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Chapitre I -L’inscription et la poétisation du corps

I. 2.3-La sensation gustative

« Fallait-il des propos d’un bébé pour avoir deux yeux une cervelle enfin claire pour se rendre à l’évidence que jamais ce terrain ne permettra de subvenir même petitement aux besoins de nous deux seulement ».110

L’utilisation de la sensation gustative dans une visée esthétique est aussi un des parents pauvres de la poétique bhêly-quenuminenne. En effet, l’analyse des œuvres de notre corpus démontre que l’auteur a presque totalement passé sous silence une fois de plus une sensation susceptible de renseigner le lecteur sur les habitudes alimentaires des personnages et

106 As-tu vu Kokolie ? op. cit, p 72.

107 Ibid ,p. 264.

108 Tettamanzi (R), Esthétique de L’outrance, Tusson, Du Lérot, 1999, p.404.

109 As-tu vu Kokolie ? op. cit, p.267.

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des régions qu’il met en scène dans ces romans. Après une tentative infructueuse de recherche de l’impact du goût dans ses huit œuvres, le constat reste, comme avec l’odorat, très mince. Ainsi, dira Mathieu Dubost, « si l’exposition des corps implique inévitablement les personnes, alors on ne peut négliger l’ampleur de ce phénomène. Et aborder sérieusement un tel thème peu susciter quelques moqueries, c’est essentiellement parce qu’on n’en soupçonne que trop peu les enjeux »111. Olympe Bhêly-Quenum a une fois de plus ignoré le côté vraisemblable de la littérature qui pousse des auteurs à tenter un rapprochement entre les habitudes des milieux africains et leurs ouvrages. Ces manquements commencent à devenir criants lorsqu’on décide de faire une étude comme la nôtre basée sur la symbolique du corps ; en effet, en omettant d’intégrer, de poétiser la sensation gustative, on se prive également de toute la portée documentaire symbolique que le goût et l’alimentation peuvent représenter dans une étude des personnages. Ne dit-on pas que la personnalité se dessine même dans les choix alimentaires d’une société de roman ?

En dehors du contenu qui problématise la vie en Afrique, l’auteur n’a pas trouvé utile de décrire une sensation aussi vitale et fondamentale que le goût. Il se permet tout de même, mais de manière sommaire, de faire explicitement état de l’impact de la sensation gustative qui est comme tout le reste représentative d’une communauté ou d’un personnage. Nous pouvons en effet observer quelques paragraphes qui ont trait à la nourriture et à la notion de subsistance comme c’est le cas dans l’extrait qui suit :

« J’achetai trois boules d’akassa, du poisson frit et mangeai avec un appétit d’ogre. (…) Encore sans le sou, j’entrai dans les champs, volais du manioc que je mangeais cru ».112

Le boucher de Kouta de Massa Makan Diabaté montre à juste titre l’impact du goût dans une société où la recherche du bien-être et la satisfaction des besoins vitaux restent des préoccupations premières des personnages de ce roman. Toute la narration tourne autour de Namori, ce boucher véreux qui trompe la population en commercialisant -faute de mieux- du mouton à la place du bœuf. Contrairement aux romans bhêly-quenumiens, le narrateur du roman Le boucher de Kouta pousse le lecteur vers une compréhension certaine des habitudes alimentaires qui témoignent de l’authenticité et de la vraisemblance du milieu ouest africain décrit dans l’œuvre. C’est tout juste si le narrateur d’Un piège sans fin nous dévoile de la propre bouche d’Ahouna que la vie, peu avant le début des épreuves -qui débutent par le suicide du père- était redevenue paradisiaque. Le personnage dira que

111 Mathieu Dubost, La tentation pornographique, op .cit, p. 6.

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« nos récoltes étaient bonnes ; nos vaches vêlaient, nos chèvres mettaient bas et nos troupeaux se multipliaient ; un sang nouveau circulait dans toutes les veines. Kiniba coulait majestueusement, (…); l’argent rentrait, nous étions heureux ».113

Pour éviter tout dogmatisme, il faut reconnaître qu’il y a effectivement dans ce premier roman publié de l’écrivain béninois quelques pistes qui mettent en scène la sensation gustative comme l’épisode où le personnage principal parle des souffrances et des privations après plusieurs jours de marche avec pour seule boisson ses propres urines. Faisant de la soif et de la faim des aiguillons de l’action d’Ahouna, le texte témoignera de ceci :

« Toujours à jeun, le ventre creux, je marchais. Je m’arrêtais là où la nuit me surprenait, puis reprenais la route dès le dernier chant du coq »114.

Le narrateur ici entraîne le lecteur au cœur de la condition humaine qui est, à l’instar de l’exode du personnage, aussi vaine que précaire. Grâce à la symbolique de la sensation gustative de cette partie de l’histoire, nous comprenons que le destin d’un peuple ou d’une famille ne tient finalement qu’à un fil. Cela dit, ainsi que le souligne L. Goldmann, « la véracité est elle-même la principale valeur absolue de la conscience tragique et elle implique la constatation du caractère insuffisant et limité de toute possibilité intramondaine »115

. En effet, Ahouna qui, au moment de son bonheur avait tout pour être heureux, est obligé de voler sa « pitance » dans des champs de manioc qu’il croise au hasard du chemin. Cela lui sera plusieurs fois sanctionné comme par exemple lors de l’évocation du piège qui se referme brutalement sur sa main faisant gicler son sang dans le champ. L’histoire nous dira que

« poussé par la faim, je pénétrai un jour dans un champs, m’approchai d’une tige de manioc bien feuillue, me baissai et enfonçai mes doigts dans la terre pour la creuser afin d’en extirper facilement un tubercule. Or un piège était tendu au pied de cet arbuste de manioc pour en défendre le produit contre les agoutis et les porcs-épics. Mes doigts n’étaient pas plutôt enfoncés dans cette terre trop meuble que le piège se déclencha et saisi ma main. Le sang jailli, je faillis hurler, mais je me retins, tout arrosé de sang, au pied de la tige de manioc et partis ».116

Même si « la grandeur de l’homme, déclare encore L. Goldmann, consiste avant tout dans l’acceptation consciente et voulue de la souffrance et de la mort, acceptation qui transforme une vie en destinée exemplaire »117; par cette parabole d’un piège à hérisson qui finit par attraper un être humain, il y a de toute évidence chez Olympe Bhêly-Quenum l’intention feinte ou pas de mettre la condition sociale africaine au même rang de précarité que la vie des animaux sauvages. Cela est très poussé dans ce roman de l’absurde et du mal-être qu’est Un piège sans fin car, selon Henri Bergson dans Le Rire, « les attitudes, gestes et

113 Ibid, p. 81.

114 Ibid, p.155.

115 Goldmann (L), Le Dieu caché, op .cit, p67.

116 Un piège sans fin, op. cit, p.157.

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mouvements du corps humain sont risibles dans l'exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique »118. Pour compenser cet ‘‘oubli’’ de la sensation gustative dans son œuvre, l’auteur tentera de mettre en exergue les goûts et les habitudes alimentaires d’une des régions tropicales qu’il décrit dans un ouvrage. On peut le constater dans ce passage fort explicite :

« Soleil proche du méridien ; des vendeuses de gui, d’akassa, de lio, de poisson frit ou fumé, de taupes et d’agoutis boucanés allaient comme à la dérive dans les rues et sentiers. De chaque concession montait le fumet des mets qu’on apprêtait.

- On va manger du févi chez les Hoinsou ; sûr qu’Aguénou a mis des crevettes fumées et pilées dans sa sauce. - Chez Anoumou, c’est du fotêtê avec xolà et afiti.

-Wémènou est entrain de cuire du glacémà aux crabes d’eau ; elle y a mis des dégôsu frais. - Une femme d’Akpoto mijote du nénu wi avec du yaya, des dégô et afiti.

- Ça sent agluza là nusunu chez Gbênakpon.

- Yaga et ses petits-enfants se régaleront d’agou accompagné d’une sauce d’égouti au xolà, yaya, et des crevettes fricassées ».119

I.2.4-La sensation auditive

« Les manifestants les écoutaient avec un sourire narquois : ils n’ignoraient pas que ce parti voulait se servir des masses vodousi comme puissance et moyen électoraux ».120

La présence de la sensation auditive est très marquée dans tous les romans comme

pour dire l’ouverture aux bruits et rumeurs de la part de tous les personnages romanesques. L’ouïe comme la vue est très présente dans la poétisation du corps comme symbole d’appartenance à sa société. Cette omniprésence des bruits, des rumeurs, des dialogues témoigne de la vivacité d’esprit et de mouvement dont font montre les hommes engagés dans les tourments des univers décrits. Il est dit que

« Kouglo entra dans un café bruyant ; on discutait de politique, littérature, philosophie ; écrivains sans talent, ou doués mais sans succès, étouffés sous le boisseau des critiques en vue ; jeunes philosophes jaloux, haineux, dominés par Sartre et Camus, argumentent à perte de souffle sur l’existentialisme de L’Être et le Néant , de Être et Avoir, se perdaient dans des discours sur le discours philosophique ; hermaphrodites tribades, homosexuels, drogués, esprits obscurs, ravagés agglutinés par affinités, échangeaient des idées en buvant de la bière ou du thé ».121

Dans les huit romans de notre corpus, l’ouïe semble aiguisée, entraînée à saisir les moindres sollicitations du monde extérieur. La communication et les dialogues font état, comme on peut le voir aussi dans C’était à Togony, d’une prise de conscience de la part du personnage principal Ségué N’di Aplika d’une réalité africaine, d’un monde qui se façonne sous ses yeux et qu’il faut mettre au service du plus grand nombre. Pour cela, la sensation

118 http://www.evene.fr/citations/mot.php?mot=corps; Henri Bergson Extrait de Le Rire.

119 Les appels du vodou, op. cit, p.120.

120 Le chant du lac, op .cit, p. 56.

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