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Chapitre I -L’inscription et la poétisation du corps

I. 2.1- La sensation visuelle

nature, le corps à l’esprit »75

.

La tautologie est utilisée par l’auteur pour faire une description répétitive. Elle lui sert ici à marquer une affirmation comme cela se fait jour dans ce discours érotique : « Il la reluqua : grande, bien faite, brune, jolie sous la douce lumière éclairant son visage aux traits fins (…) » 76. L’auteur met en valeur le zoomorphisme pour assimiler sexuellement un être humain dont les attributs et les capacités sont comparables à ceux d’un animal : « (…) elle murmura sans ouvrir les yeux : ah mon python ! »77. Olympe Bhêly-Quenum met en scène la métaphore pour rapprocher un comparé et un comparant sans qu'il soit fait usage d'un comparatif pour mettre en évidence le désir et la volupté qui s’emparent de ceux qui partagent une passion et un amour. Cela est effectif dans cette séquence : « une reptation pris d’assaut le corps de Dorcas dans la foule en marche (…) sentant quelque chose s’ouvrir en elle lentement tel un bourgeon parvenu au terme de sa formation »78.

I.2.1- La sensation visuelle

Olympe Bhêly-Quenum utilise la répétition pour marquer son récits d’anecdotes croustillantes. En effet, il utilise le récit itératif pour parler une fois d'événements produits plusieurs fois. Le récit singulatif y est aussi présent car il fait parler son personnage une fois d'un événement unique. On peut aussi rencontrer le récit répétitif qui permet au narrateur de cette œuvre de parler plusieurs fois d’un événement unique. Le traitement du temps qui donne le rythme à son histoire nous permet de voir sa durée et sa temporalité. Plusieurs ruptures temporelles sont visibles dans ce roman car plusieurs événements sont narrés en même temps. La sensation visuelle joue un rôle primordial dans la création littéraire car elle permet aux différents personnages de vivre et de voir les réalités de leurs milieux respectifs. Être à la fois acteur et spectateur de son environnement leur permet de ce fait, contrairement à un personnage aveugle, de témoigner des rebondissements dont l’auteur fait état dans son ouvrage. Par le canal de la narration, la vue est ce qui affine la représentation des lieux, la description des us et coutumes en vigueur d’une manière ou d’une autre et la description physique des personnages comme le montre cette raillerie :

75 http://www.obhelyquenum.com/

76 Année du bac de Kouglo, op. cit, p.16.

77 Idem., pp.105-106.

78

« Ologbo dissimulait mal sa fierté, ramant dans la vanité, un fleuve qui l’emportait.

Grand, sec, avec son long cou dont l’harmonie gracile était rompue par une pomme d’Adam conique et mobile, Ologbo était le contraire d’un bel homme. On l’avait surnommé « tête de vautour » à la cour d’Agbala, moins à cause de sa calvitie que parce que, de face ou de profil, sous quelque angle qu’on le regardait, il ressemblait à un charognard. (…) Aussi, sans le mépriser, sans avoir rien à lui reprocher, personne cependant ne l’aimait réellement ».79

Dans Germinal par exemple, la description de l’univers des mines est telle que l’on se croirait dans un documentaire télévisé tant le réalisme est saisissant. Zola utilise les yeux du narrateur et des personnages pour faire comprendre aux lecteurs le bien fondé de sa description minutieuse des accoutrements et des tensions au cœur de la terre. De ce fait, disons avec M. Butor que « toute invention littéraire aujourd’hui se produit à l’intérieur d’un milieu déjà saturé de littérature. Tout roman, poème, tout écrit nouveau est une intervention dans ce paysage antérieur »80

. Ainsi, la mise en exergue de la sensation visuelle est de facto une approche esthétique fondamentale pour ne pas être un « aveugle qui guide un aveugle » dans notre corpus. Les personnages bhêly-quenumiens utilisent beaucoup le regard qui symbolise l’objectivité et la clairvoyance pour montrer leur appartenance et leur profond ancrage dans leur univers diégétique. La signification du physique est telle que l’on ne peut qu’être influencé par les narrateurs de ces romans très engagés. Olympe Bhêly-Quenum utilisera harmonieusement la litote pour dire le moins pour suggérer le plus car la féérie a besoin d’une certaine pudeur pour s’exprimer : « (…) les feuilles d’eucalyptus se mirent à bruire sous les halètements de leurs corps dans une odeur de myrte. »81 ; « Je ne sais pas, je deviens folle et c’est agréable ! Ségué n’Di alla au-devant de son désir… »82. La métalepse qui est une mise en valeur d’une expression par l’auteur pour exprimer la conséquence, pour suggérer la cause est là pour nous montrer le côté volontaire des personnages à savourer les délices du sexe sans conséquence. « (…) il me proposa des cachets qui « nous permettraient de nous aimer sans conséquence » 83.

L’auteur se sert de la métonymie pour nommer une réalité qui serait trop longue à décrire car il veut se passer des détails lorsqu’il met en scène ses personnages heureux et amoureux comme ici : « Irène dormait à points fermés ; en s’étirant, les seins encore lourds de sommeil (…)»84. L’auteur peint la réalité avec une certaine objectivité qui dénote la prise d’une certaine distance pour permettre au lecteur de se faire une opinion personnelle sur la chose. Dans un roman comme Un piège sans fin, la sensation visuelle est mise à rude épreuve

79

Un enfant d’Afrique op. cit, p.90.

80 Butor (M), Répertoire III, Paris, Les éditions de Minuit, 1968, p.7.

81 C’était à Togony ? op. cit, pp. 44-45.

82 C’était à Togony, op. cit, pp.53-54.

83 Années du bac de Kouglo, op. cit, p.61.

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car elle permet à travers les yeux du narrateur de décrire le sang humain qui ne cesse de se répandre tout au long de cet ouvrage. On y peut lire que

« le sang jaillissait des oreilles de mon père, et son visage se mit à pleurer du sang…Ah ! je n’aime pas parler de ces choses-là, je voudrais les oublier à jamais, mais je revois, je revis tout maintenant que je vous en entretiens, voilà pourquoi j’en pleure comme un gamin, comme si ce souvenir datait d’hier »85.

La vue est totalement focalisée sur la souffrance physique et les mutilations corporelles subies par les différents protagonistes car, comme le note Roland Barthes dans

Fragments d'un discours amoureux, « ce que cache mon langage, mon corps le dit. Mon corps est

un enfant entêté, mon langage est un adulte très civilisé... »86

. De près ou de loin, directement ou indirectement, le regard est chargé de la cruauté issue de la poétisation du corps humain qui est sujet à de véritables banalisations. Des analepses, des prolepses, des pauses, des scènes, sommaire, des ralentis, des ellipses implicites ou explicites, des digressions permettent à l’auteur de montrer sa maîtrise de l’histoire qu’il raconte à son lecteur. Dans la situation d’énonciation d’Un piège sans fin, l’émetteur est présent et les faits très souvent rattachés au moment de l'énonciation. On peut dire que l’énoncé est déictique car il fait appelle au « je, ici, maintenant » capable de donner plus de crédibilité. Il arrive aussi que l’énoncé d’Un piège

sans fin soit anaphorique car souvent, le monde de l'énoncé est différent du moment de

l'énonciation lorsqu’on change de focalisateur. Olympe Bêly-Quenum commet une véritable atteinte à l’intégrité des personnages en esthétisant le corps grâce à la sensation visuelle. On peut encore lire plus loin que

« soudain, je vis mon père sortir une dague de la poche de son vieux boubou. J’étouffai un cri de terreur, mais j’étais heureux, heureux à l’idée qu’il foncerait sur lui, plongerait son poignard dans le ventre du salaud, et le perforerait comme un balluchon bourré de pourriture. Mais il n’en fit rien. Tout le monde hurlait sur le chantier en voyant mon père étreindre nerveusement sa dague ».87

Le narrateur ici tient en haleine le lecteur dans la mesure où il ne dit pas d’un seul coup ce qu’il a à dire mais le fait par bribes, afin de susciter l’attention. Il continuera sur cette lancée en disant que

« soudain, je vis mon père lever sa dague, je criai en le montrant du doigt, mais avant qu’on eût le temps de voir ce qui se passait, les jeux étaient faits !

Mon père avait déjà plongé la dague dans son cœur ! Le sang coulait avec furie, on se précipita vers lui ; je le vis tomber, pareil à un de ces grands babouins que, d’un coup d’arc je faisais choir du haut de nos arbres fruitiers. Mon père gisait dans un petit lac de sang. »88

85 Un piège sans fin op. cit, p 53.

86 http://www.evene.fr/citations/mot.php?mot=corps; Roland Barthes Extrait de Fragments d'un discours amoureux.

87 Un piège sans fin, op. cit, pp. 56-57.

88

Le narrateur semble se délecter de son histoire macabre dans la mesure où aucun détail du suicide du père d’Ahouna ne semble lui échapper. Il fera dire au héros que

« nous courûmes sur le chantier où mon père, avec sa dague encore droit dans le cœur, gisait toujours dans le lac de sang à peine coagulé. Quelqu’un avait mis une large feuille de bananier sur son visage; des mouches tourbillonnaient autour du cadavre ».89

La description titanesque des scènes de lutte entre les éléments, les passagers de la barque coincée sur les eaux et les monstres marins sont une autre façon de solliciter l’intelligence par le canal de la sensation visuelle. En effet, Le chant du lac est un roman qui fait de la description de la ténacité des personnages face à un danger imminent un thème majeur de son programme narratif. La vue est alors braquée sur le comportement de ceux qui veulent s’en sortir quitte à commettre l’irréparable en assassinant les dieux protecteurs de leur contrée. Ce réalisme à la Balzac nous permet de comprendre la valeur littéraire que peut avoir la vue lorsque l’on veut par le regard des personnages ou du narrateur véhiculer un point de vue que l’on refuse d’assumer en tant que personne. La sensation visuelle est dans notre corpus un bon support narratif pour dire simplement du sens en montrant juste du doigt. L’histoire nous dira que

« de tous les côtés, l’horizon les circonvenait dans ce vaste espace ; aucune chance ne s’offrait à eux d’échapper de ce lieu sur quoi le brouillard précipitait l’approche de la nuit. Le courant emportait dans son débit fougueux deux pirogues vides. (…) à quelque mètres les uns des autres, cinq cadavres de pêcheurs se suivaient au milieu des poissons morts. Mme Ounéhou et ses enfants détournèrent leurs regards. Fanouvi semblait indifférent au sort de ces hommes. Les muscles rétractés, les yeux fixés dans le brouillard, il remontait le courant en contrôlant scrupuleusement les roulis et les tangages de l’embarcation »90.

Mais aussi que : « Le courant refoula la barque soudain et le bambou se brisa. Les yeux de Fanouvi s’écarquillèrent de stupéfaction. Gbénoumi poussa un cri de terreur, sa mère la saisit et la serra contre elle ; Codjo semblait avoir envisagé ce caprice du lac comme un danger à vaincre, et, saisissant vivement une perche de secours, il la donna au piroguier ».91

Nous constatons encore dans Les appels du vodou comment la sensation visuelle marque un fossé entre le monde des initiés et celui des hommes normaux dans la mesure où leurs visions du monde sont souvent aux antipodes les unes des autres. Le jeune personnage de cette œuvre dira que

« (…) ma sœur baillait en sortant de la chambre de Tagni Bonin qu’elle appelait maintenant parce qu’elle ne l’avait pas vue dans son lit et ne la trouvait pas dans la cour ; nos tantes aussi avaient disparu. A ce constat, ma sœur avait posé sur moi un regard d’une tristesse dont l’image mettrait des années à s’atténuer en moi. (…) Je comprenais soudain qu’elle avait deviné notre déception, jaugeait notre tristesse face au vide de la maison, et n’était pas heureuse. Je m’effondrai par terre. Gbéyimi ne su pas garder longtemps sa dignité d’aînée. Notre grand-mère nous consolait en vain ».92

89 Ibid, p. 59.

90 Le chant du lac, op. cit, p. 79.

91 Ibid, p. 78.

92

Par le regard critique des deux enfants de la grande prêtresse vaudou que des tâches ésotériques éloignent le plus souvent de son rôle de mère de famille, l’auteur semble stigmatiser sans le nommer le comportement corrupteur de toute appartenance à une quelconque société secrète dans la mesure où cela a des répercutions palpables dans la vie sociale des initiés. A l’image de cette femme prise entre ses différentes obligations, le choix semble être fait et les dés jetés : elle privilégie sa position dans la secte africaine par rapport à l’éducation de ses deux enfants qui en souffrent en silence et même ouvertement. On peut s’en rendre compte dans ce passage :

« On l’aida à terminer ses activités interrompues par nos larmes d’enfants que le vodou, deux fois par an, séparait de leur mère selon un calendrier immuable. Nous avons dû vivre pendant quinze jours avec Yaga seule, avant de revoir notre mère. Pour faire plaisir à notre grand-mère, je ne pleurais plus lorsque, à la naissance de l’aube, le timbre de la voix d’or de ma mère, s’élevant depuis le vodouxwé, s’infiltrait dans la case où ma sœur et moi passions désormais la nuit avec Yaga ».93

Par différentes sollicitations de la sensation visuelle dans le temple vaudou, le sentiment de rejet est effectif lors des rares autorisations des enfants à aller rencontrer leur génitrice. Olympe Bhêly-Quenum sollicite largement le regard des personnages et du narrateur pour attester son choix d’écriture qui est, semble-t-il, réaliste et dont l’engagement ne fait l’ombre d’aucun doute et ce, sans pour autant laisser de côté la littérarité.

I.2.2--La sensation olfactive

Contrairement à la vue qui est omniprésente dans tous les romans de notre corpus, la sensation olfactive est plutôt sous-jacente :

« Le tarpon avait été mis à des sauce différentes : à la sauce ordinaire faite d’huile, de tomate d’oignon, de piment et d’épices

»94; timide :« On percevait le parfum des fruits avant de les voir »95; rarement directe comme ici :

« Houngbé, l’air impassible (…) tourna la tête vers le bûcher entièrement consumé d’où s’exhalait une odeur indéfinissable, mais nauséabonde et pénétrante »96.

Mais aussi :

« D’Axwandjigo (…) comme de bien d’autres quartiers montaient, à cette heure de la journée, des grésillements et odeurs de cuisines en activité. (…) D’appétissantes odeurs de nourriture s’exhalant des maisons s’insinuaient dans leurs narines et ils se hâtaient de parvenir à leur destination »97.

93 Idem, op. cit ,p.58.

94 Un enfant d’Afrique, op. cit,p.145.

95 Ibid ,p.140.

96 Un piège sans fin, op. cit, p. 282.

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