été accueillant aussi bien les civils que les militaires pour s’adonner au repos, le ministre lui, préfère mettre en place, non pas des villes, mais des camps militaires de réserve sur le modèle des sanatoriums, dont le but est de maintenir en bonne santé des effectifs réduits composés essentiellement de militaires, indispensables pour assurer la défense. De plus, si tous deux s’accordent sur l’idée que ces établissements constituent des compléments inévitables de la colonisation, leurs divergences de point de vue sur les groupes de population pouvant en bénéficier sont notables. Paul Doumer, malgré les études entreprises dans le reste de l’Union, focalise ses efforts sur le Langbian, cherchant à tout prix à fournir au plus gros foyer de peuplement européen, la Cochinchine, une station de repos, tandis que le ministre lui privilégie la bonne santé de ses troupes présentes aussi bien en Cochinchine qu’au Tonkin (effectifs importants depuis la pacification). Le ministre évalue même la taille des stations en fonction des effectifs pouvant y être envoyés sans mettre en péril les centres politiques et économiques des régions basses, l’objectif étant d’effectuer un roulement entre les troupes des régions basses et celles des camps d’altitude. La multiplication des besoins contraint le ministre à revoir à la baisse l’altitude minimum de 800 à 1 000 mètres environ. Ces nouvelles considérations géo-climatiques permettent de mettre en valeur des sites comme le Tam Dao, déjà repéré par Paul Doumer, mais dont le développement avait été laissé de côté, à cause de sa faible altitude. Concernant Dalat, malgré son altitude élevée Gaston Doumergue ne remet pas en cause son choix, mais préconise l’envoi d’un détachement d’une vingtaine d’hommes accompagné d’un médecin pour entreprendre l’étude du Da Nhin, dans le but de créer une station plus basse qui convienne à tous les malades.

69 De plus Gaston Doumergue, conscient que les études et l’exécution des travaux exigeront plusieurs années avant que les troupes européennes puissent occuper les stations d’altitude, souhaite envoyer les convalescents et les anémiés dans des stations de substitution : les stations balnéaires. Perçues comme des stations de transit à moindre coût, elles sont faciles d’accès (simplifiant les travaux) et leur localisation est stratégique, proche des plaines chaudes et des populations à défendre. En 1904, lorsque Gaston Doumergue envoie sa circulaire, l’Indochine en compte deux : le Cap Saint-Jacques et Do Son. Les autorités décident d’en édifier une autre à Sam Son. Par la suite, d’autres stations verront le jour, comme la station de Kep (Cambodge) construite avec l’appui de la Résidence supérieure au Cambodge, mais aussi, de façon spontanée, le long de la côte annamitique. Malgré la bonne volonté du ministre, les projets de stations végètent, les études sont menées, mais elles ne sont pas suivies de faits. Seule Sam Son aboutit. Il faut attendre le blocus maritime de la Première Guerre mondiale pour que les autorités reconsidèrent ces projets.

La flexibilité dans les critères géo-climatiques, apportée par Gaston Doumergue, et la détermination de certains administrateurs permet l’émergence de stations, comme le Tam Dao précédemment évincé par Paul Doumer en raison de son manque d’altitude.

Le Tam Dao, disputé entre l’autorité civile et militaire, est finalement remporté par l’administration civile grâce à l’action du Gouverneur Paul Beau. A plusieurs reprises, les autorités militaires s’étaient intéressées au site. En 1901 elles avaient prescrit des études sur les montagnes situées aux environs de Hanoi. En 1905, suite à la circulaire du Ministère demandant que les troupes européennes soient gardées en garnisons dans le bas Tonkin, Delorme, capitaine d’artillerie, est envoyé en mission à la cascade d’Argent pour étudier un projet de construction devant servir à la troupe. Le projet se heurte à une violente opposition du Gouverneur général Paul Beau et conduit les autorités à chercher un autre emplacement. L’intérêt de Paul Beau pour le Tam Dao est né de sa visite du plateau le 25 décembre 1904, à la suite de quoi il donne des instructions pour procéder aux travaux et aux installations nécessaires à la poursuite de l’étude du lieu. En 1905, le Résident supérieur du Tonkin donne un avis défavorable à la poursuite du projet conformément aux rapports du résident de Vinh Yen, mais Paul Beau s’oppose à sa décision et poursuit le projet.

La création du Bockor est déterminée par l’action du Résident supérieur François Baudoin. En 1920 son départ provoque l’arrêt des travaux (12 mai 1920), décidé par Louis Maspero qui assure son intérim, officiellement par faute de moyens, officieusement parce qu’il ne cautionne pas le projet. La station est sauvée par la nomination de François Baudoin

70 au poste de Gouverneur général en avril 1922. Dans le cas de Cha Pa162, la station est l’œuvre

du Résident de Laokay, Henri Tourrès. C’est le premier à concevoir la possibilité de faire de Cha Pa la capitale d’été du Tonkin. Autre station d’altitude de taille plus modeste, Mauson doit son existence (contre l’avis du commandant du premier territoire militaire) au Résident de Lang Son et à l’ancien directeur du comptoir national d’escompte à Calcutta, ancien directeur de la banque de l’Indochine, auteur d’un projet de création d’une station sanitaire à Mau Son163.

Paul Doumer et Gaston Doumergue n’ont pas la même vision des conditions géo- climatiques et de l’utilité sociale des stations. Le premier voulait créer des capitales d’été, en haute montagne, le second des sanatoriums militaires de moyenne montagne, voire balnéaires. Ces différences de point de vue influencent et conditionnent le statut des stations (privé, public, militaire) statut qui détermine les rythmes et le développement des stations.