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L’axe Nord-Sud : Annam et Laos

I. Des circuits pas toujours touristiques

3. L’axe Nord-Sud : Annam et Laos

L’équipement de l’axe Nord-Sud, deuxième pôle d’investissement touristique défini en 1922, a suscité de nombreuses critiques en raison de son manque d’intérêt touristique. Il apparaît clairement comme un complément au projet d’aménagement défini par Paul Doumer. Nous verrons comment les budgets du tourisme ont été employés pour parfaire l’aménagement territorial aux endroits où le chemin de fer n’était pas présent. Nous insisterons particulièrement sur le cas de l’Annam et évoquerons brièvement celui du Laos.

Le projet de Paul Doumer prévoit que l’équipement ferroviaire de l’axe Hanoi-Saigon se fasse en deux temps, laissant au réseau routier les parties Vinh-Quang-Tri (300 kilomètres) et Tourane-Khanh Hoa (proche de Nha Trang 522 kilomètres). En 1922, une mission

142 d’expertise dirigée par Walthausen et commandée par André Lochard323 évalue ces portions

routières. Il constate que la route est bien carrossable sur la majeure partie de son parcours, mais que des difficultés techniques et d’orientation subsistent et gênent la circulation. A certains endroits la route est à peine tracée et suit les sentiers pédestres traditionnels. De plus, elle est interrompue par 23 bacs, dont le passage se fait à la rame ou à la perche [Annexe 16. La route mandarine dans les années 1920]. La distance à parcourir et les difficultés rencontrées conduisent les autorités à la construction de gîtes d’étape afin de fournir aux voyageurs et aux touristes occidentaux un hébergement pour la nuit. Les autorités prennent en charge leurs constructions pour des raisons économiques et techniques : le développement d’une hôtellerie privée dotée d’un confort à l’occidental est coûteux à cause des difficultés de transport des matériaux, et peu rentable en raison de la faiblesse de la clientèle. Cette remarque souligne la subjectivité de l’accessibilité. Les Occidentaux, de plus en plus habitués à se déplacer en train ou en automobile pour de longues distances, jugent difficile la route mandarine ; au contraire, les Vietnamiens, qui se déplacent majoritairement à pied ou à cheval, la considèrent comme accessible. Les aménagements entrepris sur cette route témoignent, une fois de plus, de la nouvelle lecture du territoire, conditionnée par l’arrivée d’une nation étrangère colonisatrice.

La partie routière est tronçonnée en fonction du nombre de kilomètres parcourables dans une journée, compte tenu des voitures, des bacs et de la qualité de la route. La construction de trois gîtes d’étape prioritaires est décidée. Le premier est situé à Tuy Hoa, à 122 kilomètres de Nha Trang (terminus de la voie ferrée), le deuxième à Quang Ngai, à 276 kilomètres du premier, le troisième à Dong Hoi, éloigné de 396 kilomètres de ce dernier (avec une halte possible à Tourane ou Huê). A ces relais routiers, les autorités ajoutent des hébergements aux terminus des voies ferrées comme à Nha Trang (terminus de la ligne My Tho-Saigon) et à Vinh (terminus de la ligne du Nord passant par Hanoi) [Annexe 14. La mobilité en Indochine]. En complément, elles prévoient également la création d’établissements dans les villes importantes, comme à Huê et Tourane. Ces villes étant déjà pourvues d’établissements hôteliers, ces constructions ne constituent pas une priorité mais un complément. Les autorités souhaitent s’associer aux hôteliers pour que leurs établissements soient agrandis et modernisés. En 1921, le programme est accepté, et la priorité est donnée aux trois bungalows d’étape de Tuy Hoa, Quang Ngai et Dong Hoi. Les Résidents sont chargés de trouver les terrains, et les personnels des travaux publics d’établir des plans. En

323 ANV1 GGI 5 248, 1922.4.21, rapport de Walthausen au directeur des Services économiques sur la question

143 1922, les 100 000 piastres allouées à l’Annam servent en partie à terminer leur édification. Les autorités souhaitent aussi utiliser cette somme pour financer la construction d’un hôtel à Qui Hon pour seconder celui de Tuy Hoa, souvent complet en raison de l’attente au bac, et d’un gîte d’étape à Tour Cham (point d’embranchement de la ligne se dirigeant vers Dalat).

L’utilisation des budgets alloués au tourisme pour construire des gîtes d’étapes, servant directement la mobilité intérieure et indirectement la mobilité touristique, suscite la polémique entre le Gouvernement général et la Section métropolitaine du tourisme324. Le

Gouvernement général souligne les besoins conjoints et complémentaires de ces deux mobilités : « Ce plan général constituera le premier stade de l’organisation rationnelle du tourisme qui est constitué par l’équipement hôtelier allant de pair avec l’amélioration des voies de communication. (…) L’équipement touristique de l’Indochine a vu, dés le début, son essor lié au développement progressif des facilités de communication. (…) L’effort réalisé dans l’amélioration progressive des grandes voies de communication se fait, dès maintenant et de jours en jours plus nettement sentir. (…) Ces avantages d’ordre matériel, tout en profitant d’abord aux habitants de la colonie, sont de nature à attirer vers elle les étrangers et répondent au désir de voir se développer le mouvement touristique. Il leur faut toutefois pour ce faire le complément naturel de l’équipement hôtelier confortable »325 En 1928 le

Gouvernement général maintient son jugement « En tout cas la nécessité des bungalows de la route mandarine était incontestable. L’exploitation touristique des merveilleuses ruines d’Angkor ne devait point faire obstacle à la satisfaction des besoins internes du développement économique et routier de l’Indochine »326. La Section du tourisme pointe elle

son caractère éphémère et son manque d’intérêt touristique : « Ce ne sont pourtant pas les ressources qui manquent, mais on les a employés à créer cinq hôtels inutiles sur une route où l’on ne circule pas parce qu’un fonctionnaire a fait passer ses conceptions personnelles avant celles du Conseil supérieur des colonies et des spécialistes »327 jugement réitéré en 1928 :

« Au lieu de porter le premier effort sur la voie d’accès des ruines d’Angkor universellement connues (hôtels de Phnom Penh et d’Angkor), on a commencé par construire des bungalows sur la route mandarine et dans le haut Tonkin » 328. A terme, le réseau routier complété d’une

voie ferrée et ces étapes deviendront inutiles, d’autant que l’accès au Tonkin est

324 Voir Demay A., « L’Indochine une destination touristique », Les Rendez-vous Champlain sur le Tourisme,

Tourisme et mondialisation, Angers, le 31 mai, le 1er et 2 juin 2010

325 ANOM GGI 66 729, 1923.7.27, GGI à ministère des Colonies

326 ANOM GGI 66 729, 1928.6.1, GGI note relative aux vœux de la Section du tourisme et de la propagande 327 ANOM, GGI 66 729, PV, 1926.1.26, Section du tourisme

144 problématique puisqu’il constitue une voie sans issue (exclue du trafic maritime international). De plus, l’attrait touristique de cet axe n’est pas absent. Dans les années 1920, il est limité à la cité impériale de Huê et ses tombeaux. Huê et ses environs sont accessibles par le chemin de fer de Tourane, elle-même desservie par une navette fluviale reliant Saigon à Hanoi : aucun aménagement n’est donc utile pour accéder à ce site. En revanche, la construction d’étapes servant à desservir des sites touristiques le long de la route mandarine, est possible et aurait permis de mettre en valeur des sites chams, mais ces équipements sont délaissés au profit d’autres gîtes dépourvus d’attrait touristique mais indispensables pour assurer la mobilité intérieure329.

En 1936, le réseau routier est complété par l’ouverture du dernier tronçon Tourane- Nha Trang permettant de relier Hanoi à Saigon par la voie ferrée baptisée le Trans- indochinois. La liaison est assurée trois fois par semaine en 32 heures et permet de réduire les navettes maritimes entre Hanoi et Saigon. Parallèlement, la route devient de plus en plus praticable, réduisant les temps de parcours et modifiant les anciennes étapes. Ainsi dès 1936, le dernier bac entre Huê et Saigon est remplacé par un pont à Lang Co, au pied du col des Nuages. L’achèvement du chemin de fer conduit à repenser les gîtes d’étape. Certains situés en bord de mer ou proches des régions giboyeuses sont reconvertis. Nha Trang, terminus du chemin de fer durant une dizaine d’années, s’était déjà émancipé de sa fonction initiale pour devenir le but du voyage grâce au développement de son activité balnéaire. L’OCTI essaye de convertir Tuy Hoa en gîte de chasse pour la région de Pleiku grâce aux « billets week-end » au départ de Saigon pour Tuy Hoa et Phan Thiet en station balnéaire330. De façon générale,

l’Office tente d’imposer à la Compagnie des chemins de fer une flexibilité dans ses arrêts, pour satisfaire tous ceux qui souhaitent s’arrêter en cours de route sans frais supplémentaires et embarquer la voiture sur le train pour de courts trajets. Le Trans-indochinois sera d’ailleurs victime de son succès : dès 1937, l’augmentation du trafic de marchandises entraîne d’importants retards. Par ailleurs, il est de plus en plus délaissé par les colons lui préférant l’automobile pour leurs voyages d’agrément331.

Quant au Laos, les autorités tentent d’accroire son accessibilité en doublant la vallée d’une route de Thakheh à Kratié, qui atteindra ensuite directement Saigon, en ajoutant des

329 ANOM, GGI 66 733, 1922.11.13, directeur des Services économiques à RSA 330 ANV1, RST, 75 217-1, PV, 1936.10.6, OCTI

331 Sur la place du chemin de fer dans les politiques d’association et sur le délaissement progressif du train au

profit de la voiture par les colons voir Del Testa D., Paint the Trains Red : Labor, Nationalism, and Railroads in

145 transversales routières reliées à l’artère mandarine (Vinh-Thakheh, Dong Ha-Savannakhet). Comme pour la route mandarine, ces liaisons sont dotées de gîtes d’étape indispensables dont la construction est financée par le budget du tourime. Aux gîtes, il faut ajouter les hébergements dans les villes importantes comme Vientiane et Luang Prabang. En 1922, les autorités inscrivent sur le budget du tourisme le bungalow de Napé sur l’axe Vinh-Thakheh, celui de Thakheh - point d’arrêt de la route du Sud (Kratié-Saigon) qui devra à terme recevoir le terminus du chemin de fer projeté au départ de Vinh -, et celui de Savannakhet - point de départ de la route vers Dong Ha (point d’arrêt du Trans-indochinois). Cette route constitue, pendant une grande partie de l’année, la seule voie d’accès à toute la région du moyen Mékong. Cependant, les difficultés d’accès au Laos et l’absence d’intérêt touristique identifié conduisent au contournement de la zone par les touristes. L’hôtellerie privée est quasiment inexistante tandis que l’hôtellerie publique peine à se mettre en place, contraignant les autorités à construire des bungalows non pas à des fins touristiques mais à des fins de mobilité intérieure.

La liaison Nord-Sud est problématique : elle oppose contraintes territoriales (défendues par le Gouvernement général) et touristiques (défendues par la Section), et constitue un exemple du transfert des fonds alloués au tourisme pour la mobilité intérieure. En outre, son débouché sur le Tonkin ne favorise pas son intégration à un réseau touristique. En effet, la Section du tourisme, à cause de la mauvaise desserte maritime, voyait dans le débouché sur le Tonkin une impasse ne pouvant intéresser les touristes, et ce, malgré la présence du site de la baie d’Along et la tentative de création d’un circuit touristique dans le haut Tonkin.