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U NE CONCILIATION PROTEGEANT LES PRINCIPALES COMPOSANTES DE LA LIBERTE D’OPINION

2. Dans les services publics

246. À l’intérieur de ces services, la liberté de manifester ses croyances est strictement encadrée car cette liberté ne saurait heurter le principe de neutralité des services publics. Les fonctionnaires et agents de l’État sont en règle générale, bénéficiaires d’un régime juridique protecteur de leur liberté d’opinion générale. Déjà en 1955, Charles FOURRRIER estimait que la liberté d’opinion du fonctionnaire avait « plus précisément pour objet les opinions politiques, plus rarement les religieuses et moins souvent encore les opinions philosophiques »447. Aujourd’hui, le constat est différent. Les fonctionnaires et les différents agents des services publics restent toujours pour certains d’entre eux, des acteurs politiques aussi bien en Occident qu’en Afrique subsaharienne francophone. Par contre, les opinions religieuses des fonctionnaires font de plus en plus l’objet d’un encadrement juridique du fait de leur expansion et des risques encourus pour le principe de laïcité et avec lui, de neutralité de l’État. Le fonctionnaire et l’agent de l’État dans l’exercice de leurs fonctions, sont soumis au respect des « exigences supérieures de l’intérêt général, exprimées au niveau des missions du service ; celles-ci justifient les aménagements apportés à l’exercice concret de ces droits et libertés pour rendre les unes et les autres compatibles »448. Les différents législateurs doivent de ce fait poursuivre l’objectif de compatibilité constante entre l’expression des opinions des fonctionnaires et les principes constitutionnels qui protègent les droits et libertés fondamentaux des uns et des autres. Au moyen des différents textes de lois adoptés sur cette question, les autorités législatives insistent alors sur le fait que les services publics en Afrique comme en Occident ne sauraient constituer des canaux pour la propagande de toute idéologie quelle qu’elle soit et le prosélytisme.

247. À titre d’exemple, la loi n° 92-570 du 11 septembre 1992 portant statut de la fonction publique en Côte d’Ivoire, dispose en son article 16, alinéa 1 que : « La liberté

d’opinion est reconnue aux fonctionnaires (…) ». Toutefois, le législateur ivoirien souligne

que : « L’expression de ces opinions ne peut mettre en cause les principes affirmés par la

447 Charles FOURRIER, La liberté d’opinion du fonctionnaire. Essai de droit comparé : France,

Grande-Bretagne, États-Unis, U.R.S.S., Allemagne, Suisse, Belgique, etc., L.G.D.J., Paris, 1956, p.2.

Constitution et le présent statut »449. Les principes auxquels il est fait référence sont entre autres la laïcité de l’État, la liberté des individus, l’ordre public sécuritaire. Par conséquent, les opinions des fonctionnaires ne peuvent s’exprimer qu’en dehors du service450. Certains fonctionnaires, en raison de la place qu’ils occupent dans la hiérarchie du service public concerné, sont soumis à une obligation de réserve, afin qu’aucun discrédit ne soit jeté sur l’État, du fait de l’expression de leur liberté d’opinion, qu’elle soit politique, syndicale ou religieuse.

248. En Allemagne, la liberté d’opinion des fonctionnaires n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui, c’est-à-dire, affirmée et protégée par la Loi Fondamentale du 23 mai 1949. L’article 33 de la Loi Fondamentale dispose en substance que l’admission aux fonctions publiques de même que les droits acquis de la fonction publique sont indépendants de la croyance religieuse451. Aucun individu ne doit subir en conséquence, quelque préjudice que ce soit, en raison de son adhésion ou de sa non-adhésion à une croyance religieuse et philosophique452. Cette disposition insiste sur la liberté des opinions religieuses et philosophiques des fonctionnaires. De plus, l’expression de son appartenance religieuse est protégée par le juge constitutionnel fédéral, en l’absence de toute loi. Dans sa décision du 24 septembre 2003, la Cour constitutionnelle fédérale a invalidé une décision administrative qui sanctionnait une enseignante pour refus d’enlever son hijab pendant son service. La Cour constitutionnelle fédérale a jugé que l’arrêt de la Cour administrative fédérale, admettant la constitutionnalité d’un refus du ministère de l’Enseignement du Bade-Wurtemberg de nommer Professeur des écoles et collèges, une allemande qui portait le voile devant sa classe, restreignait la liberté religieuse et violait ainsi l’article 4 (1) et (2) de même que l’article 33 (3) de la Loi Fondamentale de 1949, en l’absence de toute loi. Les seules restrictions sont celles qui découlent du « législateur démocratique du

Land »453. Autrement dit, seule la loi peut restreindre la liberté religieuse puisque seul le

449 Art.16, al. 2, Loi n° 92-570 du 11 septembre 1992 portant statut de la fonction publique en Côte d’Ivoire. 450 Al. 3, art. précité.

451 Art. 33 (2) L.F. de la R.F.A. de 1949. 452 Art.33 (3), L.F. précitée.

453 BVerfGE, 24 septembre 2003, foulard islamique [Kopftuchentscheidung], analyse par Michel FROMONT, in Pierre BON et Didier MAUS (ss. la dir.), Les grandes décisions des cours

législateur peut opérer la conciliation nécessaire entre la liberté de manifester ses croyances et le droit du fonctionnaire de ne pas être discriminé en raison de ses croyances religieuses454. Qu’en est-il de la liberté d’opinion politique des fonctionnaires ? Pour répondre à cette interrogation, il convient de rappeler la complexité de la situation politique du territoire de l’Allemagne avant 1990, année de la réunification des deux Allemagnes. En raison de la particularité du découpage administratif et politique du pays, les fonctionnaires n’étaient pas logés à la même enseigne, selon les zones administratives auxquelles ils appartenaient. Ces disparités juridiques étaient flagrantes pour ce qui était de leurs droits et obligations, dont la liberté d’opinion455.

249. En France, le législateur est intervenu à plusieurs reprises pour souligner les limites de la liberté d’opinion dans les services publics, conformément à la tradition constitutionnelle du pays. Ainsi, la loi du 13 juillet 1983, dite Loi Le Pors, portant droits et obligations du fonctionnaire, en ses articles 6 et suivants, précise le cadre d’exercice de la liberté d’opinion du fonctionnaire. Ce dernier est en principe, libre d’exprimer ses opinions. Toutefois, cette liberté générale est assortie d’une obligation de neutralité pendant le service. L’arrêt Demoiselle Jamet rendu en 1950 par le Conseil d’État, le précise en affirmant qu’ « au nom du devoir de stricte neutralité qui s’impose à tout agent

collaborant à un service public », la liberté d’expression des opinions des fonctionnaires

peut connaître des restrictions456. Le législateur dû alors intervenir afin de préciser les contours de cette obligation pour le fonctionnaire et l’agent de l’État, quant à l’expression de ses opinions. L’article 5 de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 ne

constitutionnelles européennes, Dalloz, Coll. « Grands arrêts », Paris, 2008, pp. 272- 273 ; 276-278,

spéc. p. 273.

454 BVerfGE, 24 septembre 2003, foulard islamique [Kopftuchentscheidung], op. cit., p. 277.

455 « Le problème des droits politiques des fonctionnaires est très controversé depuis le retour de la démocratie. En zone britannique, le gouvernement militaire a limité ces droits à l’électorat et à l’appartenance passive à l’un des partis autorisés. Les Constitutions de la zone américaine ne contiennent aucune restriction des droits. La Constitution de Hesse fait même un devoir aux fonctionnaires d’agir pour l’affermissement des idées démocratiques. En zone française, les Constitutions accordent aux fonctionnaires les mêmes droits qu’aux autres citoyens, mais la législation de Bade-Sud et de Wurtemberg-Hohenzollern apporte certaines restrictions ». Cet extrait est tiré d’une étude parue le 25 juin 1949 dans la revue La Documentation Française, n° 57 sur l’Allemagne. Cité par Charles FOURRIER, La liberté d’opinion du fonctionnaire. Essai de droit public comparé, op. cit., p. 176.

il pas que : « (…) Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne

peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas » ?.

250. À cet effet, Louis FAVOREU considérait à juste titre dans le cadre de la liberté d’opinion religieuse, en 2003, que « le respect de la Constitution commande que toute mesure relative au port d’insignes religieux (ou autres) dans les services publics- qu’il s’agisse d’une interdiction ou d’une autorisation – soit prise par une loi votée par le Parlement »457. Aussi, en 2004 suite au rapport de la Commission STASI sur l’application du principe de laïcité dans le République, le législateur adopte la loi n° 2004-0228 du 15 mars 2004, qui aménage la liberté d’opinion des usagers des services publics. Cette loi pose en interdiction générale et absolue, le port des signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Cette loi a eu pour objectif principal, de protéger la laïcité dans les établissements d’enseignement publics. La circulaire du 22 mai 2004 précise que cette loi concerne non seulement le voile islamique et la Kippa mais aussi, toute croix de dimension manifestement excessive. Cette indifférence du législateur implique que « l’autorité

normative soit “aveugle” à la signification religieuse, réelle ou supposée, du vêtement dissimulant intégralement le visage, comme elle l’est par exemple à la couleur de la peau ou à l’origine »458.

251. Le principe de neutralité de l’État interdit également tout recrutement à la fonction publique sur des critères fondés sur les opinions politiques, philosophiques, syndicales ou religieuses des candidats. De même, le déroulement de carrière ne saurait être soumis à une discrimination fondée sur la religion. En France par exemple, un candidat ne peut être écarté d’un concours de recrutement dans la fonction publique pour des motifs qui tiennent compte de ses opinions politiques459. Mais à l’inverse, un candidat, dans le cadre d’un concours d’agrégation dans l’enseignement secondaire public, peut ne pas être autorisé à y participer, au motif que « l’état ecclésiastique auquel il s’était consacré s’oppose à ce qu’il

soit admis dans le personnel de l’enseignement public, dont le caractère est la laïcité ». En

457 Louis FAVOREU, « Une loi ! Le respect de la Constitution l’exige », Le Monde, 06 décembre 2003. 458 C.C., décision n°2010-613 D.C. du 7 octobre 2010, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, op.

cit., pp. 459-460.

effet, « l’État a le droit (…) de s’assurer que le candidat à une fonction ne se trouve pas

dans le cas de ne pas la remplir selon l’esprit et le but en vue desquels la loi l’a instituée. L’autorité qui fait la nomination a donc forcément, dans l’intérêt du service que la fonction a pour but d’assurer, à exercer un certain pouvoir d’appréciation sur les mérites des candidats ». L’Abbé Bouteyre, un prêtre catholique avait la volonté de participer au

concours d’agrégation de philosophie de l’enseignement secondaire. Le ministre de l’instruction publique de l’époque, estima alors que dans l’intérêt du service, les fonctions d’ecclésiastique n’étaient pas compatibles avec celles de professeur de l’enseignement secondaire public, car ce dernier ne serait pas apte à faire preuve de l’impartialité et de la neutralité nécessaires, dans le cadre de son enseignement460.

252. En conclusion, malgré le principe de la liberté d’opinion, cette liberté ne peut s’exercer selon l’endroit et selon la personne considérés. L’espace public constitue une première limite à l’expression de ses opinions, surtout religieuses, lorsque celles-ci sont jugées incompatibles avec les exigences de maintien de l’ordre public sécuritaire. Une seconde limite concerne les fonctionnaires et agents de l’État, dans la mesure où en vertu du principe de laïcité de l’État, il leur est interdit d’exprimer leurs opinions religieuses ou politiques dans le cadre du service. Les services publics ne doivent également opérer aucune discrimination liée aux opinions. Si cette interdiction vaut strictement pour les opinions religieuses, les opinions politiques peuvent, en revanche, influencer le recrutement et le déroulement d’une carrière461. En effet, certains emplois supérieurs sont laissés à l’appréciation discrétionnaire du gouvernement, autorité de nomination à ces emplois. Les directeurs des administrations centrales et les autorités déconcentrées en sont des exemples. Et en règle générale, les personnes nommées à ces postes à responsabilité ne doivent, tant dans le cadre du service public, qu’à l’extérieur, du moins en public, exprimer d’opinions contraires à celles du gouvernement, dont ils mettent les politiques publiques en

460 C.E., 10 mai 1912, Abbé Bouteyre, n°46027, Rec. Lebon, p. 561 ; Marcel LONG et alii., Les grands

arrêts de la jurisprudence administrative, 20ème éd., Dalloz, Coll. « Grands arrêts », Paris, 2015, n°23, pp.130-136.

461 Ce constat est bien souvent avéré en Afrique subsaharienne avec plus d’acuité. Il n’en demeure pas moins vrai que les opinions politiques participent à un degré moindre, de l’avancement des carrières dans les grandes démocraties occidentales.

œuvre. Henri OBERDORFF emploiera alors l’expression « obligation de loyalisme »462

pour résumer cette idée. Certains fonctionnaires exerçant des missions de service public régalien tels que les magistrats, les militaires463 entre autres sont soumis au strict respect de la politique gouvernementale tant en matière de justice qu’en matière de défense.

B. L

ES OPINIONS ATTENTATOIRES A L

HONNEUR ET A LA CONSIDERATION

DES PERSONNES

253. « Expressa nocent, non expressa non nocent ». Ce qui est exprimé peut nuire, ce qui n’est pas exprimé ne peut nuire. Cet adage prend tout son sens dans l’hypothèse de l’expression des opinions. Il est des expressions d’opinions qui peuvent nuire à l’honneur et à la considération des individus. L’honneur se rattache davantage à l’idée que l’on tient à conserver soi-même alors que la considération se rattache à l’idée que les autres ont de nous464. La liberté d’opinion ne doit pas dégénérer en licence en portant atteinte à la probité de l’autre. Toutes les opinions ne sont pas participatives de l’érection de la démocratie, encore moins de l’État de droit. Certaines opinions bénéficient de la protection de la règle de droit, et d’autres sont sanctionnées par elle. Ces dernières ne sont pas qualifiées d’opinions, mais constituent des infractions punies par le droit pénal. Et, constitue une infraction, « tout fait, action ou omission, qui trouble ou est susceptible de

troubler l’ordre ou la paix publique en portant atteinte aux droits légitimes soit des particuliers, soit des collectivités publiques ou privées et qui comme tel est légalement sanctionné »465. Dans le cadre de l’exercice de la liberté d’opinion, droit fondamental, le législateur est tenu de garantir la conciliation de cette liberté avec l’ordre public sécuritaire, au besoin en sanctionnant les infractions qui en découlent : tel est le cas de la diffamation (1) et de l’injure (2) entre autres.

462 Henri OBERDORFF, Droits de l’homme et libertés fondamentales, op. cit., p. 499.

463 Pour approfondir la réflexion sur la liberté d’opinion des militaires, voir : Clara BACCHETTA, Quelle

liberté d’expression professionnelle pour les militaires ? Enjeux et perspectives, Economica,

Coll. « Institut des Hautes Études de Défense Nationale », Paris, 2004.

464 Propos de Guizot, Commissaire du Roi lors des débats à l’occasion de la loi de 1819. Cité par Bernard BEIGNIER et alii., Traité de droit de la presse et des médias, Litec, Coll. « Traités », Paris, 2009, p. 449.

1. La diffamation

254. Avant d’analyser la nature de la répression de la diffamation (b), il importe de préciser les fondements de la sanction de l’acte diffamatoire (a).