• Aucun résultat trouvé

Chapitre I -L’inscription et la poétisation du corps

I. 3.1-Le corps et ses objectifs

La signification du physique comme cela peut se comprendre joue un rôle majeur dans la fiction romanesque de notre époque et de toutes les autres d’ailleurs. Etant le socle de la personnalité visible, tous les écrivains et poètes africains n’ont de cesse de mettre cette signification en exergue. Ainsi, pense Henri Pierre Jeudy, « lorsqu’on entend dire, avec un humour cynique, que la douleur est une représentation, le corps retrouve son statut d’objet irréel. Que la réalité du corps soit ou non le fruit de notre imagination, cela ne change en rien le pouvoir que nous accordons à pareille illusion »164. Il y a donc une relation très poussée entre l’être extérieur des personnages de romans et leurs agissements. C’est pourquoi nous disons comme T. Pavel que « dans les romans qui empruntent cette forme le héros ne comprend pas la raison de ses inévitables échecs, parce que l’exiguïté de son champ de vision ne lui permet pas de percevoir la réalité du monde concret »165. C’est somme toute avec la signification du physique que le lecteur est mis devant le fait accompli, devant l’histoire comme a bien voulu le montrer le narrateur du roman Le chant du lac. On peut lire que

« (…) son esprit de lutte sans cesse nourri par une intelligence subtile soutenue par un caractère inébranlable. Il sentait dans ses veines la palpitation de ce sang formidable à cause duquel les rois du Dahomey exécraient ses pères, et, d’un pas ferme, il se rendit parmi les membres du P.P.C ».166

Dans un autre roman on peu lire :

« Ayao les enviait, les jalousait même ; cela ajoutait au sentiment d’infériorité, qui parfois l’oppressait, de n’être pas admis à participer à toutes les distractions et activités domestiques, à cause de son âge ; aucun des « grands » ne manquait de lui dire : « tu es trop petit », « ta place n’est pas ici ». Ainsi, à près de huit ans, obligé de rester à la maison parce que « trop jeune pour être accepter à l’école », « pas assez grand pour aider son père aux champs », Ayao s’ennuyait dans cette maison (…) »167

Le physique est encore au centre de la narration dans ce paragraphe. On peut y comprendre

« que le commandant eût battu Bakari, cela passait encore ; c’était un Blanc et les Blanc ont tous les droits sur nous, les Noirs ; mais qu’un simple garde de cercle, un eunuque qui aurait pu être notre domestique en fît autant, voilà ce que je n’admettait pas. Je faillis,

164 Henri pierre Jeudy, Le corps comme objet d’art, op .cit, p.10.

165 Pavel (T), La pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, p.39.

166 Le chant du lac, op. cit, p.56.

167

sans arme, me jeter sur l’imbécile et le rouer de coups de poing…Colère d’enfant, colère impuissante quand elle est contre les parents, ou des autorités dont cet eunuque fait parti : je dus me raviser et me tenir coi, tremblant de rage ».168

Il y a une corrélation entre le physique et la capacité d’agir dans la mesure où les personnages utilisent leur corps pour atteindre leurs objectifs. Il devient pour eux un atout, un instrument –au sens noble du terme- qui les pousse vers l’engagement, la prise de position, le développement de bons ou de mauvais rapports sociaux. Dans un roman comme Ma

Mercedes est plus grosse que la tienne de Nuenkwo Nkem, la signification du physique

démontre que le paraître, la richesse extérieure, le snobisme sont encore la norme morale d’une partie des enfants d’Afrique qui sont près à tous les compromis -même ceux qui sont les plus honteux- pour prendre l’ascenseur social. C’est un roman qui dit la déshumanisation de l’être humain par des possessions matérielles qui sont devenues la raison de vivre des personnages de ce roman. La belle allure, la prestance, le corps bien soigné, les beaux atours sont le lot du personnage central de cette fiction romanesque très révélatrice du climat intérieur des nouvelles sociétés du monde noir. Le physique est devenu le symbole visible du bien-être, la possession d’une belle berline la manifestation extérieure du bonheur. Dans ce contexte, le physique des personnages fini par signifier ou symboliser la réussite sociale dans la mesure où ils font un rapprochement entre leur être et l’extériorisation des acquis matériels. Le culte de la belle voiture comme il se dessine dans cette œuvre se projette sur le possesseur lui-même, c’est lui finalement qui vaut les millions qu’ont dû coûter son automobile. On voit par là son corps auréolé de mystère, de fascination, de gloire et d’admiration qui tombe en désuétude lorsque l’objet d’admiration est enlevé ou supprimé.

L’agir des personnages de romans africains marque à certains égards un profond manque de repères pour tous ceux qui croient que le monde moderne a fait table rase de toutes les valeurs ancestrales léguées par une civilisation aussi vieille que le monde. Un roman de la misère sociale comme Les Matitis -entendus par là les ghettos de Libreville, capitale du Gabon- met en scène des populations dépenaillées qui croupissent dans les bas-fonds de cette ville cosmopolite et qui ont besoin d’un minimum de soutien de la part des autorités pour une possible réinsertion sociale. L’auteur, Ndong Mbeng Hubert-Freddy fait montre d’un grand courage et d’une grande habilité en embellissant son histoire avec les laideurs des quartiers défavorisés. Dans cette optique, « écrire, stipule J. Bessière, c’est se porter aux extrêmes de la différence, celui du pouvoir, celui de la servitude, fait de l’écriture et de la lecture des exercices contingents au regard de la norme linguistique et au regard de la dualité de la

168

servitude et de l’asservissement, et identifie le bien au droit de l’individu »169

. Ces quartiers sont de ce fait la personnification du mal-être ainsi que du mal-vivre des peuples noirs d’Afrique face aux nouveaux maîtres. Que cela soit intentionnel ou pas, l’on constate que la signification du physique dans l’agir des personnages passe par la longue marche volontaire des protagonistes qui parcourent la ville à longueur de journée à la recherche d’un emploi qu’ils ne trouvent malheureusement pas.

Le physique sert dans ce roman à témoigner de la volonté des laissés-pour-compte de s’en sortir, puisqu’ils acceptent de se déplacer à pieds faute de moyens, d’user les seuls souliers qu’ils ont en arpentant les trottoirs à la recherche de quelque emploi, afin de se sortir eux-mêmes et les leurs de la précarité dans laquelle ils pataugent indéfiniment. C’est pourquoi G. Luckàs certifie que « le contenu de classe originel d’une œuvre littéraire peut acquérir, au cours du développement, une fonction diamétralement opposée à ce que fut sa signification primitive »170. L’épuisement du corps lors de ces marches interminables nous dit dans ce roman le comportement admirable et volontaire de Guy Mara et de ses compagnons de misère. On peut également constater la signification du physique dans l’agir des personnages avec des thèmes qui touchent à la polygamie et à la phallocratie dans un ouvrage comme Une

si longue lettre de Bâ Mariama qui, par la bouche de son personnage principal, fustige les

méfais de la polygamie dans le discours africain. Cette héroïne qui écrit à sa camarade lui dit le dégoût qu’elle éprouve devant tous ceux qui veulent la prendre en mariage depuis la mort de son époux.

Malgré le fait qu’ils aient déjà plusieurs femmes, les prétendants rivalisent de bêtise et d’inconsistance devant le fait qu’elle décide d’assumer la révolte de son corps devant une culture qui fait la part trop belle aux hommes. Le corps de ces hommes respire la lubricité alors que celui de cette veuve éplorée témoigne d’une capacité de continence certaine. Ce roman prouve s’il en était encore besoin que la femme africaine quelque soit sa nationalité, sa culture, sa religion, sa profession a décidé de ne plus livrer son corps au premier venu qui lui promet monts et merveilles comme c’est le cas dans une partie cette œuvre. Féministe avant l’heure et exprimant la volonté de la femme de disposer d’elle-même, en totale rupture avec les anciens agissements de sa mère et de sa grand-mère, l’héroïne d’Une si longue lettre a su dénoncer la conception selon laquelle une veuve doit forcément revenir à un membre de la famille ou de l’entourage de l’époux décédé. Par cette rupture avec les anciens usages, ce roman marque le début de la revalorisation du corps de la femme africaine, toujours le socle

169 Bessière (J), Enigmaticité de la littérature, Paris, Puf, 1993, p.40.

170

de la procréation, mais d’une procréation désormais choisie et contrôlée par les intéressées elles-mêmes.

Olympe Bhêly-Quenum lui aussi va utiliser dans la majeure partie de ses romans la signification du physique dans l’agir de ses personnages pour mettre en valeur les idées qu’il veut exprimer. On peut le voir dans la façon dont il conduit l’histoire de Koudjègan dans sa ville natale. La marginalisation de ce fou fera aussi de lui le véritable clairvoyant de cette ville qui a sombré dans les dédales de la police politique. Les habitants y sont marginalisés et tout ce qui veut aller à l’encontre de l’ordre établi ainsi que de la direction affichée par les dirigeants est sévèrement réprimé. Etant fou, donc pas du tout dangereux pour le pouvoir en place assis jalousement sur ses acquis, Koudjègan est paradoxalement le seul qui puisse oser dire haut et fort la folie des nouveaux maîtres et la bêtise des institutions censées servir le peuple et non pas le déshumaniser comme c’est le cas dans As-tu vu Kokolie ? On peut y lire qu’

« (…) ils sont bien plus préoccupés par leurs affaires de cœur que de leurs charges officielles prêts à anéantir le pays jusqu’à ses racines qu’on n’aille pas penser qu’ils attachent de l’importance à son développement encore moins à sa gloire cultivant l’art de la démagogie (…) »171

On constate ici que seul le fou Koudjègan est réellement libre dans cette ville où il est le seul à pouvoir dire et faire ce qu’il veut et quand il le veut. Ce personnage central et marginal met en évidence le fait que « l’homme moderne vit à un rythme qui n’est pas conforme aux lois de la nature »172comme le signifie M. Raimond. Il se targue même d’avoir effectivement assassiné son rival Abalo qui aurait osé manquer de respect à la plus belle fille de Wessè nommée Kokolie. Cette confession n’a pas suscité la moindre réaction des autorités qui ont mieux à faire que de prendre en compte les délires d’un schizophrène. Le fou ajoutera qu’

« (…) il y avait un liquide par terre je me penchai prudemment pour voir de plus près le sang coulait encore de sa tête je découvre l’extravagance de l’horreur dans un tesson qu’on aurait cru taillé en biseau planté dans la nuque du fanfaron j’avais lancé la bouteille volée en éclats en atteignant la tête de roc d’Abalo preuve que j’avais visé juste j’ai commis quoi tué qui (…) »173

Le comportement trop tolérant, passif et laxiste des autorités face à Koudjègan, le personnage central de ce roman, dénote un manque de prudence, une réelle inconséquence de la part de ceux qui veulent « éterniser » un régime politique. De ce fait, nous pensons que cette inattention aux propos souvent véridiques et objectifs d’un homme qui vit au cœur des réalités sociopolitiques, fut-il sujet à la pire des folies, voue à l’échec une stratégie visant à museler et à embrigader les opposants. Cette fissure causée par les paroles activistes du

171 As-tu vu Kokolie ? op. cit, p.25

172 Raimond (M), Eloge et critique de la Modernité, Paris, Puf, 2000 ,p.73.

173

marginal Koudjègan qui cherche sa bien-aimée est-elle une manière de dire que tout fini par arriver dans un monde où rien n’est absolu et encore moins acquis. Ainsi, l’agir des personnages a un impact certain sur la signification de l’enveloppe charnelle dans notre corpus. « Pour le romancier moderne, tel que le rappelle M. Couturier, l’enjeu principal consiste donc à imposer son autorité figurale à un texte dont il feint de se désolidariser. C’est de cette logique paradoxale que découlent les différents modes de dédoublements énonciatifs »174. Comment en douter alors que tout porte à croire que le véritable héros du roman Un piège sans fin est sans doute le corps d’Ahouna qui subit en même temps qu’il fait subir la terreur, le supplice et la mort. Le physique de ce personnage résistant et solide jusqu’au supplice tout au long de la narration est montré du doigt et marque le côté vaillant et fort de la puissance musculaire de l’être humain ainsi que les charmes plastiques qui ont toujours inspirés le monde littéraire. Il dit de lui-même ceci :

« Un monstre, c’est bien ce que je suis devenu ; est-ce vraiment ce que j’étais ? » (…) « Tel un chasseur à l’affût, il semblait prendre des précautions infinies. Les nerfs crispés, les pieds osseux mais tenant ferme sur la terre, il avait l’air de vouloir bondir pour s’emparer de son ombre. Mais il se ressaisit, s’étant souvenu qu’il avait renoncé à poursuivre quoi que ce fût : rien ne l’intéressait plus dans la vie ».175

Le physique dans l’univers littéraire africain s’auréole aussi de mystère dans plusieurs romans qui font état du comportement des initiés. Cet aspect des choses démontre l’ambivalence qui laisse présager une problématique évidente sur les rapports au corps des personnages décrits. L’initié en effet fait de Djessou le malveillant sorcier, un homme au corps qui inspire la terreur à la ronde. Personne n’ose contrarier ce charlatan, féticheur, ensorceleur, grand prêtre jusqu’au jour où le docteur Tingo est revenu en Afrique pour s’y installer définitivement. Ce roman dit que

« le grand prêtre multipliait ses exhibitions avec une agilité simiesque, brandissant sa récade, enveloppait de son regard vigilant la foule sur laquelle il promenait un sourire grave ».176

Nous constatons dans cet ouvrage que la signification du physique dépasse les limites d’une interprétation simple de support de l’esprit ou encore de matérialisation des réactions inconsciente du psychisme car comme le montre le narrateur de cette œuvre, Djessou comme d’autres de ses confrères arrive à lancer des sortilèges à ses victimes malheureuses qui voient leur corps réagir à ces maléfices d’une manière inquiétante. Le narrateur montre qu’à cause de ces pouvoirs mystiques,

174 Couturier (M), La figure de l’auteur, Paris, Seuil, 1995 .p.73.

175 Un piège sans fin, op. cit,p.216.

176

« six gaillards s’emparèrent du corps secoué de spasmes, le portèrent sur leurs épaules, et, au son du tam-tam, le cortège reprit sa marche vers le couvent où le jeune « possédé » serait initié au culte de la divinité »177.

Olympe Bhêly-Quenum donne une signification singulière à l’agir de ses personnages qui n’est pas sans rappeler les rapports de forces qu’il y a entre les désirs de la chair et ceux de l’esprit. « Si l’on suit l’idée développée par le personnage principal, professe J-M. Volet, la sorcellerie est tout simplement un anachronisme qui entrave la marche vers le progrès de l’Afrique d’aujourd’hui »178

. Ces personnages nous donnent donc l’occasion de nous rappeler que le bonheur terrestre est loin d’être quelque chose de quantifiable. La relativisation du monde est suscitée par des visions aussi différentes que diverses comme on peut le constater dans Le chant du lac où, pour la famille prise dans l’étau d’un lac houleux, la seule chose qui compte se marque par leur volonté physique de s’en sortir vivant. Cela connote un degré de détermination qui est sans précédent pour des gens qui n’auraient jamais cru -si on le leur avait annoncé d’avance- qu’ils triompheraient des deux monstres qui semaient la terreur sur le lac depuis toujours.

Nous pouvons donc affirmer sans risque de nous tromper que cette signification du corps dans l’agir de cette famille qui affronte son sort est celui de personnages qui symbolisent la foi en eux-mêmes et en leur entreprise humaine ; aussi incertaine que soit l’issue de cet affrontement. Le roman qui finit par la brillante victoire des hommes sur des dieux est un témoignage de la capacité des hommes à accomplir de brillantes destinées même les plus impossibles. Nous sommes mis devant le fait accompli en ces termes :

« Le monstre s’avançait bruyamment et par à-coups, le cou tendu ; Fanouvi jeta le nœud de l’aussière mais la bête l’évita. Codjo tira vivement la corde de l’eau. Fanouvi, armé de la flèche et de la gaffe qu’il semblait prêt à lancer, surveillait les moindres mouvements du monstre ; celui-ci, tel un éclair, émergea et allongea sa tête vers la barque. Les enfants poussèrent des hurlements ; le piroguier accueillit promptement le dragon vivant en l’arrêtant avec la pointe de sa flèche (…) ».179

C’est un véritable plaidoyer à la foi en l’homme et un témoignage de la béatification de l’être supérieur qu’est l’homme. Ce chant qui vient du lac n’est plus celui de la crainte des forces mystiques mais celui de la victoire de l’homme sur la destinée, la crédulité et la nature. L’immolation sur un bûcher du personnage principal d’Un piège sans fin certifie le fait que le corps d’Ahouna, de celui qui est devenu un hors-la-loi, un criminel doit être absout de toutes ses fautes commises à l’encontre de la société. L’auteur fait mourir son personnage central par un supplice aussi terrifiant que le feu pour marquer le rôle purificateur de cet élément dans la conception africaine lors des cérémonies initiatiques. Tout porte à croire dans ce roman que le fait d’être condamnés à de lourdes peines semblait dérisoire à l’auteur lequel a préféré user de

177 L’initié ,op. cit, p.113.

178 Volet (J-M), La parole aux Africaines, Amsterdam, Ed Rodopi BV, 1993, p.30.

179

cruauté en faisant mourir brutalement par accident de travail certains prisonniers dans la carrière dangereuse dans laquelle ils font leurs travaux forcés. La signification du physique des gens engloutis par la carrière et victimes du mauvais sort marque la colère de l’univers contre ceux qui ne veulent pas vivre en bonne intelligence avec le reste de la communauté. Ainsi, disons-le avec M-E. Bély et j-R. Valette, « Dès lors, la personne n’est pas considérée comme une construction de soi par soi, mais de soi par l’Autre »180.

Est-ce une manière de dire que les dérapages ne sont pas admis dans les romans qui marquent la fin d’un système? Un piège sans fin a été publié en 1960 et témoigne comme le roman Batouala de Maran René des méfaits du colonialisme dans la société africaine. C’est pourquoi U. Schuerkens pense que « la sensibilité extrême dont les auteurs témoignent révèle