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E NTRE NEGATION POLITIQUE ET ENCADREMENT CONSTITUTIONNEL DE LA CONCILIATION DE LA LIBERTE D ’OPINION AVEC L’ORDRE PUBLIC

L E CADRE JURIDIQUE STANDARD DE LA CONCILIATION RENFORCEE PAR DES VALEURS SPECIFIQUES

2. L’influence de la régionalisation des droits et libertés

169. Les premiers mouvements de communautarisation des droits et libertés fondamentaux furent amorcés avec la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Cette Convention adoptée à Rome en 1950 par les États membres du Conseil de l’Europe est communément appelée Convention européenne des droits de l’Homme309. Elle fut ainsi la manifestation de la volonté de protection de ces droits et libertés, avec la mise en place d’un système européen de garantie des droits et libertés fondamentaux. Ce système européen est protégé par la Cour Européenne des

307 Aristovoulos MANESSIS, « La Constitution au seuil du XXIème siècle », in Mélanges en l’honneur de

Nicolas Valticos : Droit et Justice, Éd. A. Pedone, Paris, 1999, pp. 673-694, spéc. p. 683.

308 Art. 26 du Pacte international relatif aux Droits civils et politiques de 1966.

309 Aux termes de l’article 56 (ancien article 53), la Convention européenne des droits de l’Homme, n’incluait pas dans son champ d’application les colonies, sauf déclaration expresse de l’État colonial. Elle ne pouvait donc pas s’appliquer aux territoires colonisés de l’Afrique subsaharienne francophone sauf déclaration expresse de la France, ancienne puissance coloniale.

Droits de l’Homme (C.E.D.H.), véritable organe juridictionnel permanent de protection des droits et libertés fondamentaux dans le cadre de la Convention310. D’ailleurs, moins de dix ans après l’adoption de la Convention, la C.E.D.H. précise que le but de la Convention européenne des Droits de l’Homme est d’instaurer un ordre public des démocraties européennes pour sauvegarder leur patrimoine commun de traditions politiques, d’idéaux de liberté et de prééminence du droit311. La Convention, texte de référence en la matière, consacre en ses articles 9 et 10, la liberté de pensée, de conscience et de religion de même que la liberté d’expression. Elle considère de ce fait la liberté d’opinion comme une composante de la liberté d’expression. L’Union Européenne, en tant qu’organisation régionale réunissant vingt-huit États européens, s’est également dotée d’un texte de référence en la matière312.

170. Les États du continent américain ont suivi ce processus de communautarisation des droits et libertés fondamentaux en novembre 1969, dans le cadre de l’Organisation des États Américains. La liberté de conscience et de religion de même que la liberté de pensée et d’expression qui sous-tendent la liberté d’opinion y sont consacrées aux articles 12 et 13 de la Convention. De plus, deux organes sont chargés d’assurer la protection des droits consacrés par le texte communautaire : la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme et la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme.

171. En juin 1981, l’Afrique emboîte le pas à l’Europe et à l’Amérique, en instituant un instrument conventionnel, la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (C.A.D.H.P.), dans le cadre de l’Organisation de l’Unité Africaine (O.U.A.). Cette charte, autant que les deux conventions précédentes, s’appuie sur la Charte des Nations Unies de 1945 et sur la Déclaration universelle de 1948. Tout en reconnaissant les droits de l’Homme à caractère universel, cette Charte est aussi la manifestation de la particularité

310 Il a existé une Commission européenne des Droits de l’Homme qui siégea de juillet 1954 à Octobre 1999 à Strasbourg. Cette Commission faisait également partie du système juridictionnel de protection des Droits et des libertés fondamentaux. Elle a été supprimée du fait du caractère permanent de la C.E.D.H depuis 1998.

311 Comm. EDH, 11 janv. 1961, Autriche c/ Italie, Annuaire IV, p. 139. Cité par Jean-François RENUCCI,

Droit européen des droits de l’Homme. Contentieux européen, 4ème éd., L.G.D.J, Coll. « Manuel », Paris, 2010, p. 16.

312 Les droits et libertés fondamentaux ont en décembre 2000, fait l’objet d’une Charte adoptée par les États membres de l’Union Européenne. L’article 11 de la Charte consacre la liberté d’opinion en tant que composante de la liberté d’expression. Adoptée sous l’intitulé de la « Charte des droits fondamentaux » de l’Union Européenne, la protection de ce texte est assurée par la Cour de Justice de Luxembourg.

des principes et valeurs de la société africaine. Maurice KAMTO disait à cet effet : « La Charte Africaine est héritière de l’importante tradition normative qui l’a précédée en matière de protection des droits de l’Homme. On le conçoit aisément. Ces rédacteurs n’ont pas créé ex nihilo un corpus juridique dans ce domaine. Il n’en reste pas moins que l’Afrique a voulu également y affirmer ses spécificités en exaltant certaines valeurs qu’elle revendique comme lui étant propre ou comme reflétant ses préoccupations fondamentales en matière des droits de l’homme »313. Des droits et des devoirs y sont clairement reconnus. Les droits ne s’y conçoivent pas sans les devoirs. La liberté d’opinion y est consacrée dans les articles 8 et 9, et fait partie intégrante de la liberté de conscience et de religion et de la liberté d’expression. Pour en assurer le respect et la protection, l’O.U.A. en confie d’abord la responsabilité à une Commission africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, instituée à l’occasion de l’adoption de la Charte en 1981. Maurice Ahanhanzo GLÈLÈ montrait bien que malgré ses « virtualités et ses limites »314, cette charte n’est pas un simple document déclaratoire. Elle est « porteuse d’un projet de société fondée sur le règne et la primauté du droit. Les auteurs ont voulu lui conférer la solennité à cause de la majesté, de la permanence dans leur essence et de la dynamique des principes et des droits qu’elle énonce et garantit »315. Dix-sept ans plus tard, soit le 10 juin 1998, à l’occasion de l’adoption du Protocole portant création d’une Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, la protection des Droits de l’Homme en Afrique s’en trouve renforcée par un organe pleinement juridictionnel qui complète ainsi le dispositif assuré par la Commission. En 2004, cette Cour acquiert la personnalité juridique à l’occasion de l’entrée en vigueur de son acte constitutif. Il est clair que certaines dispositions de la C.A.H.D.P sont jugées trop larges voire lacunaires, notamment pour ce qui concerne la liberté de conscience et de religion, de même que la liberté d’expression. Elle laisse dans ce domaine des libertés, une

313 Jean-François FLAUSS et Élisabeth Lambert- Abdelgawad, L’application nationale de la Charte

africaine des droits de l’Homme et des peuples, Nemesis-Bruylant, Coll. « Droit & Justice », Bruxelles,

2004, p. 13.

314 Maurice Ahanhanzo GLÈLÈ, « La Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples : ses virtualités et ses limites », Revue de Droit Africain, n° 1, Janvier-Février-Mars 1985.

315 Maurice Ahanhanzo GLÈLÈ, « Introduction à la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples », in Études offertes à Claude-Albert Colliard : Organisation de l’Unité Africaine, Pedone, Paris, 1984, p. 517.

marge d’appréciation trop importante aux États qui sont libres de prendre les mesures restrictives qu’ils jugent « nécessaires » pour préserver l’ordre public sécuritaire316.

172. Les constitutions africaines dont celles du Bénin, de la Côte d’Ivoire et du Sénégal renforçaient le dispositif de protection de la liberté d’opinion, et plus généralement des droits et libertés fondamentaux, en ajoutant à leurs blocs de constitutionnalité, la C.A.D.H.P. Ces droits et libertés font ainsi corps avec les préambules de ces lois fondamentales317. Soucieux de la valeur juridique rattachée à la Charte dans son dispositif normatif national, le Bénin proclame dans son préambule son attachement à la C.A.D.H.P. « dont les dispositions font partie intégrante de la présente Constitution et du

droit béninois et ont une valeur supérieure à la loi interne ». Frédéric Joël AIVO dira

même qu’en « annexant ce document à la Constitution béninoise, le constituant marque consciemment ou non, son attachement à l’idée de contextualisation et de régionalisation des droits de l’Homme que véhicule ce texte. Il reprend également au bénéfice et même, en certains points au débit du citoyen, la conception et le poids de la notion de “ droits et devoirs des peuples ” considérée comme dérogatoire au plein épanouissement de l’individu »318.

173. En définitive, les grands textes internationaux ratifiés par les États africains acquièrent une valeur supralégislative qui s’imposent aux législateurs des différents États. Toutefois, l’adaptation de ces normes au contexte africain passe nécessairement par la

316 Outre l’Union Africaine qui est une organisation dont peuvent être membres tous les États du continent africain, il existe au niveau sous-régional des organisations dont l’objectif est également la protection des droits de l’Homme. En Afrique de l’Ouest notamment, la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) créée en 1975 comprend au sein de ses institutions communautaires, une Cour de justice de la communauté. L’office de juge de cette cour a été enrichi grâce aux nombreuses saisines de nationaux contre les États membres. Les saisines ont eu pour principal objet, la protection des droits et libertés fondamentaux et la réparation des atteintes faites aux dits droits et libertés. L’arrêt n°ECW/CCJ/JUD/03/13 du 22 février 2013, Simone EHIVET et Michel GBAGBO c./

République de Côte d’Ivoire, en est une parfaite illustration.

317 Sur la base des différents sens proposés par Carl SCHMITT, les lois fondamentales feront référence à des normes relativement intangibles et particulières portant sur l’organisation de l’État à travers la reconnaissance des droits fondamentaux, la séparation des pouvoirs, le principe représentatif. Voir Carl SCHMITT, Théorie de la Constitution (Traduit de l’allemand par Lilyane Deroche et Olivier Beaud), P.U.F., Coll. « Quadrige », Paris, 2008, pp. 173-174. En Afrique, ces lois fondamentales ont fait leur apparition dans les années 1990. Toutefois, pour des raisons de simplicité, les constitutions adoptées dans les années 1990 par les États étudiés seront également désignées comme des lois fondamentales dans le cadre de cette étude.

318 Frédéric Joël AIVO, Le juge constitutionnel et l’état de droit en Afrique : l’exemple du modèle béninois, l’Harmattan, Coll. « Études africaines », Paris, 2006, p. 80.

prise en compte de certaines spécificités africaines. Ces spécificités influencent fortement la perception de l’exercice de la liberté d’opinion et celle de ses rapports avec l’ordre public sécuritaire.

§ 2. L

A PARTICULARITE DE LA CONSECRATION CONSTITUTIONNELLE DE LA

LIBERTE D

OPINION

174. Les constitutions sont la traduction normative d’une réalité historique qui fonde les valeurs politiques et sociales des États dont elles constituent le symbole. Elles sont formulées au regard des faits qui ont pour certains accompagné la construction et la consolidation des États. Pour d’autres, elles servent à travers leurs préambules à rappeler les faits ayant mis en danger les acquis démocratiques des États. De ce fait, des interdictions qui pour le constituant occidental paraissent évidentes, et dont il se passe bien d’en mentionner une proscription expresse, ne sauraient passer sous silence pour le constituant africain.

175. En Afrique, la communauté joue un rôle très important dans la vie de l’individu. Cette communauté s’agrège autour de valeurs communes. Elles sont une communauté de langue, de culture et de conscience de groupe de même qu’une communauté de croyance en une entité suprême qui a toujours régi la vie du groupe. Dans les États décolonisés, le phénomène ethnique et le phénomène religieux sont fortement liés. Ils peuvent à la fois contribuer à l’émergence d’États forts, mais aussi à leur décadence. Vlad CONSTANTINESCO et Stéphane PIERRÉ-CAPS affirmaient que « la création de l’État décolonisé est concomitante à l’apparition de la nation, la constitution se voyant alors impartir l’impossible tâche de créer tout à la fois un État et d’édifier un pouvoir politique, mais aussi de construire une nation unifiée et homogène de citoyens »319.

176. De ce fait, la prise en compte de la diversité ethnique (A) et l’encadrement constitutionnel de la diversité religieuse (B) constituent le point d’ancrage nécessaire à l’exercice de la liberté d’opinion. Ils forment aussi les limites constitutionnelles, nécessaires au maintien de l’ordre public sécuritaire. Ces limites sont nécessaires, puisqu’ainsi que l’a souligné Pierre LAMBERT reprenant l’idée de Wagdi SABETE,

319 Vlad CONSTANTINESCO et Stéphane PIERRÉ-CAPS, Droit constitutionnel, 6ème éd. mise à jour, P.U.F., Coll. « Thémis droit», Paris, 2013, p. 301.

si « l’idée de la liberté était absolue et s’il n’existait aucune limite à son exercice, elle risquerait de s’autodétruire »320.

A. L

A PRISE EN COMPTE CONSTITUTIONNELLE DE LA DIVERSITE ETHNIQUE 177. Le continent africain en général et la région subsaharienne en particulier ont en commun l’usage de la langue française et sont gouvernés par des réalités que l’on ne saurait ignorer. Les communautés ethniques en sont une. Le constituant africain fait bien alors de reconnaître l’existence d’un pluralisme ethnique, ce qui constitue une richesse(1). Toutefois, il interdit que cette diversité ethnique soit instrumentalisée et puisse porter atteinte tant à la liberté d’opinion elle-même qu’à l’ordre public sécuritaire (2).