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La modernité des équipements urbains : l’action de l’Etat et des Syndicats d’initiative

IV. L’affirmation de la vocation touristique des stations

1. La modernité des équipements urbains : l’action de l’Etat et des Syndicats d’initiative

Les stations se développent sous l’action de l’Etat et des syndicats d’initiative. Comme nous l’avons précédemment évoqué, l’Etat, à partir du moment où l’établissement n’est pas assimilé à un édifice médical tel un sanatorium, peut limiter son action et faciliter l’accès de la station (bonne route, service public de transport), aménager les services publics les plus indispensables (création de chemins, approvisionnement en eau, mise en place d’un bureau de poste et de télégraphe et d’un poste médical). Les syndicats, organes par excellence des stations, réservent leur action à l’organisation touristique, la préservation de l’esthétique, la construction et l’entretien des chemins de promenade et la publicité. Nous verrons donc dans

193 Eric Jennings, « Douleurs et conforts coloniaux à Dalat », communication faite au colloque « Les identités

corporelles au Vietnam d’hier à aujourd’hui : métamorphoses et diversités », Lyon 14 et 15 mai 2007.

194 Sacareau I., Tourisme et sociétés en développement : une approche géographique appliquée aux montagnes et

aux sociétés des pays du Sud, Mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Paris 1-Sorbonne, 2006, p. 244

195 Knafou R. et Stock M., « Tourisme », in Levy J. et Lussault M. (dir), Dictionnaire de la géographie et de

88 un premier temps la gestion urbaine étatique des stations, puis dans un second temps le rôle des syndicats.

L’Etat colonial est en charge de l’aménagement urbain des stations. L’introduction d’équipements modernes fait partie intégrante des caractéristiques des villes touristiques. Dans le contexte colonial, et particulièrement dans le cas des stations, cette nécessité est exacerbée par le besoin de retrouver le confort métropolitain, ainsi les stations sont parfois mieux aménagées que les villes des plaines. La qualité et la quantité des aménagements varient en fonction de l’importance de la station, leur installation est encadrée par des plans et règlements répartissant l’espace entre les différents acteurs.

Les équipements mis en place par l’Etat varient en fonction de l’importance politique du projet. Deux stations bénéficient d’un aménagement urbain important, Dalat196 conçue à

l’origine comme la capitale d’été du Sud Indochinois et Cha Pa pensée pour devenir la capitale d’été du Tonkin. Dans une moindre mesure, les autorités s’intéressent au développement du Tam Dao et du Bockor, promu à un grand avenir mais qui ne sera jamais suffisamment fréquentée pour se développer. D’autres comme Bana et Mau Son constituent des stations estivales urbanisées par l’Etat, mais dont le développement est laissé au privé. L’importance des équipements est donc proportionnelle au dessein de la station. Les plus importantes voient leur aménagement régi par des plans d’urbanisme. Ces plans ont pour but d’organiser les espaces en fonction des activités (résidences, commerces, zones militaires), mais aussi en fonction des communautés coloniales ou indigènes. Dans un premier temps, les plans ont pour but de lotir les terrains, afin de définir ceux qui seront utilisés par les autorités et ceux qui pourront être concédés aux particuliers.

A Dalat le premier plan de 1906 différencie deux espaces : celui construit par les services publics et celui des concessions à vendre aux colons. Dans la partie allouée aux services publics, les autorités prévoient des bâtiments administratifs et des habitations de fonctionnaires (un chalet pour le Gouverneur général, le gérant de caisse, le chef du poste administratif, la douane, la poste, le personnel des travaux publics) ; deux maisons (servant l’une aux gendarmes et l’autre aux personnels subalternes) ; ainsi que trois chalets pour diverses administrations. Il faut ajouter une « sala » permettant de loger une dizaine de personnes, sept à huit grandes cases servant de caserne ou de magasin, un casino, adjacent au commissariat de police et une mairie. Au Tam Dao le premier projet de lotissement est établi

196 Sur l’histoire de Dalat voir l’ouvrage d’Eric Jennings, Imperial Heights : Dalat and the Making and Undoing

89 en 1905 par le docteur Reboul, l’architecte Lichtenfelder et le directeur du cadastre. Les terrains sont répartis entre l’administration civile (20 lots), le Gouvernement général (dix lots), cinq lots sont réservés à la création d’un parc et trois à l’édification de l’hôtel, le reste étant laissé aux particuliers. A Cha Pa, le premier plan de lotissement est levé en décembre 1917 par Bouchaud, géomètre, complété par celui de Monot, géomètre, en 1923, et par cinq missions successives de Vu Huu Phuong agent du cadastre197. La croissance des stations

conduit les autorités à lotir de nouveaux terrains, c’est le cas en 1933 à Cha Pa. Vu Huu Phuong est chargé de dessiner le lotissement de Lo Sui Tong. Cette partie n’étant pas dans les limites de la ville, il faut en amont redéfinir le périmètre de la station. Le 31 mai 1934, la nouvelle délimitation du périmètre de Cha Pa est adoptée, la station est bornée en conséquence. Cependant il faut attendre avril 1936 pour que Lo Sui Tong fasse l’objet d’un plan de lotissement. Les particuliers voulant acquérir des lots doivent se plier à la législation. Au Tam Dao comme à Cha Pa, le concessionnaire doit être français. Il doit s’engager à construire une habitation dans le délai de deux années. La superficie de chaque concession est limitée. La demande doit être accompagnée d’un plan au 1/500 du terrain demandé et d’une déclaration indiquant la somme que le demandeur s’engage à dépenser. En cas d’acceptation un reçu de concession provisoire est accordé, elle pourra être transformée au bout de deux ans en concession définitive si les aménagements ont été réalisés.

Ces plans sont complétés par des plans prévoyant des voies de communication et d’adduction, et des règlements d’hygiène pour les eaux usées.

Les règlements d’hygiène encadrent les conditions d’habitation pour assurer la propreté et éviter la contamination du sol. Au Tam Dao, il est mis en place par un arrêté du 16 mai 1905, élaboré à partir de celui de la station chinoise de Kou-Ling198[ Annexe 9. Hygiène

dans les stations]. Ces règlements d’hygiène sont complétés par une distinction dans les plans d’urbanisme entre les bâtiments en maçonnerie jugés salubres et ceux en bois considérés comme insalubres (ne possédant ni eau potable, ni de système d’évacuation des eaux usées). Ils sont habités par les populations indigènes pauvres occupant des fonctions de domestiques, main d’œuvre et coolies. Leur stigmatisation, pour des raisons sanitaires ou esthétiques, renforce leur exclusion et instaure une certaine ségrégation, ces quartiers étant rejetés à la marge. A partir des années 1930, afin d’obtenir le classement de certaines stations en centre urbain, les différents services décident de bâtir ces quartiers en dur. Ils les cadastrent,

197 ANV1, RST 7 423, extension du centre de Cha Pa (mission de M. Huu Phuong) 1923-1933

198 Station d’altitude chinoise à 1 070 mètres située à deux jours de Shanghai, étudiée à la demande du

90 canalisent leur expansion, imposent le remplacement des structures en bois par des maçonneries et les alignent. A Cha Pa, les services des travaux publics dressent un plan de lotissement des quartiers vietnamiens et chinois le 6 août 1931199. Cependant, notons que les populations colonisées ne sont pas exclusivement présentes dans les quartiers pauvres, de riches Vietnamiens possèdent des villas dans les quartiers en maçonnerie habités en majorité par les colons aisés200. De plus, les populations coloniales n’ont pas toutes accès aux stations,

voire aux mêmes stations. Il existe des stations de première classe et de seconde classe. Ainsi dès l’origine, Dalat est considérée comme une station élitiste. Par un courrier du 14 mai 1928, le Résident supérieur en Annam précise que Dalat n’est accessible qu’à un très petit nombre de privilégiés : hauts fonctionnaires, colons ou industriels de Cochinchine et du Cambodge. Cet état de fait va à l’encontre de la volonté des autorités, qui tentent d’inverser cette tendance en concédant des lots de petites tailles accessibles aux classes moyennes.201Tandis que des

stations comme Bana, Mauson sont des stations de seconde classe, accueillant les populations locales de la classe moyenne. La présence de riches Vietnamiens dans les quartiers résidentiels aisés, la hiérarchisation des stations et l’impossible accès à tous les colons contribuent à nuancer la ségrégation « raciale » et à introduire un autre paramètre, la ségrégation économique basée sur les revenus.

En complément des règlements d’hygiène, les autorités mettent en place des réseaux d’adduction d’eau, d’éclairage électrique, de raccordement au réseau télégraphique et téléphonique. A Cha Pa, en 1927, le premier réseau d’acheminement en eau potable est mis en place et en 1930 ce réseau est opérationnel. En 1929, Cha Pa est reliée à Lao Kay par le téléphone et quelques années plus tard à Hanoi. Dès 1934, l’électricité fonctionne, bien qu’il demeure de nombreuses pannes. Au Tam Dao, une ligne téléphonique reliant Vinh Yen au poste du Tam Dao est installée dès 1907, ainsi qu’un bureau des postes et télégraphe. La mise en place d’outils de communication est indispensable au bon fonctionnement de la station, il permet aux touristes de maintenir leurs relations avec le reste de l’Indochine et aux hôteliers restaurateurs d’être prévenus de leur arrivée.

Comme pour les aménagements urbains, le développement des syndicats d’initiative est en corrélation au développement et à l’importance de la station et témoigne de sa

199 ANV1, RST 7 423, extension du centre de Cha Pa (mission de M. Huu Phuong) 1923-1933

200 Jennings E., « Urban Planning, Architecture, and Zoning at Dalat, Indochina, 1900-1944 », in Historical

reflections, n°2, vol. 33, p. 327-362.

201 Herbelin C., Architecture et urbanisme en situation coloniale : le cas du Vietnam, Thèse de Doctorat, Paris,

91 fréquentation. Le Syndicat d’initiative du Tam Dao est créé en 1913202, celui de Cha Pa en

1916, et celui de Bana, station moins importante, en 1928. Nous verrons le rôle joué par ces organisations ainsi que leurs relations avec les services étatiques.

Les syndicats sont des associations de villégiateurs dont le but est de favoriser l’aménagement et le développement sous toutes ses formes : création et amélioration des moyens et des voies d’accès, ouverture de routes et sentiers, mise en valeur des ressources naturelles, création et amélioration des services publics d’éclairage, de distribution d’eau et de vidange, conservation des sites, plus généralement tout ce qui contribue à la commodité et l’agrément du séjour. Les syndicats agissent directement dans la station : pose de poteaux d’avertissement ou de direction, de bancs et d’abris rustiques, de tables d’orientation, gestion des travaux routiers etc. affirmant la fonction touristique de la station. Le Syndicat d’initiative de Cha Pa a ainsi déboursé, de 1932 à 1934, une somme de 5 287 piastres pour l’embellissement de la station203. En 1937 les membres du Syndicat de Cha Pa204 se

prononcent pour la conservation des sites naturels tels que les Roches Noires et le massif rocheux voisin de l’église, l’aménagement d’un parc des sports, le maintien d’un médecin européen pendant toute la saison, la construction d’une route Hanoi - Cha Pa en reliant la route de Ha Giang. Ils tentent aussi de faire connaître la station via la presse. Deux initiatives peuvent être relevées dans le cas de Cha Pa : l’inscription dans l’annuaire des syndicats d’initiative et la mise à disposition d’une documentation : Livret Guide de Chapa205 publié depuis le début des années 1920 et régulièrement complété et réimprimé. A Bana, la première initiative du Syndicat est la publication d’un dépliant illustré donnant des renseignements.

Les syndicats jouent aussi un rôle consultatif, ils donnent leur avis sur les aménagements décidés par les pouvoirs publics. Ainsi le Syndicat d’initiative de Cha Pa critique les fréquents changements d’orientation urbanistique de la ville, les anomalies des plans et participe parfois à leur rectification. Leurs membres portent un regard pragmatique sur ces projets puisqu’ils résident dans la station. Ils soulignent ainsi que les fréquents ajustements et remaniements des plans d’urbanisme peuvent décourager de potentiels investisseurs : « Si (…), ce plan vient à être modifié, le lot choisi peut ne plus être aussi intéressant et même avoir perdu la majeure partie de ses avantages (…). Il peut donc en résulter l’abandon définitif de tout projet de construction (…). Ainsi s’éloignent de la station

202 ANV1, RST, 79 242, 1913.8.28, statuts du Syndicat d’initiative du Tam Dao

203 Rozario, Chapa station d’altitude, Cahier de la société de géographie de Hanoi, conférence faite à la société

de géographie de Hanoi le 13 avril 1935, Hanoi, 1935

204 ANV1, RST 79 246, 1937. 9.29, assemblée générale du Syndicat d’initiative de Cha Pa

92 d’altitude des personnes qui avaient reconnu ses avantages et qui étaient disposées à les faire connaître dans leur entourage »206. Ils mettent aussi en avant les discordes et les rivalités

entre le service du cadastre (chargé de délimiter, cadastrer et organiser la ville) et les travaux publics (chargés de mettre en place toutes les infrastructures de communication et les réseaux hydrauliques) qui doivent en théorie travailler en coopération : « Le service des travaux publics a établi le nouveau plan sans consulter le cadastre, en opérant sur le papier et non sur le terrain et sans la précision que le cadastre y aurait apporté. (…) Dans le plan actuel de routes, il y aurait d’après le chef du service du cadastre, des voies inexécutables, présentant des pentes de 30% que l’utilisation du plan des courbes de niveau général, établi par le cadastre, eût permis d’éviter» 207.

Les autorités posent les bases de l’équipement urbain moderne tandis que les syndicats d’initiative contribuent à affirmer la fonction touristique de la station et participent à son épanouissement. Au début des années 1930, les plans d’urbanisme et de zonage se complexifient, le tourisme gagne en importance, grâce notamment aux espaces verts, aux chemins de promenade, aux équipements sportifs et aux divertissements. Les aménagements urbains sont complétés par des aménagements touristiques, le tout participant à la recréation d’un mode de vie à la française.