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Chapitre III- Sexualité, sexisme et érotisme

III. 1.3-Le pouvoir de la sexualité féminine

III.2- Erotisme et société

La socialisation de la sensualité dans les romans du corpus choisi permet aux différents personnages bhêly-quenumiens de s’insérer dans une société que le sexe et l’érotisme dirigent et dominent directement ou indirectement ; les êtres décrits et mis en scène étant des personnages actifs sur le plan charnel et sensuel. La fonction testimoniale ici fait un détour dans le passé africain pour démontrer la vérité de son histoire et pour ainsi instaurer une relation affective entre son narrateur et son narrataire. L’auteur donne de ce fait l’occasion à son narrateur d’exprimer ses émotions et de s’implication personnellement. On peut y comprendre que « les variantes sont multiples et force est de constater que tous les éléments sont là pour mettre en branle l’imagination fertile de l’auteur »438 comme le suggère R. Robin. En dehors des deux enfants de la grande prêtresse vaudou –on le comprend- qui n’ont pas encore atteint l’âge de la puberté, le reste des personnages a une sexualité très active. Doit-on y voir un signe de mise en valeur des personnages intégraux qui vivent pleinement selon les désirs de leur corps et leur sexe ? Cela se répercute indubitablement dans leur vie en société car, malgré les vicissitudes de l’existence, rien ne dit que le sexe marginalise les personnages sur le plan social. Marie-Claire Calmus dira à raison que « cette participation à un ensemble (…) délivre le corps de ses entraves, de ses miasmes voire de ses inhibitions. Il s’exalte d’être ainsi démultiplié en même temps qu’acteur de cette démultiplication et de la création qui en advient »439. C’était à Togony dira d’une femme noire libérée qu’elle est

« (…) grande, jolie, racée, elle était « La secrétaire Administrative de la MCI ». Il y avait plus d’un an qu’il tournait sans succès autour d’elle ; elle craqua enfin (…). Caresses étreintes avec effusion. Cheveux coupés courts, de grands yeux noirs en amande et les lèvres sensuelles, Nadikorifu avait du chien et Gaëtan serré contre elle regrettait qu’une telle occasion n’eût pu avoir lieu plus tôt ; elle le quitta, se déshabilla, passa dans la salle de bains et revint en robe de chambre saumon ; il voulut la voir nue : malgré sa réticence, elle ne s’opposa guère à ce « caprice des hommes » ; surexcité, le sexe turgescent, il devint pressé ; tranquille, Nadikorifu le regarda d’un air affectueux qui le calma un peu et il s’accorda le temps de se déshabiller ».440

Mais aussi de la femme blanche :

« Pourquoi pas, au point où tu en es…Tu es plus folle qu’amoureuse d’un nègre, assena-t-il d’une voix basse lourde de colère. (…) elle savait à quoi il pensait, le message cinglant qu’il hurlerait : « Ose leur dire que c’est un nègre qui désormais te baise ! »441

C’est dès lors grâce à la sensualité décrite dans ses ouvrages que bien des mystères de la vie des personnages sont élucidés. La sensualité est un véritable moteur dans la narration dans la mesure où elle permet de comprendre que tous les personnages principaux qui sont majeurs sont également en couple même si tous ne sont pas mariés. En effet, assure

438 Robin (R), Le golem de l’écriture de l’autofiction au Cybersoi, op. cit., p. 52.

439 Marie-Claire Calmus, Propos sur le corps cueillis et rangés main, op. cit., p. 20.

440 C’était à Togony, op. cit., pp. 344-345.

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Lévy Beaulieu dans L'héritage, « quand on vit enfin, on ne réfléchit pas sur ce qu'on vit : on en profite tout simplement. Le questionnement vient après, une fois que le corps s'est délesté de sa fureur de vivre »442.Un piège sans fin narre les vicissitudes d’Ahouna dans un couple, qui sont à la base de sa descente aux enfers. Sa sexualité a d’abord été décrite comme étant très épanouie dans son ménage avant l’arrivée d’une jalousie effrénée qui a classé son épouse Anatou au rang des femmes fatales. Le souvenir du bonheur perdu est montré en ces termes :

« (…) il avait dû deviner dans mes yeux pétillants d’allégresse : « Anatou a accouché et tu es père ! -Oui, je suis heureux, heureux, Fanikata » dis-je d’une voix encore étouffé par l’émotion ».443

Sur le plan social et conjugal, tout allait à merveille même si cela n’a pas duré très longtemps. Années du bac de Kouglo lui aussi en fait état dans la mesure où les deux amoureux décident de se mettre ensemble et d’officialiser cette relation qui pour l’heure était discrète et secrète. Sans craindre le qu’en-dira-t-on de sa communauté et de sa famille, la fiancée blanche de Kouglo va faire table rase de sa vie passée pour se consacrer à ce dernier. Elle lui dira clairement :

« Tu le sais, la timidité me gênait et me coinçait, bloquant en moi l’amour en tant que relations sexuelles ; ta nature directe et ta spontanéité m’ont libérée : à ton contact, j’ai senti le carcan voler en éclats ; je me suis donnée, abandonnée à toi. C’est pour la vie…jusqu’à la mort, parce que je t’aime et que tu m’aimes ; je suis profondément heureuse ; ça me suffit largement ; nous pouvons donc vivre, être le père et la mère de notre enfant, sans nous préoccuper de conventions, ni de convenances ».444

La socialisation de la sensualité on le voit bien est issue de cette volonté pour les amoureux d’arrêter leur mauvais comportement d’antan pour s’assagir et se consacrer réciproquement l’un à l’autre. Si le décès de cette femme des suites d’un accouchement difficile n’était pas survenu, elle aurait réussi à réaliser cela dans sa communauté. Mais on constate que « pour le romancier, précise M. Lioure, la raison n’apportera aucune aide : elle sera même soupçonnée de la plus grande des turpitudes qui consiste à recouvrir le réel humain du masque souriant d’une rationalité trop « géorgique », c'est-à-dire idyllique, optimiste, pour être honnête »445. Les appels du vodou permettent de comprendre le bien fondé de la socialisation de la sensualité romanesque chez la grande prêtresse vaudou. En effet, cette femme qui n’arrive pas à élever correctement ses deux enfants est tout de même insérée socialement dans une union polygamique. En Afrique, la femme seule ou encore célibataire est vue comme une volage, une dévergondée, une voleuse de maris des autres femmes. Cet état social ne correspond pas encore aux attentes des femmes africaines qui préfèrent parfois se mettre en couple avec un homme qui a déjà plusieurs femmes juste pour ne pas être la risée

442 http://www.evene.fr/citations/mot.php?mot=corps; Victor-Lévy Beaulieu Extrait de L'héritage.

443 Un piège sans fin, op. cit., 115.

444 Années du bac de Kouglo, op. cit., p. 115.

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du groupe auquel elles appartiennent. L’histoire nous montrera que leur mari polygame est socialement et sexuellement content de son sort par ces mots :

« Quelle femme !...murmura-t-il en s’écartant d’elle un peu, puis il mit sa main dans la sienne et l’emmena dans la chambre à coucher…Et plus tard, à plus de quatre-vingt ans, se souvenant d’avoir été généreux en amour, il se réjouirait de n’avoir ni gâché, ni raté sa vie sexuelle : « les divinités ont écarté de mon chemin toute femme réductrice du désir ou éteignoir du plaisir. Dieu, là au moins, comme dans bien d’autres domaines, j’ai vécu »446.

Cette femme, grande prêtresse vaudou, est le prototype même de ce genre de femmes qui acceptent de s’unir maritalement pour sortir socialement de cette classification qui reste encore de nos jours mal perçue. Quitte à devenir une mère toujours absente, la grande prêtresse a préféré d’abord fonder une famille avant d’accepter les fonctions qui lui incombaient. L’initié a également fait de la sensualité des personnages un moyen de socialisation. En effet, le docteur Tingo est un homme respecté et admiré des siens à cause des services qu’il leur rend mais également grâce à sa situation d’homme marié. On voit bien que l’auteur permet de distinguer les hommes des femmes, les mariés des célibataires et facilite la compréhension de l’évolution des sociétés. L’histoire éclairera qu’

« à nouveau, Marc venait de prendre conscience de ce monde clos dont il ne pouvait pas ouvrir la porte étroite devant Corinne, sans explications politiques et historiques préalables, sans la peiner parce qu’elle était une européenne »447.

Le mariage du médecin est un vecteur de stabilité sociale et institutionnelle car un homme célibataire est toujours dangereux pour les femmes des autres frères en Afrique. D’où le devoir qu’avaient les parents jadis de marier un jeune homme dès sa puberté. C’était à

Togony présentera également la sensualité comme étant un signe distinctif des personnages

par le simple fait que l’héroïne de cet ouvrage ne conçoit pas la vie sans partenaire et hors du couple. Elle veut partir de son foyer conjugal non pas pour retrouver son indépendance de jeune fille mais pour se libérer d’un homme qu’elle n’assumait plus socialement que par pure conformité à cause des enfants qu’ils ont en commun. Elle décidera enfin de divorcer pour se remettre dans une relation qu’elle souhaite véritablement et qui est plus enrichissante pour elle que la précédente. Elle le reprochera à son mari en disant :

« -(…) tu n’as jamais été capable, en tout cas pas avec moi, d’aller au devant de mon désir pour me donner le plaisir que j’aurais tant aimé recevoir de toi ; tu manques de générosité même en amour ; tu ne sais pas ce qu’est la jouissance ; est-ce que c’est seulement avec moi ?

-Et le nègre te procure ça ?

-Procurer ? Il me comble, me le donne absolument ; mais dis-moi, c’est vraiment par jalousie que tu as voulu le tuer, ou parce qu’il est ce que tu appelles un nègre ? tu insistes beaucoup sur cet aspect de sa personne, Myriam, l’Ethiopienne, ne serait-elle pas une négresse ? »448

On constate dès lors avec A. Huannou que « le thème central, c’est le racisme ; il y a chez l’auteur une volonté délibérée de montrer le côté négatif des Blancs et le ridicule de

446 Les appels du vodou, op. cit., pp. 171-172.

447 L’initié, op. cit., p. 270.

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certaines de leurs pratiques. En europe la science est la science du racisme »449

. Mais pour cette femme blanche très épanouie depuis sa rencontre fortuite avec Ségué nDi Aplika lors d’une marche pacifique de protestation, le racisme est une tare pour l’humanité. Ainsi, Madame Keurléonant-Moricet se respecte assez pour ne plus faire semblant et pour ne plus vivre la double vie qu’elle a menée jusqu’à l’affrontement direct de son époux. Cette femme utilise sa sensualité pour mieux se remettre en question sur le plan social et affectif450.

Le chant du lac montre quant à lui que c’est la maternité de la patronne du piroguier

qui est ce qui leur a donné le courage de lutter contre les dieux marins. En effet, la sensualité de cette femme mariée et mère de famille se met en éveil car elle va jouer un rôle cathartique et catalyseur pour mettre en déroute ceux qui veulent dévorer sa descendance et priver son époux de sa tendresse. Son époux risquerait de devenir veuf ; cette simple prise de conscience lui permet de commettre une abomination sans précédent : assassiner ceux que toute la communauté vénère comme des entités protectrices de la vie des villageois dans cette partie de l’Afrique profonde. Elle est aiguillonnée consciemment ou non par cet élan sensuel qui a des répercutions dans sa vie sociale et conjugale. Le roman montre que

« quelques minutes plus tôt, ils pensaient à leur vie et tenaient à la défendre ; maintenant, ils ne se sentaient plus vivre et ne se souciaient pas de ce que cela pouvait signifier. La lutte n’avait plus d’enjeu, mais instinctivement ils se regardèrent et chacun était de nouveau conscient qu’il n’était pas seul. Alors Mme Ounéhou se revoyait entourée de ses enfants et son cœur, ses seins, son ventre et ses entrailles frémirent et se rétrécirent. Ce fut comme les coliques et les douleurs d’avant l’accouchement.

« C’est l’appel des profondeurs maternelles ; il faut que je sauve mes enfants », se dit-elle »451.

Un enfant d’Afrique vient à point nommé pour mettre en exergue le côté socialement

bénéfique des alliances maritales contractées entre des familles de tous ordres. La sensualité des personnages de ce roman fait comprendre que le rêve d’éducation et d’alphabétisation du peuple africain caressé depuis par l’ancien petit écolier Ayao sera dorénavant à porter de main car son ancien instituteur, devenu le mari de sa grande sœur Sita, est décidé à l’épauler dans cette voie qu’il trouve lui aussi honorable. Ce roman à l’instar de J-M. Baude « offre l’exemple privilégié d’un écrivain qui n’a cessé de se demander à quelles conditions se justifiaient le travail d’écriture et la présentation de ses fruits au public »452. Olympe Bhêly-Quenum le fera dire par un personnage en ces termes :

« Croyez-en un grand frère : l’enseignement des Blancs permet, à nous autres Africains qui le recevons, de voir plus clair dans nos propres traditions, d’expliquer nos cultures et notre personnalité au monde des Blancs désireux de les connaître. L’enseignement des Blancs, s’il ne peut pas nous rendre nécessairement égaux aux Blancs eux-mêmes parce que nous n’avons ni les forces ni les moyens techniques sans lesquels l’homme n’est rien, nous permet, tout au moins, de nous adresser à eux dans leur propre langue. Rien que pour cela, l’éducation,

449 Huannou (A), Le roman féminin en Afrique de l’ouest, op. cit., p. 24.

450 Dans le récit, le corps existe uniquement sous la forme d'une description et d'une interprétation. Ce déchiffrement des gestes et des mimiques est omniprésent dans la Recherche, mais le phénomène n'est jamais analysé par le narrateur, qui demeure silencieux sur cette question. Dans cette oeuvre en partie réflexive, et parfois si bavarde sur son propre fonctionnement, ce point ne fait jamais l'objet d'un discours théorique, et les signes du corps ne sont pas inclus dans la dissertation finale du Temps retrouvé, qui définit pourtant l'écriture comme « traduction ». C'est autour de cette rupture entre l'omniprésence d'un procédé narratif, et le silence théorique qui l'entoure, que s'est organisée la réflexion.

451 Le chant du lac, op. cit., p. 124.

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l’enseignement que nous autres, simples instituteurs, essayons de vous donner ici dans cette école d’Aféjou, sont un investissement : il dépend de vous de le faire fructifier. Aussi notre souhait est-il que vous vous éleviez au-dessus de nous ».453

Cela nous amène à penser que si les personnages décrits dans l’œuvre d’Olympe

Bhêly-Quenum faisaient moins de cas de la socialisation de leur sexualité, la réussite et l’échec de leurs ambitions personnelles sur le plan social s’en trouveraient inévitablement affectés. L’auteur béninois ne s’est pas permis de décrire ses personnages comme faisant partie de la minorité qui désire une vie sans complication en restant célibataires et sans enfants. Au contraire, il a préféré, pour des raisons qui lui sont propres, faire état de gens dont la sensualité et l’érotisme ont un rôle majeur à jouer dans leur vie quotidienne. Sensualité qui, chez ses personnages ne manque pas de se répercuter sur le plan politique et social. Les romans de notre corpus sont propices à la lecture du corps et de ses différentes imbrications sociopolitiques car « la lecture est une activité isiaque ou symbolique en ce qu’elle tend à suturer le texte pour en refaire l’unité »454; tel que l’a manifesté le Colloque de Cerisy sur les Problèmes actuels de la littérature.

La littérature africaine écrite a été fascinée, depuis sa mise en valeur par les premières générations de poètes et de prosateurs, par les représentations qui procèdent du corps humain dans la mesure où parler de l’homme, c’est faire état de son être charnel dans la société fictive qui le fait se mouvoir. Elle a donc suivi naturellement ce qui pouvait faire du personnage un être à part entière : la description de sa sexualité qui se donne toujours à lire d’une manière ou d’une autre dans les textes africains. Plusieurs romans ont déjà fait état du corps comme source de revalorisation de l’être social. Williame Sassine dans Le jeune homme de sable a mis en exergue le corps humain comme symbolisation de toute promotion sociale de la part de ceux qui partagent le pouvoir et la gestion de la cité. Le père d’Oumarou, le jeune personnage central de cet ouvrage va commettre un abominable sacrifice humain sur la personne de son propre gardien pour consolider ses acquis sociaux. Oumarou ne se remettra jamais du crime crapuleux de son père car il ne cautionne pas que l’on puisse attenter à la vie d’une personne pour des besoins aussi égoïstes que futiles. En effet, ce roman montre que « c’est par l’écriture que l’écrivain amorce sa prise de conscience et dénonce les maux dont souffre une partie du peuple »455 ; tel est en tout cas la vision de P. Herzberger-Fofana. La narration mettra donc le jeune homme en face des réalités d’une Afrique qui évolue en restant tout de même ancrée dans des pratiques mystiques qui continuent d’avilir ceux qui les affectionnent.

453 Un enfant d’Afrique, op. cit., p. 260-261.

454 Colloque de Cerisy, Problèmes actuels de la littérature, op. cit., p. 46.

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Le corps sacrifié du malheureux gardien devenu très intime avec le personnage central et presque un membre de la famille est considéré dans cet ouvrage comme dépositaire de forces obscures censées pouvoir maintenir le prestige et l’influence du père dans sa communauté. L’auteur met ainsi le lecteur devant des pratiques de messes noires qui ont cours sur le sol d’Afrique et qui ont pour vocation de détruire la bonne marche du continent noir. C’est pour cela que P. Herzberger-Fofana dira encore que « si la liberté créatrice de l’auteur supplante parfois l’esthétique, ce récit de formation présente un autre volet du discours personnel. Le roman, en réveillant les bonnes consciences, a provoqué un tollé dans le monde littéraire africain »456. Dans la mesure où ces pratiques ésotériques ne servent pas à tout le monde mais bien plutôt à ceux qui détruisent des vies humaines, ce roman tire la sonnette d’alarme pour que personne ne puisse prétendre n’être pas au courant de telles choses à côté de chez lui. On ne pourra que les cautionner ou les condamner mais personne ne devra rester indifférent face à la destruction des corps qui jalonnent les romans négro-africains.

La symbolisation de la sensualité romanesque ne fait l’ombre d’aucun doute dans les romans d’Olympe Bhêly-Quenum et dans ceux d’autres écrivains africains comme Sony Labou Tansi. Celui-ci, avec ses ouvrages La vie et demie, L’état honteux met en valeur le corps humain empêtré dans les vicissitudes de l’existence quotidienne. Ainsi comme le dit Michel Deguy, « découvrir l’homme en chacun d’entre nous comme semblable est une tâche