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E NTRE NEGATION POLITIQUE ET ENCADREMENT CONSTITUTIONNEL DE LA CONCILIATION DE LA LIBERTE D ’OPINION AVEC L’ORDRE PUBLIC

L E CADRE JURIDIQUE STANDARD DE LA CONCILIATION RENFORCEE PAR DES VALEURS SPECIFIQUES

1. La constitutionnalisation de la diversité ethnique

178. La consécration constitutionnelle de la liberté d’opinion ne saurait être une menace pour l’ordre public sécuritaire. Les constituants africains l’ont bien compris. Cette consécration devait donc être l’occasion de préciser le cadre d’exercice de la liberté d’opinion dans des États enclins à certaines réalités spécifiques. Ces réalités peuvent s’avérer tout aussi utiles que nuisibles pour la construction et la consolidation de l’État de droit en Afrique. Le phénomène ethnique en fait partie. Jean-François BAYART reconnaissait à juste titre : « On ne peut nier l’existence, voire l’irréductibilité des consciences ethniques »321 en Afrique. La notion d’ethnie ne saurait relever exclusivement de la géographie humaine et rester étrangère à l’étude du droit constitutionnel. En effet, le droit constitutionnel définit l’État en y incluant l’élément humain qu’est la population322. Cette dernière, non homogène de par la diversité des origines qui peuvent la composer, ne saurait alors être ignorée dans ses différentes composantes. La reconnaissance des différentes communautés ethniques se conjugue pourtant avec la volonté de construire des

320 Cité par Pierre LAMBERT, « Trop de liberté tue la liberté », in Mélanges en l’honneur de Jean-Paul

Costa : La conscience des droits, Dalloz, Paris, 2011, pp.379-389, spéc. p. 380.

321 Jean-François BAYART, L’État en Afrique. La politique du ventre, Fayard, Coll. « L’espace du politique », Paris, 2006, p. 66.

322Voir à cet effet, la définition de l’État que propose une partie de la doctrine : Joseph BARTHÉLÉMY et Paul DUEZ, Traité de droit constitutionnel, Éditions Panthéon-Assas, Coll. « Les introuvables », Paris, 2004, p. 284. : « L’État est une société organisée [population], soumise à une autorité politique et attachée à un territoire déterminé ».

peuples unis, ainsi que l’ont affirmé les constituants à travers les formules : « nous,

peuple… », ou « le peuple… », dans les différents préambules. Le peuple est une pluralité

d’individus constituant une unité323. Cette référence à une unité humaine autour de la notion de peuple est de nature à nuancer le pluralisme ethnique et linguistique. La République Fédérale d’Allemagne dans une perspective comparatiste rappelle également que c’est « le peuple allemand » qui s’est donné la Loi fondamentale de 1949. L’adoption de cette loi fondamentale fait suite à la ratification du texte par « les représentations du

peuple »324.

179. Pierre PACTET et Ferdinand MÉLIN-SOUCRAMANIEN rappellent que selon une signification largement admise, l’État est « une communauté nationale particularisée par son passé et par une certaine unité, qui peut devoir davantage à la volonté et aux efforts des hommes qu’aux données naturelles, notamment si des populations différentes sur le plan ethnique et linguistique cohabitent dans le cadre d’une même communauté »325. La cohabitation sur un même territoire de populations différentes de par la langue et l’ethnie est une réalité dans les États africains.

180. En Afrique subsaharienne francophone, la notion d’ethnie est associée à la réalité du continent. À titre d’exemple, la Côte d’Ivoire ne compte pas moins de soixante ethnies, ce qui pourrait alors constituer un terreau fertile pour les leaders d’opinion peu scrupuleux.

323 Hans KELSEN, La démocratie. Sa nature-Sa valeur (Préface de Philippe RAYNAUD), Dalloz, Coll. « Bibliothèque Dalloz », Paris, 2004, p. 14.

324 Qu’il s’agisse des États fédéraux comme la R.F.A. ou des États unitaires comme la France et la majorité des États de l’Afrique subsaharienne francophone, la notion de peuple constitue un important moyen préventif face aux tentations de revendications nationalistes. En Allemagne, les länder constituent les différentes représentations du peuple allemand puisque la R.F.A est un État fédéral. Ces länder sont le résultat de la fragmentation territoriale de l’Allemagne. Pourtant, les populations de ces territoires ne sauraient revendiquer la qualité de peuple différencié. Tous les länder aussi spécifiques soient-ils, constituent à part égale des composantes du peuple allemand. En France, la notion de peuple a fait l’objet d’une décision rendue par le Conseil constitutionnel en date du 9 mai 1991. Dans le considérant n°13 de la décision n°91-290 D.C. du 9 mai 1991, le Conseil constitutionnel a affirmé qu’en raison du caractère indivisible de la République Française, la mention faite par le législateur du « peuple corse, composante du peuple français » était contraire à la Constitution du 4 octobre 1958. Selon le Conseil constitutionnel, la Constitution française de 1958 ne connaît « que le peule français composé de tous les

citoyens français ». Voir note Dominique ROUSSEAU, « La constitutionnalité d’un statut propre à la

Corse », Revue des sciences administratives de la Méditerranée orientale, 1990, pp. 63-74 ; Christine HOUTEER, « Le Conseil constitutionnel et la notion de peuple corse », Les petites affiches, n°74, 1991, p. 15 ; Louis FAVOREU, Revue française de droit constitutionnel, 1991 ; Pierre AVRIL et Jean GICQUEL, Pouvoirs, 1991, n°59, novembre 1991, p. 221.

325 Pierre PACTET et Ferdinand MÉLN-SOUCRAMANIEN, Droit constitutionnel, 32ème éd., Sirey, Coll. « Sirey université », Paris, 2013, p. 33.

La réalité ethnique dans cette partie du continent africain est un élément déterminant dans la vie politique, puisqu’elle est un excellent moyen de participation politique.

181. L’ethnie se définit comme un groupement humain qui possède une structure familiale, économique et sociale homogène, et dont l’unité repose sur une communauté de langue, de culture et de conscience de groupe. Il existe ainsi autant d’ethnies que de communautés de langues. Le constituant sénégalais désigne de ce fait dans la loi suprême, les langues qu’il qualifie de nationales326. Par ailleurs, le groupement humain réuni autour d’une même langue se retrouve également autour d’une même région du territoire national. Contrairement à l’occident qui voit dans la notion de régionalisme une valeur positive participative de la démocratie en ce sens que le citoyen se sent plus proche du pouvoir, en Afrique subsaharienne francophone, le régionalisme n’y a pas la même acception. Le régionalisme en Afrique se réfère à un régionalisme ethnique. Ce régionalisme repose sur une solidarité entre différentes ethnies. Mwayila TSHIYEMBE le dit si bien : « Ce sentiment de solidarité, base que l’Occident appelle “sentiment national”, se manifeste en Afrique non pas au niveau de l’État (l’État-nation) mais à des niveaux inférieurs : les différentes ethnies. Ainsi l’unité nationale en Afrique ne correspond encore à aucune réalité sociale concrète, alors qu’au contraire les solidarités régionales demeurent les plus puissantes»327. Ce fort sentiment d’appartenance à une ethnie, beaucoup plus qu’à une nation, fragilise la construction et la consolidation d’un État autour d’une nation forte et unie. De plus, l’État dont la mission première est la préservation et la satisfaction de l’intérêt général, doit faire face à une fragmentation de cet intérêt général en intérêts particuliers propres à chaque région, voire à chaque ethnie. Et très souvent, ces différents intérêts entrent en conflit.

182. En conséquence, la liberté d’opinion ne saurait être instrumentalisée à dessein. Cette liberté fondamentale s’épanouit dans un environnement constitutionnel qui reconnaît les moyens de formation et d’expression de celle-ci. Sa consécration s’accompagne en toute logique, de la reconnaissance des partis politiques. En principe, ces partis politiques

326 Aux termes de l’article 1er, al.2 de la Constitution sénégalaise de 2001, les langues nationales sont le Diola, le Malinké, le Sérère, le Soninké, le Wolof et toute autre langue nationale qui sera codifiée. 327 Mwayila TSHIYEMBE, État multinational et démocratie Africaine : Sociologie de la renaissance

se forment librement dans les États démocratiques. En revanche, cette liberté de création est soumise à des devoirs dans certains États et à des obligations dans d’autres. Cette dernière hypothèse est celle qui régit la liberté de création des partis politiques dans les États de l’Afrique subsaharienne francophone. La liberté de création est en conséquence soumise à une obligation de respect des interdictions en la matière.

2. L’interdiction constitutionnelle d’instrumentalisation de la diversité