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Accessibilité touristique ou territoriale ?

I. Des circuits pas toujours touristiques

1. Accessibilité touristique ou territoriale ?

L’accessibilité pour les touristes et pour les Indochinois se confond et se complète. L’accessibilité des lieux touristiques est conditionnée par les moyens de communications, mais aussi par les possibilités d’hébergement, et l’intégration à un réseau de communication plus large. Nous reviendrons sur le programme d’aménagement territorial

133 décidé par le Gouverneur général Paul Doumer, puis nous aborderons l’intégration de l’équipement touristique à ce programme et l’utilisation des budgets du tourisme pour combler la faiblesse des infrastructures existantes, notamment sur l’axe Hanoi-Saigon.

En 1898, Paul Doumer met en place un vaste programme de travaux publics, dont l’un des objectifs majeurs est d’équiper le territoire en voies de communication302. Une place

importante est faite à l’équipement ferroviaire303. Le réseau projeté comprend plus de 2 500

kilomètres de voies ferrées [Annexe 14. La mobilité en Indochine]. Il devait desservir les pays de l’Union, de la frontière de Chine à celle du Siam, en passant par Hanoi, Huê, Saigon, Phnom Penh, Battambang, et formerait une artère impériale sur près de 2 500 kilomètres. Ce projet comprend plusieurs étapes. Le texte de la loi du 25 décembre 1898 autorise le Gouvernement à emprunter 200 millions de francs pour la construction des lignes de chemin de fer suivantes : Haiphong–Hanoi-Lao Kay, Hanoi-Vinh, Quang Tri-Huê-Tourane, Khanh Hoa-Langbian-Saigon, Saigon-My Tho-Can Tho ; la ligne Saigon-Phnom Penh, permettant de rejoindre le réseau ferré siamois et d’assurer la pénétration commerciale au Siam, est, elle, reportée.

Considérer les différentes étapes du projet permet de révéler le caractère inégal de l’entreprise qui souffre de nombreuses lacunes. Plusieurs tronçons sont manquants ce qui entravent grandement la mobilité aussi bien à l’échelle de la colonie que dans ses connexions extérieures. Hanoi n’est pas reliée à Saigon, et Saigon n’est reliée ni à Phnom-Penh ni au Siam. Pour combler ces manques et assurer l’accessibilité des trois villes les plus importantes de l’Union, un réseau routier de substitution est mis parallèlement en place. Il est conçu pour desservir les zones en attente d’un équipement ferroviaire mais aussi les régions non comprises dans le programme ferré. Là encore, l’équipement routier n’est pas entrepris avec la même intensité dans toutes les régions et il est loin d’être pleinement efficace. D’après une enquête menée en mai 1903304 par le chef du Cabinet du Gouverneur général, il s’avère que

les routes du Tonkin, de l’Annam et du Cambodge sont impraticables, sauf aux abords des

302 Sur la politique de grands travaux de Paul Doumer appliquée à la capitale indochinoise, voir Michael Vann,

« Building Colonial Whiteness on the Red River : Race, Power, and Urbanism in Paul Doumer’s Hanoi, 1897- 1902 », in Historical réflexions/Refelxions Historiques, vol 33, n°2, 2007, p. 277-302.

303 Sur l’impérialisme technologique que représente la construction de la voie ferrée voir David Del Testa, Paint

the Trains Red : Labor, Nationalism, and Railroads in French Colonial Indochina, 1898-1945, thèse de doctorat,

non publiée, Université de Californie, Davis, 2001 ; Del Testa David, « « Imperial Corridor » : Association, transportation and Power in French Colonial Indochina », Science, Technology and Society, 4 : 2, 1999, p. 319- 345.

134 grandes villes comme Hanoi, Haiphong, Tourane, Phnom Penh. Ce n’est qu’en Cochinchine, en raison de la primauté de son développement économique, que la plupart des routes sont accessibles et praticables en toutes saisons [Annexe 15. Enquête et questionnaire : mobilité et tourisme].

Les difficultés de déplacement gênent considérablement le développement de circuits touristiques, d’autant que les sites touristiques restent à définir comme le prouve l’enquête du TCF. Le 22 juin 1910305, celui-ci tente de mettre en place le premier circuit touristique

indochinois, grâce à l’envoi d’un questionnaire à tous les administrateurs de province. Grâce à ce questionnaire détaillé susceptible d’être une source d’informations intéressantes, le TCF espère établir une liste des sites, de leurs moyens d’accès et d’hébergement. Cependant, la relance, le 8 août 1910, du Gouverneur général demandant instamment aux administrateurs de répondre le plus précisément possible et de retourner leurs réponses directement à son cabinet - afin de vérifier l’exécution de sa demande et de récupérer les informations -, montre le peu de considération ou le peu d’informations en matière de tourisme. Les réponses au questionnaire, ainsi que la lenteur de la transmission (certaines ne seront transmises qu’en mars 1911 !), révèlent la faiblesse et le désintéressement des administrateurs face à l’activité touristique [Annexe 15. Enquête et questionnaire : mobilité et tourisme]. Cependant, ce projet est interrompu par le déclenchement de la Première Guerre mondiale et par le décès d’Udenstock, responsable de l’enquête. Si elles n’aboutissent pas sur la constitution de circuits, les informations collectées ont certainement favorisé la publication de la brochure du Touring Club de France sur l’Indochine306.

Dans les années 1920, le choix des lieux à mettre en tourisme est imposé par le ministre des Colonies Albert Sarraut et le directeur des Services économiques André Lochard. En 1922307, André Lochard, conformément aux prescriptions de la circulaire d’Albert Sarraut

(2 octobre 1922), définit quatre lieux touristiques prioritaires qu’il faut rendre accessibles : les ruines d’Angkor, la cité impériale et les tombeaux de Huê, la baie d’Along et la haute région du Tonkin. Les trois premiers sont déjà constitués en sites308 tandis que le dernier est à

concevoir. La constitution d’un circuit dans la haute région a pour but d’ajouter, en plus de la baie d’Along, une attraction touristique au Tonkin, particulièrement, délaissé par les touristes à l’époque. L’ouverture de nouveaux lieux et de nouveaux circuits touristiques, dans le but de

305 ANV1, RST 20 583, 1910, TCF enquête sur le tourisme au Tonkin 306 Touring-Club de France, L’Indochine, Paris, 1913

307 ANV1, RST, 75 222, PV 1925.1.22, Comité régional du tourisme du Tonkin

308 Site, « type de lieu touristique dans lequel le touriste passe mais ne séjourne pas » [Equipe MIT,

135 diversifier l’offre, va en fait constituer une préoccupation récurrente. En 1927309, le

Gouverneur général demande aux chefs de province d’enrichir l’offre touristique en développant de nouveaux circuits. En 1932 de nombreux circuits touristiques secondaires ont été établis mais tous ne sont pas reliés aux axes de communication.

La confusion, entre les besoins de déplacement des touristes et des Indochinois, est faite dans les années 1920 par Albert Sarraut. Il impose que les infrastructures touristiques fassent partie intégrante de la mise en valeur des colonies et que les pouvoirs publics soutiennent financièrement leur instauration. Pour cela, le ministre insiste sur la double fonction de ces infrastructures destinées à la fois à la mobilité touristique et à la mobilité intérieure. Dès 1921, pour développer la circulation en tout genre et ainsi favoriser le mouvement touristique, le Gouverneur décide de faire supporter au budget général la charge de l’équipement hôtelier dans le souci d’équiper de façon logique les routes et les villes en gîtes d’étape310 et en hôtels confortables : « Il était difficile de ne pas faire imputer au budget général plus à même de le supporter que les budgets locaux, la charge de cet équipement initial d’ensemble entraînant une dépense de l’ordre de près d’un million et demi de piastres à répartir entre le minimum d’annuités possible. Ce programme, établi d’entente avec les pays de l’Union, n’enlève à aucun d’eux d’ailleurs la faculté d’apporter sur leur territoire les améliorations présentant un caractère d’intérêt local et dont les frais doivent, de ce fait, leur incomber »311 . Cette volonté est renforcée par la circulaire d’Albert Sarraut du 2 octobre

1922 qui définit l’aménagement et, notamment l’étude des circuits touristiques et la construction d’infrastructures hôtelières, comme le premier stade de l’organisation touristique [voir chapitre 3]. En 1926312, les travaux incombant au tourisme sont maintenus alors que des

restrictions budgétaires obligent à exclure de l’exercice de 1927 tous ceux qui ne concernent pas la mise en valeur proprement dite de la colonie ni ne revêtent un caractère d’urgence. Tout cela témoigne de l’importance accordée à l’activité touristique et notamment par le ministre des Colonies : « « Il est certain que les hôtels ne répondent pas partout à un besoin pressant,

309 ANV1, RST 72 548, 1927.10.13, circulaire GGI aux chefs des administrations locales, programme

d’organisation touristique et de propagande touristique

310 La ville-étape, « en général, il s’agit d’une ville de plus petite dimension qui présente une fonction

d’hébergement hypertrophiée mais qui est peu ou pas visitée par les touristes. La ville-étape doit beaucoup à sa position relative au sein du système de circulation ou par rapport à une région touristique » [Equipe MIT, Tourismes 1. Lieux communs, Paris : Belin, 2002 p.301]

311 ANOM, GGI 66 729, 1923.7.27, GGI à ministère des Colonies

312 ANOM, Sup 27, 1926.9.22, circulaire, ministre des Colonies à GGI, exclusion du budget de 1927 des crédits

136 mais il paraîtrait toutefois exagéré de les considérer comme faisant partie des constructions à exclure systématiquement d’un plan de campagne. Dans ces conditions et sous la réserve qu’il s’agit de région où les travaux seraient susceptibles de devenir productifs à bref délai, en favorisant l’éclosion ou le développement d’un courant intéressant de tourisme, vous [Gouverneurs généraux des colonies] pourrez apporter à l’industrie hôtelière l’aide compatible avec les nécessités du moment »313.

Mettant en avant le double avantage que représente le développement des équipements touristiques pour les touristes et les Indochinois, Albert Sarraut débloque d’importants fonds pour entreprendre l’organisation touristique. Les hôtels sont la pièce maîtresse de cet aménagement. Il considère que tant que l’on ne possède pas les moyens de recevoir les touristes, moyens en conformité avec le confort et le luxe auxquels ils sont habitués, il est inutile et même dangereux de les attirer. Cette remarque souligne d’une part la subjectivité de la notion d’accessibilité déjà évoquée et d’autre part le traitement particulier réservé aux touristes par rapport aux Indochinois. Le ministre souligne aussi la nécessité de mettre en place des axes de communication connectés entre eux, en d’autres termes, d’organiser des circuits touristiques. En 1922, il accorde 200 000 piastres pour l’équipement touristique, à charge au Gouverneur de les répartir et d’en assurer le contrôle. La somme est répartie entre le Cambodge (100 000 piastres) et l’Annam (100 000 piastres).

L’idée première est d’achever la construction des structures hôtelières déjà commencés, c'est-à-dire, les hôtels du Bockor, du Langbian Palace à Dalat, de Kompong Thom (à mi-chemin entre Phnom Penh et Angkor). Ces hôtels revêtent une fonction touristique de repos et d’étape touristique, mais aussi l’équipement de la route mandarine et la construction d’un hôtel à Thakhek, sans réelle fonction touristique. En 1923314, une réunion

présidée par le Gouverneur et réunissant, entre autres, le directeur des Services économiques André Lochard, en charge du tourisme, l’inspecteur général des Travaux publics et le chef du Service central d’architecture Ernest Hébrard, aboutit à maintenir les constructions envisagées précédemment et à en développer de nouveaux. Les chantiers projetés peuvent être classés en plusieurs catégories : les hôtels des capitales Phnom Penh, Saigon (assimilables au tourisme urbain) ; les hôtels des stations climatiques Cha Pa et Dalat (tourisme de repos) ; les hôtels desservant un lieu touristique (lacs Babé, Siem Reap pour Angkor) ; et enfin les hôtels

313 ANOM, Sup 30, 1927.1.6, circulaire, ministre des Colonies aux Gouverneurs généraux, gouvernement des

colonies et commissaires de la république au Togo et au Cameroun, construction d’hôtel

314 ANOM FOM 253, 1923.7.24, inspecteur général des Travaux publics, plan de campagne pour 1924 (hôtels et

137 d’étapes servant avant tout à équiper le réseau routier plutôt qu’à développer un tourisme sur place (Quin Hon, Vinh, Thankek, Xieng Kouang, Thanh Hoa,Langson, Savannakhet) [Annexe 17. Programme d’aménagement touristique de l’Indochine planifié durant la conférence du 24 juillet 1923].

Les fonds alloués à l’accessibilité touristique vont être utilisés pour créer un circuit touristique dans la haute région du Tonkin et pour équiper en gîtes d’étape l’axe touristique Saigon-Angkor, l’axe intérieur Hanoi-Saigon et le réseau secondaire desservant les principales stations touristiques.