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b. La répression de la diffamation

L’ IMPERIEUSE NECESSITE DE MAINTENIR L ’ ORDRE PUBLIC SECURITAIRE

1. Une prééminence qui assure la satisfaction de l’intérêt général

294. Gérard CORNU définit l’intérêt général comme ce qui est pour le bien public, à l’avantage de tous527. Même ainsi présentée, la notion d’intérêt général revêt un caractère opaque et contingent. Pour notre part, il protège les droits fondamentaux en même temps qu’il en justifie les atteintes sans pour autant s’assimiler à l’ordre public528. « Notion mère » du droit administratif selon Marcel WALINE529, l’intérêt général ne saurait aujourd’hui se détacher du droit des libertés fondamentales puisqu’il est l’objectif visé par l’État en prenant des mesures de maintien de l’ordre public sécuritaire, qui restreignent souvent le champ d’exercice de la liberté d’opinion. Jean WALINE dira de l’intérêt public, variable de l’intérêt général, que c’est un ensemble de « nécessités auxquelles l’initiative privée ne peut répondre, et qui sont toutes aussi vitales pour la communauté toute entière et

526 Jean-Etienne-Marie PORTALIS, De la publication des lois, présentation au Corps législatif, exposé des motifs par le Conseiller d’État PORTALIS, séance du ventôse an IX (23 février 1803), in Pierre-Antoine FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Tome VI, Au Dépôt, Paris, 1827, p.632.

527 Vocabulaire juridique, op. cit., voir Intérêt, pp. 532-564, spéc. p. 563

528 De ce fait, nous ne partageons pas la pensée de Marie- Caroline VINCENT-LEGOUX, pour qui l’intérêt général se borne à justifier des atteintes aux libertés alors que l’ordre public protège les libertés bien qu’il les limite. L’ordre public. Étude de droit comparé interne, P.U.F., Coll. « Les grandes thèses du droit français », Paris, 2001, p. 720.

529 Cité par Didier TRUCHET, Les fonctions de la notion d’intérêt général dans la jurisprudence du

pour chacun de ses membres »530. Le maintien de cet ordre public sécuritaire fait partie des missions régaliennes du pouvoir étatique. Il ne poursuit pas de fins qui lui soient propres. Il est au seul service de l’utilité publique531.

295. Autant l’État doit assurer le respect de la liberté d’opinion, liberté individuelle, autant il a le devoir, voire l’obligation d’assurer la satisfaction de l’intérêt général en garantissant la sauvegarde de l’ordre public. Dans les constitutions des États de l’Afrique subsaharienne francophone, la notion d’ « intérêt général » n’apparait que très rarement dans les textes, voire pas du tout. En effet, dans la Constitution béninoise de 1990, la notion d’intérêt général est uniquement évoquée dans le serment que prête le Président de la République avant son entrée en fonction. Celui-ci jure solennellement de se laisser guider « que par l’intérêt général et le respect des droits de la personne humaine »532. En Côte d’Ivoire et au Sénégal en revanche, cette notion n’apparaît à aucun moment dans les textes constitutionnels. De même, aucune référence à cette notion n’est faite dans le corps de la Constitution française de 1958, ni dans le préambule de la Constitution de 1946, ni même dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789. Une partie de la doctrine explique l’absence de la notion dans le texte qui a matérialisé la Révolution française, par le fait que l’intérêt général était une notion peu connue à l’époque. Jean-Éric SCHOETLL disait ainsi que : « ce silence n’est pas surprenant a priori pour la Déclaration de 1789, l’expression d’intérêt général n’ayant été consacrée qu’au siècle suivant par la jurisprudence du Conseil d’État et la doctrine des auteurs »533. Dans la Loi Fondamentale de la République Fédérale d’Allemagne de 1949, la notion d’ « intérêt général » s’assimile à celle des « intérêts de la communauté » ou « Offentliches Interesse ». Elle n’y est pas expressément citée mais comme les textes fondamentaux des autres États qui n’y ont pas fait référence, le constituant a utilisé des notions connexes.

530 Jean WALINE, Droit administratif, 24ème éd., Dalloz, Coll. « Précis », Paris, 2012, p. 13.

531 Jacques CHEVALLIER, « L’intérêt général dans l’Administration française », Revue Internationale des

Sciences Administratives, 1975, pp. 325-350, spéc. p. 327.

532 Art. 53 Const. béninoise 1990.

533 Jean-Éric SCHOETLL, « Intérêt général et Constitution », in Conseil d’État, Rapport public 1999,

296. La notion connexe qui est très souvent utilisée, de façon malencontreuse, dans les constitutions est celle d’ordre public534. Bien que l’ordre public soit une composante de l’intérêt général, voire un moyen d’atteindre la satisfaction de l’intérêt général, les constituants les emploient indistinctement. Les notions d’ « utilité publique », de « nécessité publique » ou celle des « intérêts de la collectivité »535 sont aussi employées. L’expression d’ « utilité publique » est ainsi utilisée dans la consécration constitutionnelle du droit de propriété au Bénin et en Côte d’Ivoire536. Le constituant sénégalais emploie plutôt le terme de « nécessité publique » pour encadrer l’exercice du droit de propriété537. Cependant, même si les notions d’ordre public et d’intérêt général se rapprochent, elles ne se confondent pas. L’ordre public est en effet, « une catégorie spécifique de l’intérêt général qui ne se confond pas avec lui »538.

297. Aussi, même en l’absence d’une référence automatique à l’intérêt général, tant le constituant, le législateur que les pouvoirs publics ont conscience que l’action du pouvoir étatique doit rechercher constamment la satisfaction de l’intérêt général. Les restrictions dont peuvent alors être l’objet les droits et libertés fondamentaux dont fait partie la liberté d’opinion s’en trouvent légitimées. La liberté d’opinion, droit fondamental est d’abord une liberté de la pensée, une liberté qui concerne la personne prise dans son individualité. Cet aspect individualiste de la liberté d’opinion qui dans sa mise en œuvre, satisfait à un intérêt particulier se retrouve confronté à l’intérêt général, qui reste un objectif constitutionnel. En clair, il existe toujours une « tension » constante entre sphère privée et sphère publique dans laquelle l’ordre public et les droits et libertés fondamentaux se déploient539. Pourtant, l’intérêt général, dans une société loin de l’état de nature organise les intérêts particuliers afin que ceux-ci convergent vers une seule et même finalité : le bien de tous.

534 Art. 10 Déclaration des Droits de l’Homme, 1789 ; art. 23 Const. béninoise 1990 ; Art. 9 Const. ivoirienne 2000 ; Art. 10, 12, 16, 24 Const. sénégalaise 2001.

535 La notion des « intérêts de la collectivité » est employée dans la Loi Fondamentale allemande de 1949, aux articles 14 (3) et 87e (4).

536 Art. 22 Const. béninoise ; Art. 12, al. 2 Const. ivoirienne. 537 Art. 15 Const. sénégalaise.

538 Didier LINOTTE, Recherches sur la notion d’intérêt général en droit administratif français, Thèse pour le doctorat en Droit, Université de Bordeaux I, dactyl., 1975, spéc. p. 104 et s.

539 Sébastien ROLAND, « L’ordre public et l’État : brèves réflexions sur la nature duale de l’ordre public »,

in Charles-André DUBREUIL (ss. la dir.), L’ordre public, Éditions Cujas, Coll. « Actes & études »,

298. En effet, les intérêts particuliers concernent essentiellement la satisfaction des désirs personnels. La liberté d’opinion, qui est une liberté individuelle ne s’exerce que dans le but pour l’individu, d’exprimer ce qu’il pense être sa vérité personnelle. Il peut alors coexister au sein d’une même population plusieurs opinions, qui représentent différentes vérités aux yeux de ceux qui les expriment et les revendiquent. Jean-Jacques ROUSSEAU dira alors des intérêts particuliers, qu’ils s’opposent radicalement à l’intérêt général540. Ces intérêts particuliers peuvent également contribuer à l’intérêt collectif. L’intérêt général revêt un aspect social541 que le maintien de l’ordre public sécuritaire concourt à satisfaire542. Cette conception qui a été adoptée par la France traverse généralement les États ayant hérité de la pensée révolutionnaire de 1789. Elle s’oppose à la conception utilitariste pour laquelle, les intérêts particuliers participent à la satisfaction de l’intérêt général543.

299. Aussi, dans le cadre de la liberté d’opinion, la préservation de l’intérêt général peut, en cas de nécessité, s’opposer à la volonté pour les individus d’exprimer leurs opinions individuelles ou collectives à travers la liberté de manifestation et de réunion, entre autres. Alors qu’en principe, le droit-liberté qu’est la liberté d’opinion interdit l’État d’agir, cette interdiction tombe sous le coup de l’obligation pour le pouvoir étatique d’intervenir afin de préserver l’ordre public sécuritaire, surtout lorsque l’expression des opinions représente une menace circonstancielle.

540 « Nos écrivains regardent tous comme le chef d’œuvre de la politique de notre siècle les sciences, les arts, le luxe, le commerce, les lois, et les autres liens qui, resserrant entre les hommes les nœuds de la société par l’intérêt personnel, les mettent tous dans une dépendance mutuelle, leur donnent des besoins réciproques et des intérêts communs, et obligent chacun d’eux de concourir au bonheur des autres pour pouvoir faire le sien. Ces idées sont belles, sans doute, et présentées sous un jour favorable ; mais, en les examinant avec attention et sans partialité, on trouve beaucoup à rabattre des avantages qu’elles semblent présenter d’abord ». Jean-Jacques ROUSSEAU, Narcisse. Cité par Pierre ROSANVALLON,

Le libéralisme économique, Histoire de l’idée de marché, Éd. du Seuil, 1989, pp. 26-27.

541 Simone GOYARD-FABRE, Politique et philosophie dans l’œuvre de Jean-Jacques ROUSSEAU, P.U.F., Paris, 2001, p. 36.

542 La conception volontariste défendue par le philosophe des lumières s’oppose à la conception utilitariste des intérêts particuliers développée par certains philosophes-économistes dont Adam SMITH. Pour ce dernier en effet, les intérêts particuliers concourent au développement économique de l’État dans la mesure où la recherche constante du profit individuel, participe à l’insu des uns et des autres au bien social. Adam SMITH, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Flammarion, Paris, 1991.